Kenya : la première année de présidence de William Ruto marquée par une nouvelle hostilité envers les médias

Pris à parti par le gouvernement et attaqués par les forces de l'ordre lors de la couverture de manifestations, les journalistes travaillent dans des conditions de plus en plus difficiles depuis l’arrivée au pouvoir, le 13 septembre 2022, de William Ruto. Reporters sans frontières (RSF) alerte les autorités sur cette dégradation inquiétante de la liberté d’informer au Kenya et rappelle qu’il leur appartient de faire toute la lumière sur la mort du journaliste pakistanais Arshad Sharif sur le territoire il y a dix mois.

Au Kenya, tout le monde a encore en mémoire la chronique médiatique qui a exposé la violence du pouvoir en place à l’égard des médias. Dans une série de tweets publiés le 19 juin, le ministre du Commerce kényan, Moses Kuria, a qualifié les employés du Nation Media Group (NMG), le plus grand groupe de presse indépendant du pays, de “prostitués”, accusant ses journalistes de corruption et de partialité. La veille, le même ministre a menacé, dans un discours, de licencier les responsables gouvernementaux fournissant de la publicité à ce groupe de presse. Une tirade lancée après une enquête de la chaîne NTV, appartenant au NMG, sur des faits présumés de corruption au sein de son ministère. Moses Kuria n’a, depuis, ni présenté d’excuses ni été sanctionné pour ses propos.

L’épisode est représentatif des difficultés rencontrées par les journalistes au cours de la première année de présidence de William Ruto. Malmenés par ce ministre et d’autres acteurs politiques, les journalistes doivent aussi faire face à une recrudescence des arrestations arbitraires et des agressions lors de manifestations, provenant tant des manifestants que des forces de l’ordre.

Si le Kenya faisait figure d’exception en Afrique de l'Est, où les médias sont régulièrement attaqués et les journalistes arrêtés sur la base de charges fallacieuses, la situation s’est dégradée durant la première année de William Ruto à la tête du pays. Les journalistes sont devenus l’une des cibles privilégiées des forces de l’ordre, notamment lors des manifestations, et d’attaques régulières de la part des acteurs politiques de tous bords. Alors qu'il entame sa deuxième année au pouvoir, RSF appelle le président Ruto et son gouvernement à mettre en place un mécanisme de protection des journalistes et à faire la lumière sur les circonstances de la mort du journaliste pakistanais Arshad Sharif.

Sadibou Marong
Directeur du bureau Afrique subsaharienne de RSF

Investi le 13 septembre 2022, la présidence de William Ruto marque le début d’une période trouble pour la presse. Des responsables de grands groupes de presse comme Nation Media Group et de médias comme Daily Nation ont été licenciés suite à des pressions politiques quelques mois seulement après la prise de fonction du président. Fin juillet 2022, un membre de sa garde rapprochée annonçait déjà la couleur : la publicité gouvernementale diminuera et ne fonctionnera pas comme auparavant si William Ruto est élu Président. 

Les violences et exactions envers les journalistes ont aussi explosé, notamment depuis le début de l’année 2023. Au mois de mars, plus de 20 journalistes sont arrêtés ou blessés lors d’une première vague de manifestations, dont plus de la moitié par des forces de sécurité de l’État. Le 30 mars, un policier en civil lance des gaz lacrymogènes à l’intérieur d’un véhicule de presse. Deux journalistes sont blessés, l’un reçoit la cartouche en plein visage. Le journaliste, qui a souhaité garder l’anonymat, a passé une semaine à l’hôpital et connaît des troubles de la vue depuis cette attaque. Suivi par plusieurs inconnus après sa sortie de l’hôpital, il vit aujourd’hui caché. Interrogé sur cette vague de violences, l’inspecteur général de la police a expliqué que les agressions faisaient partie des risques professionnels du journalisme. 

Une nouvelle vague de protestations s’est déroulée mi-juillet 2023. Elle n’a pas échappé à son lot d'exactions envers les journalistes. Isaiah Gwengi, du quotidien The Standard, est frappé par des policiers puis arrêté dans le district de Bondo, au nord-ouest du pays, le 7 juillet 2023. Le même jour, le correspondant de Reuters, James Keyi, photographe pour l’agence Reuters, est battu par un groupe de dix personnes à Kisumu au centre-est du Kenya. Celui-ci avait déjà été agressé en mars par plusieurs manifestants. “Mes amis m’ont demandé d’abandonner ce métier. Mais je n’ai pas l’intention de le faire”, raconte-t-il à RSF. “Je ne peux pas dire s'il s'agit de policiers ou de voyous. Mais la façon dont ils m'ont traité ne laisse aucun doute sur le fait qu'il s'agit d'un groupe organisé. Ce sont des gens qui savent exactement ce qu'ils font”, estime-t-il.

Pire, certaines pratiques et méthodes des forces de l’ordre visent explicitement les journalistes sur le terrain. Ainsi, la nouvelle brigade spéciale de police l’unité de soutien opérationnel a été créée en mars 2023 afin de faire taire les voix critiques lors des manifestations, avec pour mission, notamment, d’agir avec sévérité contre les journalistes “indiscrets”. Cette unité, qui ne porte jamais l’uniforme sur le terrain, a franchi une étape le 19 juillet : un policier en civil s’est fait passer pour un photojournaliste afin d’interpeller un manifestant. Une dérive des autorités qui met en péril la sécurité déjà bien compromise des journalistes sur le terrain et ne fait qu’augmenter la défiance envers la profession. 

La première année du président a enfin été marquée par l’assassinat de l’ancien présentateur de la chaîne de télévision ARY News, le journaliste pakistanais en exil Arshad Sharif, le 23 octobre 2022. Neuf mois après, l’enquête piétine toujours. 

Alors qu’il était 69e en 2022, le Kenya a chuté à la 116e place au Classement de la liberté de la presse établi par RSF en 2023. Il s’agit de la troisième plus importante baisse du classement.

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