Depuis le début des émeutes à Abidjan, la radio et la télévision ivoiriennes sont devenues les porte-parole exclusifs des « Jeunes patriotes ». Dans un climat d'extrême violence, Reporters sans frontières appelle ces médias à la responsabilité, alors que de graves dérives ont déjà eu des conséquences dramatiques sur le terrain.
Lors de plusieurs séances d'écoute et de visionnage, Reporters sans frontières a constaté que les médias d'Etat ivoiriens sont devenus les porte-voix exclusifs du camp gouvernemental et des instruments d'organisation des manifestations de rue. Par ailleurs, l'organisation appelle ces médias à la responsabilité, après que des appels à la haine et de nombreuses informations non vérifiées diffusés sur leurs antennes ont aggravé les violences qui ont marqué l'agglomération d'Abidjan.
« Après le saccage des journaux d'opposition, la semaine dernière, la radio et la télévision publiques ivoiriennes sont les plus importantes sources d'information des Abidjanais, a déclaré Reporters sans frontières. En ces temps de crise, les journalistes devraient redoubler de vigilance et de professionnalisme. Force est de constater que, pour les médias d'Etat ivoiriens, tel n'a pas été le cas durant les violences du week-end à Abidjan. Et nous constatons surtout que la diffusion d'une information biaisée et d'appels à l'émeute par les médias d'Etat continue, malgré les appels au retour à la normale lancés par les autorités. »
« S'il ne veut pas être accusé de double langage, le président Laurent Gbagbo devrait donc veiller à ce que les médias officiels ne soient plus les instruments d'organisation et de galvanisation des 'Jeunes patriotes' », a conclu l'organisation.
Imprécations religieuses et appels à la haine
A quelques exceptions près, les informations diffusées par Radio Côte d'Ivoire (RCI) et Radiotélévision ivoirienne (RTI) débordent du cadre du journalisme pour entrer dans celui de la propagande. Entre chants nationalistes et libre-antenne, les animateurs de RCI flattent le « patriotisme » de leurs auditeurs. Peu après 10 heures du matin (GMT et locales), le 9 novembre, un prédicateur de l'Eglise de la parole vivante est ainsi intervenu en direct pour se livrer à de violentes imprécations. « Le pays doit être délivré des méchants », a-t-il lancé, affirmant que le président français Jacques Chirac était « habité par l'esprit de Satan ». Sa diatribe a ensuite décrit la Côte d'Ivoire comme un pays « coupé en deux blocs : d'un côté le bloc du Diable, de l'autre côté le bloc de Dieu » qu'il convient aux « patriotes » de faire triompher. Son monologue a été conclu par les deux animatrices de RCI par un vibrant « Amen, pasteur ».
Tout au long de l'heure et demie d'écoute de RCI réalisée par Reporters sans frontières le 9 novembre, ces mêmes animatrices ont régulièrement ponctué leurs interventions en direct de slogans tels que « vigilance, patriotes » ou « merci pour la patrie ».
Et sur l'antenne de la RTI, le 10 novembre au matin, le président français et les soldats de la force Licorne continuent d'être systématiquement qualifiés de « colons » ou d'« impérialistes », a constaté Reporters sans frontières. Plus globalement, l'information selon laquelle la France était entrée dans une logique de « coup d'Etat » contre la Côte d'Ivoire est encore au centre de tous les discours, en dépit des démentis des armées ivoirienne et française.
Du message politique à l'organisation du terrain
Les médias d'Etat ivoiriens se sont également faits l'instrument de l'organisation de la rue à Abidjan. Plus de vingt-quatre heures après l'appel aux manifestants du président Laurent Gbagbo à « regagner leurs domiciles », les émissions de RCI du 9 novembre ont continué à se faire l'écho exclusif des appels à la « mobilisation » du mouvement des « Jeunes patriotes », a constaté Reporters sans frontières. Même si les responsables de cette milice civile pro-Gbagbo jurent que les violences sont le fait de quelques « rebelles infiltrés » et qu'ils en appellent à la « discipline » et à la « non-violence » des manifestants, leurs messages sont à double tranchant, quand ils ne sont pas ouvertement insurrectionnels.
Sur l'antenne de RCI, peu après 9 heures 30 du matin (GMT et locales) le 9 novembre, un infirmier des « Jeunes patriotes », après avoir appelé ses sympathisants à donner des médicaments à l'unité de soins installée près de l'hôtel Ivoire, a lancé un « appel patriotique » aux habitants d'Abidjan « à sortir, surtout à sortir ». En fin d'après-midi ce même jour, des militants présents devant l'hôtel Ivoire sont intervenus sur l'antenne de la RTI pour appeler les « patriotes » à rejoindre leurs « frères » dans la rue, a également constaté Reporters sans frontières. L'animatrice qui les a accueillis sur son plateau a d'ailleurs assuré qu'elle « les soutient ».
Les animateurs de RCI lancent de leur côté des appels aux dons des Abidjanais aux « Jeunes patriotes », remerciant, par exemple, une femme qui s'engage à mettre son véhicule à leur disposition ou invitant au micro un vieil homme qui effectue des dons d'argent au mouvement.
Dans la même veine, le 10 novembre à 11 heures (GMT et locales), Reporters sans frontières a constaté que l'animateur de la RTI Francis Aka a commencé par « rendre hommage » aux « jeunes gens qui disent non à l'impérialisme français », qui « font barrage au complot ourdi par la France contre le pays » et à qui les Ivoiriens « doivent leur survie ». Il a ensuite donné la parole au président de la Jeunesse unie pour les idées de Laurent Gbagbo (JUILG) et au secrétaire général de l'Union pour la démocratie et le progrès (UDP, mouvance présidentielle), lesquels ont appelé « la jeunesse » à la « mobilisation contre la France, agresseur démasqué ». Les jeunes Ivoiriens sont précisément exhortés à « rejoindre le siège de la RTI, la résidence présidentielle, la radio » et, ainsi, à « poursuivre la mobilisation jusqu'à la libération totale de notre pays ».
Intoxications et incitation à l'émeute
Le chef des « Jeunes patriotes », Charles Blé Goudé, avait donné le signal du soulèvement antifrançais, le 6 novembre dans la soirée, sur l'antenne de la RTI, en enjoignant ses partisans, « où qu'ils se trouvent », à « descendre dans la rue ».
Quant au président du Front populaire ivoirien (FPI), le parti du Président, Pascal Affi Nguessan, il était intervenu à la télévision le même jour pour demander aux « Jeunes patriotes » d'occuper « massivement » les rues de la capitale économique ivoirienne. Il s'agissait, selon ses propres termes, d'empêcher tout mouvement « des forces étrangères présentes sur le territoire national jusqu'à la victoire totale ».
Durant les émeutes, les médias d'Etat avaient ensuite été les vecteurs de fausses informations ou de rumeurs qui avaient précipité les violences de rue. Le 8 novembre, la radio nationale a ainsi, plusieurs fois, fait état « d'informations » selon lesquelles les soldats français transportaient un « leader politique » dans un de leurs véhicules blindés et qu'ils avaient l'intention de le transporter jusqu'au siège de la RTI, afin qu'il se proclame publiquement Président. Les animateurs de RCI demandaient ensuite aux habitants d'Abidjan de descendre dans la rue et de disposer des bonbonnes de gaz en travers de la chaussée, afin d'empêcher la circulation des forces françaises.
De même, la RCI a colporté la rumeur selon laquelle les mouvements des forces françaises avaient pour objectif la destitution du président Laurent Gbagbo et appelait par conséquent les « patriotes » à former un « bouclier humain » autour de la résidence du chef de l'Etat.
Le même jour, le président de l'Assemblée nationale Mamadou Koulibaly s'est rendu au siège de la RTI pour y exposer ses vues. Dans son long discours télévisé, il a affirmé que le gouvernement avait « gagné la guerre » parce qu'il avait « prouvé que c'est la France (son) adversaire ».
Ces « rumeurs » qui font « chuter les républiques »
Après avoir tenu des discours enflammés sur les antennes des médias d'Etat, plusieurs responsables des autorités ivoiriennes semblaient avoir pris la mesure du danger que représentaient ces dérapages médiatiques. Le 8 novembre en fin de journée, après une rencontre avec le général français Henri Poncet, commandant de la force Licorne, le chef d'état-major des Forces armées nationales de Côte d'Ivoire (FANCI), le général Mathias Doué, avait demandé « aux uns et aux autres de ne pas tenir compte des rumeurs » donnant lieu à des « interprétations » erronées. Ces interprétations, selon le général Doué, ne font que « compliquer davantage la situation, alors que nous (les forces armées ivoiriennes) pouvons la résoudre ».
S'exprimant après lui, Mamadou Koulibaly avait à son tour assuré que « les rumeurs les plus folles sont celles qui font chuter les républiques le plus rapidement ».
Mais en dépit de ces discours, le porte-parole de l'ONU, Fred Eckhard, a déploré le 8 novembre dans la soirée que « les médias continuent à diffuser des messages haineux à l'intention des étrangers et 800 résidents d'origine étrangère ont cherché refuge et protection dans les locaux de l'ONUCI, l'Opération des Nations unies en Côte d'Ivoire ».
Le muselage en préambule
A la veille de l'offensive des FANCI contre les positions des ex-rebelles, dans le nord du pays, la Côte d'Ivoire avait connu une vague de répression contre la liberté d'expression. Une partie de la presse avait été muselée après le saccage, par des milices pro-gouvernementales, des rédactions de plusieurs journaux d'opposition, le sabotage des émetteurs de Radio France Internationale (RFI), BBC et Africa N°1 en modulation de fréquence, et l'éviction brutale du directeur général de la RTI au profit d'un fidèle du pouvoir, Jean-Paul Dahily.