Inquiétude de RSF sur les dysfonctionnements du système judiciaire et la partialité de certains jugements

A l’occasion de la visite aux Emirats arabes unis de la Rapporteur spécial sur l’indépendance des juges et des avocats du 28 janvier au 5 février 2014, Reporters sans frontières a adressé à Madame Gabriela Knaul un courrier lui faisant part de ses inquiétudes sur les dysfonctionnements du système judiciaire, et sur la partialité de certains jugements rendus à l’encontre des acteurs de l’information.



Madame Gabriela Knaul
Rapporteur spécial sur l’indépendance des juges et des avocats
c/o Bureau du Haut-Commissariat aux droits de l'homme
Palais des Nations
CH-1211 Genève 10
Suisse




Madame la Rapporteur spécial,
A l’occasion de votre visite aux Emirats arabes unis du 28 janvier au 5 février 2014, Reporters sans frontières, organisation internationale de défense de la liberté de l’information, souhaite attirer votre attention sur les dysfonctionnements du système judiciaire, observés par RSF lors de suivi de procès intentés contre des acteurs de l’information, et sur la partialité de certains jugements rendus à leur encontre. La loi sur la cybercriminalité adoptée fin 2012 (Federal Legal Decree N°5/2012) est utilisée pour restreindre les libertés fondamentales, museler et emprisonner les voix critiques, dans un pays où la soumission de l’autorité judiciaire au pouvoir politique est de mise. Deux net-citoyens émiratis ont ainsi été condamnés en 2013 sur la base de cette loi pour avoir publié des informations relatives au procès des 94 Emiratis accusés de liens avec les Frères musulmans (également connu sous l’acronyme “UAE94”) qui s’est déroulé au premier semestre 2013. Le 22 mai, le net-citoyen Abdullah Al-Hadidi, arrêté le 22 mars 2013, a vu sa peine de dix mois de prison ferme confirmée en appel. Il a été libéré le 1er novembre dernier au terme de sa peine. Le 18 novembre 2013, Waleed Al-Shehhi, arrêté le 11 mai dernier, a été condamné à deux ans de prison ferme et 500 000 dirhams (100 360 euros) d’amende, pour avoir publié des tweets relatifs au procès “UAE94”. Sa condamnation repose sur les articles 28 et 29 de la loi sur la cybercriminalité qui interdisent l’utilisation des technologies d’information pour des actions “mettant en danger la sécurité de l’Etat” et “portant préjudice la réputation de l’Etat”. Waleed Al-Shehhi a déclaré avoir fait l’objet de mauvais traitements et d’actes de torture depuis son arrestation. Ses allégations n’ont fait l’objet d’aucune enquête à ce jour, ce qui constitue une violation des dispositions de la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (article 12). D’autres acteurs de l’information, accusés d’avoir enfreint la loi sur la cybercriminalité, ont également été victimes du manque d’indépendance de l’appareil judiciaire. Mohamed Al-Zumer a ainsi été condamné le 25 décembre dernier à trois ans de prison et à une amende de 500 000 AED pour “insulte aux dirigeants du pays” et “atteinte à la réputation de l’appareil sécuritaire” via son compte Twitter et sa chaîne YouTube. Le net-citoyen aurait accusé les services de sécurité d’être responsables d’actes de torture à l’encontre de détenus d’opinion. Dans une vidéo, il aurait également dénoncé la signature d’un contrat par le Prince héritier d’Abu Dhabi avec la société Blackwater en vue de créer une milice privée pour mater toute vélléité de soulèvement civil. Sa chaîne YouTube (islamway11000) a depuis été fermée. Au cours de la même audience, Abdulrahman Omar Bajubair, poursuivi pour “atteinte à la réputation de la Cour suprême”, a été condamné par contumace à cinq ans de prison ferme pour avoir créé et géré les comptes Twitter @intihakatand et @uaemot, qui documentent les exactions à l’encontre des prisonniers d’opinion. Le net-citoyen réside actuellement au Qatar. Khalifa Al-Nuaimi, poursuivi sur la base de la loi sur la cybercriminalité, a quant à lui été acquitté. Il reste cependant en prison suite à sa condamnation dans le cadre du procès UAE94. Reporters sans frontières a, à maintes reprises, dénoncé le fait que la publicité de certains procès, notamment celui des 94 Emiratis accusés de liens avec le parti Al-Islah, était entravée, les médias et observateurs étrangers n’ayant pas été autorisés à pénétrer dans la salle d’audience. Seuls certains médias nationaux, triés sur le volet, y ont eu accès. Un black-out de l’information similaire a été imposé par les autorités émiraties autour du procès devant la Cour suprême de 30 personnes (20 ressortissants égyptiens et 10 citoyens émiratis) accusées d’entretenir des liens avec les Frères musulmans et d’avoir tenté de renverser le régime. Le 21 janvier dernier, les accusés ont été condamnés à des peines allant de trois mois à cinq ans de prison ferme. En tant que Rapporteur spécial sur l’indépendance des juges et des avocats, il nous apparaît important que ces questions, liées au manque d’indépendance des juges dans les affaires traitant de la liberté de l’information et aux entraves au principe de publicité des audiences, soient abordées avec vos interlocuteurs émiratis lors de votre prochaine visite. Votre intervention est d’autant plus importante que les aurorités émiraties tendent à ignorer les rapports des ONG de défense des droits humains. Ainsi, elles viennent d’interdire la tenue d’une conférence de presse de Human Rights Watch à Dubaï, au cours de laquelle l’organisation devait dévoiler un rapport critique à l’égard des Emirats arabes unis. Dans son rapport 2014, HRW pointe du doigt notamment le fait que les autorités émiraties continuent de sévir contre la liberté d'expression et d'association, soulignant l’absence de procès équitable. Je vous remercie de l’attention que vous porterez à cette demande, et vous prie d’agréer, Madame la Rapporteur spécial, l’expression de ma haute considération. Christophe Deloire
Secrétaire général de Reporter sans Frontière
Publié le
Updated on 20.01.2016