"Il faut rendre justice à Bibi Ngota" : Lettre ouverte au Président Paul Biya
Organisation :
Le 7 mai 2010, Reporters sans frontières a adressé une lettre au président de la République du Cameroun, Paul Biya, pour lui demander de prendre des mesures exceptionnelles et d'engager des réformes profondes et courageuses afin de faire progresser la liberté de la presse dans son pays. L'organisation estime que, deux semaines après le décès, à la prison centrale de Kondengui, à Yaoundé, du journaliste Ngota Ngota Germain, dit Bibi Ngota, les autorités ne peuvent rester sans réaction. Voici le texte de la lettre :
Monsieur Paul Biya
Président de la République
Palais de la Présidence
Place de l'Unité
Yaoundé - Cameroun
Paris, le 7 mai 2010
Monsieur le Président,
Vous n'ignorez pas l'onde de choc qu'a suscité, au sein de la communauté des journalistes au Cameroun, mais également dans la société en général et la communauté internationale, le décès, le 22 avril dernier à la prison de Kondengui, du journaliste Ngota Ngota Germain, dit "Bibi Ngota".
A l'occasion de la Journée internationale de la liberté de la presse, célébrée le 3 mai, plusieurs centaines de journalistes de votre pays se sont rassemblés devant la Primature, à Yaoundé, en mémoire de leur confrère disparu. Plusieurs d'entre eux ont été malmenés et molestés par la police. Polycarpe Essomba par exemple, journaliste à la chaîne Equinoxe TV et correspondant de Radio France Internationale (RFI), a été sévèrement brutalisé. Sa chemise a été déchirée et dans l'incident, le journaliste a perdu sa veste, son passeport, et de l'argent. Nous regrettons que la police camerounaise ait régulièrement recours à la force contre les professionnels des médias et que ce sit-in pacifique ait ainsi été perturbé.
Le 20 avril dernier, après que notre correspondant avait rendu visite à Bibi Ngota et ses deux confrères à la prison centrale de Yaoundé, nous avions alerté votre gouvernement sur la détérioration de leur état de santé. Nous dénoncions leur détention dans des cellules collectives et leur manque d'accès aux soins et aux médicaments. Deux jours plus tard, rien n'avait été fait et le journaliste Bibi Ngota mourait en détention.
Aujourd'hui, les circonstances de son décès font débat. Citant un rapport administratif du médecin de la maison d'arrêt, le ministre de la Communication, Issa Tchiroma Bakary, a annoncé que Bibi Ngota était décédé en raison de sa prétendue séropositivité, "des suites d'infections opportunistes dans un contexte où son système immunitaire était complètement 'effondré'". La famille et les collègues du défunt, qui nient cette version, se sont déclarés "indignés". Ils affirment qu'il souffrait d'hypertension, d'asthme et d'une hernie nécessitant une opération, et dénoncent le fait qu'il n'aurait pas bénéficié des soins appropriés.
Cette affaire doit évidemment être traitée avec le plus grand sérieux. Il est indispensable que les causes exactes de la mort de ce journaliste soient déterminées avec précision. S'il apparaît que les autorités pénitentiaires sont, au moins en partie, responsables du décès de Bibi Ngota pour ne pas lui avoir administré les soins nécessaires, nous estimons que des sanctions exemplaires devraient être prononcées. Nous vous demandons de garantir l'indépendance de l'enquête.
Nous réitérons également notre demande en faveur de la remise en liberté provisoire, dans l'attente de leur procès, des deux confrères de Bibi Ngota toujours détenus à la prison centrale de Yaoundé, Serge Sabouang, directeur de publication du bimensuel La Nation et Robert Mintya, directeur de publication de l'hebdomadaire Le Devoir.
Le cas d'un autre journaliste, Lewis Medjo, directeur de publication de l'hebdomadaire La Détente Libre, actuellement emprisonné à Douala, a dû également être porté à votre connaissance. Détenu depuis le 22 septembre 2008 et reconnu coupable de "propagation de fausses nouvelles", il purge une peine de trois ans de prison ferme. Nous avons déjà eu l'occasion de dire combien cette peine nous semble injuste et disproportionnée par rapport à la faute commise par le journaliste. Cette affaire devrait être réglée par d'autres moyens que l'incarcération ; c'est pourquoi nous vous demandons solennellement de lui accorder une grâce lui permettant de retrouver sa liberté.
Depuis plusieurs années, nous enjoignons les autorités camerounaises de suivre l'exemple de certains autres pays africains en dépénalisant les délits de presse. Nous vous demandons de bien vouloir soutenir l'organisation, en 2010, par votre ministre de la Communication, d'états généraux de la presse au Cameroun. La loi sur le régime des médias doit enfin être modifiée dans un sens moins répressif et prévoir que les délits de presse soient punis par des sanctions plus adaptées et plus justes que des peines de prison. Nous vous réaffirmons notre souhait de vous accompagner dans cette démarche en vous apportant notre expertise et nos recommandations.
Monsieur le Président, Reporters sans frontières estime que la mort, dans de telles circonstances, d'un journaliste au Cameroun ne peut pas rester sans réaction forte des autorités. Ce tragique événement doit au moins permettre d'alerter les consciences et de faire évoluer l'environnement des journalistes camerounais dans un sens plus favorable. C'est pourquoi nous vous demandons de bien vouloir prendre des mesures exceptionnelles et engager les réformes profondes et courageuses décrites plus haut afin de faire progresser la liberté de la presse dans votre pays.
En tant que chef de l'Etat, vous avez à plusieurs reprises affirmé votre volonté de laisser la démocratie en héritage à votre pays. A nos yeux, aujourd'hui plus que jamais, l'occasion vous est donnée de démontrer la fermeté de votre engagement en faveur des libertés.
Dans l'espoir que vous accorderez une suite favorable à l'ensemble de nos requêtes, je vous prie d'agréer, Monsieur le Président, l'expression de ma très haute considération.
Jean-François Julliard
Secrétaire général
Publié le
Updated on
20.01.2016