Une cour d'appel fédérale a confirmé, le 15 février, l'ordre d'incarcération prononcée à l'encontre de Matthew Cooper du magazine Time et de Judith Miller du New York Times. Reporters sans frontières dénonce cette nouvelle étape dans la remise en cause du secret des sources, pierre angulaire de la liberté de la presse.
Reporters sans frontières est vivement préoccupée par la confirmation en appel, le 15 février, de l'ordre d'incarcération prononcé contre les journalistes Matthew Cooper et Judith Miller pour "outrage à la cour", après qu'ils ont refusé de révéler leurs sources à la justice. L'application de la décision a été suspendue, l'avocat des deux journalistes ayant fait appel.
« Avec cette décision, la remise en cause du secret des sources par la justice fédérale américaine prend des proportions inégalées, a déclaré Reporters sans frontières. Est-ce que l'on va arriver à la situation où, au pays du premier amendement, des journalistes vont être incarcérés pour avoir défendu un des principes fondamentaux de la liberté de la presse ? Près d'une dizaine de journalistes sont aujourd'hui poursuivis pour avoir protégé leurs contacts. L'un d'entre eux a déjà été condamné. Si tous sortent perdants du bras de fer que leur livre la justice, le droit des Américains à être informés sera gravement compromis. Car c'est le rôle de contre-pouvoir de la presse qui est ici en cause. La justice américaine doit comprendre que, sans secret des sources garanti aux journalistes devant les tribunaux, aucune personne disposant d'informations sensibles n'osera plus les leur remettre. »
« Les journalistes ne sont pas des auxiliaires de justice, a expliqué l'organisation. Le secret des sources est un principe intangible. Il est d'ailleurs étonnant de constater aujourd'hui que ce principe est mieux reconnu dans 31 Etats du pays et à Washington D.C., où des « lois boucliers » (« shields laws ») le protègent, qu'au niveau fédéral. Cette dangereuse lacune doit être comblée. Nous demandons aux parlementaires américains d'examiner dans les meilleurs délais les projets de loi sur le secret des sources présentés récemment au Sénat et à la Chambre par des élus républicains et démocrates. »
Le premier amendement en cause
Le 15 février 2005, la cour d'appel fédérale du district de Columbia a rendu son verdict et ratifié les ordres d'incarcération prononcés contre Matthew Cooper, du magazine Time, et Judith Miller, du quotidien New York Times, pour « outrage à la cour ». Le verdict était en délibéré depuis le 8 décembre.
Il est reproché aux deux journalistes d'avoir refusé de révéler leurs sources à une chambre spéciale chargée d'enquêter sur les fuites ayant abouti à la publication dans la presse de l'identité d'un agent de la CIA, Valerie Plame. La révélation volontaire du nom d'un agent de renseignements est considérée comme un acte de trahison. Dans cette affaire, la Maison Blanche est soupçonnée d'avoir livré le nom de Mme Plame pour punir son mari, l'ancien ambassadeur Joseph Wilson. Ce dernier avait publiquement contredit des informations données par le président Bush pour justifier la guerre en Irak.
Dictés début octobre par le juge fédéral Thomas F. Hogan pour forcer Judith Miller et Matthew Cooper à révéler leurs sources, les ordres d'incarcération n'avaient pas été appliqués, les deux journalistes ayant fait appel. Le recours présenté devant la Cour suprême suspend à nouveau leur application. Le juge Hogan considère que le premier amendement à la Constitution ne protège pas le secret des sources. Dans une décision datée du 20 juillet 2004, il avait invoqué une décision de la Cour suprême de 1972 (Branzburg vs Hayes) selon laquelle les journalistes ne peuvent faire valoir de privilège pour ne pas révéler leurs sources à la justice. Les deux journalistes pourraient être détenus pour une période maximum de 18 mois.
Lors de l'audience d'appel du 8 décembre, invoquant la jurisprudence et le 1er amendement à la Constitution, l'avocat de Matthew Cooper et Judith Miller avait demandé que soit reconnu aux journalistes le privilège absolu (« absolute privilege ») de ne pas révéler leurs sources. S'appuyant sur la jurisprudence Branzburg vs Hayes, l'autre partie avait en revanche demandé que les journalistes ne bénéficient que d'un privilège qualifié (« qualified privilege »), ne les exonérant pas de révéler leurs sources lorsque leur témoignage peut s'avérer essentiel dans des affaires pénales.
Deux autres journalistes ont été cités pour être interrogés sur leurs sources dans ce dossier : Tim Russert, de la chaîne NBC, et Walter Pincus, du quotidien Washington Post. Robert Novak, le premier à avoir publié le nom de Valérie Plame le 14 juillet 2003, a toujours refusé de dire s'il avait été entendu sur ses sources.
Judith Miller avait enquêté sur l'affaire Plame, mais n'avait finalement publié aucun article sur le sujet. Quant à Matthew Cooper, il avait écrit dans l'édition de Time du 17 juillet 2003 que "des agents du gouvernement" avaient révélé à la presse l'identité de Mme Plame. Le journaliste du Time avait déjà été l'objet d'un premier ordre d'incarcération début août 2004. Celui-ci avait été levé après que le journaliste avait accepté, le 23 août, d'être entendu par la justice, sa source l'ayant finalement exonéré de confidentialité. Mais le 14 septembre, il avait reçu une nouvelle citation pour être interrogé sur ses autres sources dans cette affaire.
Les principales affaires en cours
Le 9 décembre 2004, dans l'Etat de Rhode Island, Jim Taricani, de la chaîne locale WJAR-TV 10, a été condamné à six mois d'assignation à résidence pour le crime d'outrage à la cour. Le journaliste a refusé de révéler au tribunal l'identité de la personne lui ayant fourni une vidéo réalisée dans le cadre d'une enquête secrète du FBI. Il a été condamné bien que, le 26 novembre, sa source eût révélé son identité à la justice.
Le 18 août dernier, un juge fédéral de Washington a condamné cinq journalistes qui avaient couvert l'affaire Wen Ho Lee - un scientifique accusé d'espionnage avant d'être blanchi par la justice - à payer une amende de 500 dollars par jour, aussi longtemps qu'ils refuseraient de révéler leurs sources. Le juge fédéral considérait que ce refus constituait un "outrage à magistrat". Cette décision est intervenue dans le cadre de la plainte de Wen Ho Lee contre les ministères ("departments") de la Justice et de l'Energie qu'il accuse d'avoir fourni à la presse des informations le concernant et le désignant comme suspect d'espionnage.
En juillet 2001, la journaliste Vanessa Leggett avait été emprisonnée pendant près de six mois pour "outrage à la cour". Elle avait refusé de révéler à une cour du Texas le contenu d'une interview qu'elle avait réalisée du principal suspect d'un crime.
Des projets de « loi bouclier fédérale » en attente
Le 2 février dernier, deux membres de la Chambre, Mike Pence (Républicain, Indiana) et Rick Boucher (Démocrate, Virginie) ont déposé un projet de loi intitulé « Loi sur la Liberté de Circulation de l'Information » qui garantit aux journalistes le privilège absolu (absolute privilege) de ne pas avoir à révéler leurs sources. Le texte prévoit qu'un journaliste ne pourra être convoqué devant les tribunaux fédéraux qu'en ultime recours. Le texte prévoit également un privilège qualifié (qualified privilege) pour les notes, e-mails, négatifs et tous documents professionnels auxquels les cours fédérales ne pourront avoir accès que si ces pièces s'avèrent essentielles dans des affaires pénales. Rick Boucher a déclaré à Reporters sans frontières avoir pris conscience de la nécessité, au nom du droit du public à être informé, de l'urgence d'une « loi bouclier fédérale », pour répondre à la multiplication des affaires d'atteinte à la confidentialité des sources. « De nombreuses " sources " s'inquiètent que les journalistes ne soient pas capables de tenir leur promesse de confidentialité après six mois ou un an en prison », a affirmé Rick Boucher. Un projet de loi similaire a été introduit le 9 février au Sénat par Richard Lugar (Républicain, Indiana).