"Haatuf contre le gouvernement, la lutte est inégale" : lettre ouverte au président du Somaliland
Reporters sans frontières a écrit, le 18 janvier 2007, au président de la République autoproclamée du Somaliland, Dahir Rayale Kahin, pour lui demander d'intervenir en faveur du quotidien privée Haatuf, dont le directeur de publication et le rédacteur en chef sont maintenus en détention. Ils sont poursuivis pour avoir "insulté le chef de l'Etat" en vertu d'une loi caduque.
Président de la République
Hargeisa, Somaliland
Paris, le 18 janvier 2007
Monsieur le Président,
Il n'y a guère de place, dans l'affaire du journal Haatuf, pour la justice. Tout, depuis l'arrestation de Yusuf Abdi Gabode et d'Ali Abdi Dini, est marqué par l'inégalité, le vice de procédure, la vengeance personnelle et le déni des principes démocratiques. Officiellement poursuivis par l'Etat du Somaliland, les journalistes sont accusés d'avoir "insulté" le Président et son entourage en vertu du code pénal somalien de 1962, pourtant rendu caduc par la loi sur la presse de 2004. Sans autre moyen de défense que leur avocat, ils doivent faire face à tout l'arsenal répressif à la disposition du gouvernement, la police, la justice et la prison. Incarcérés en violation des principes démocratiques selon lesquels la prison est disproportionnée dans les cas de délits de presse, ils ne sont pas autorisés à recevoir des visites. Vous le voyez, la lutte est inégale. Le Somaliland n'est pas le premier pays dont le chef de l'Etat ou de gouvernement, piqué au vif par un journal, décide de faire tomber la foudre sur des journalistes. C'est malheureusement banal, en Afrique. Ce type de gouvernance par la vengeance est non seulement irrespectueux de l'indispensable liberté dont la presse doit bénéficier, mais également dangereux pour le pays. Jeter des journalistes en prison pour leurs écrits ne répare en rien l'éventuel faute qu'ils auraient commise. Au contraire, plutôt que d'avoir obtenu réparation lors d'un débat juste et équitable, vous devez aujourd'hui assumer le sort de prisonniers politiques fortement médiatisés, un système judiciaire suspecté de collusion et une réputation d'inflexibilité et d'inhumanité. Votre présidence apparaît, à tort ou à raison, comme ayant voulu assouvir une soif de vengeance personnelle, et non comme la garante de la justice et de la concorde nationale. De plus, ce n'est pas maintenir l'ordre public que de faire incarcérer la direction d'un journal populaire. Au contraire, en radicalisant les positions de vos opposants et en gonflant leurs rangs, attaquer aussi violemment Haatuf ne sert, par votre faute, que le camp de la division et de la colère. Bref, ce n'est pas l'idée que Reporters sans frontières se fait de la liberté d'expression. Il convient aujourd'hui de guérir les plaies ouvertes par cette affaire. Deux gestes doivent être faits par les autorités : d'abord libérer les journalistes de Haatuf et leurs collaborateurs, puis ouvrir un dialogue franc et constructif avec la presse. De leur côté, les journalistes du Somaliland, quelle que soit leur opinion politique, doivent offrir aux autorités des idées neuves et originales pour gagner leur confiance. C'est à ce prix seulement que le pays retrouvera un peu de sérénité, que la presse pourra travailler librement et sereinement et que le gouvernement pourra se prévaloir d'avoir garanti l'un des principes fondamentaux de la démocratie, dans un environnement géopolitique où les clameurs de la guerre l'emportent la plupart du temps, depuis des dizaines d'années. Aujourd'hui, les journalistes indépendants du Somaliland ont, pour le seul bénéfice de ceux qui souhaitent déstabiliser l'édifice bâti depuis 1991, le sentiment d'être entrés dans une période de défiance, d'hostilité, de vengeance, de souffrance et de menace. Reporters sans frontières espère que vous serez sensible à ses arguments et que vous saurez prendre les mesures appropriées. Je vous prie d'agréer, Monsieur le Président, l'expression de ma très haute considération.
Robert Ménard
Secrétaire général