Enquête RSF: en Inde, l’autocensure des journalistes pour ne pas perdre leur titre de séjour

Dans un contexte de basculement du pays dans la propagande nationaliste hindoue, un nombre croissant de reporters s’interdisent de couvrir les sujets sensibles de l’actualité indienne, craignant pour leur titre de séjour. Reporters sans frontières (RSF) dénonce un climat d’incertitude et de pressions administratives qui s’exercent sur les journalistes au point que certains en viennent à s’autocensurer, voire à renoncer à exercer leur métier dans le pays.

Continuer d’écrire ou s’arrêter, partir. Pour beaucoup de journalistes étrangers travaillant sur l’Inde et devant faire face à un environnement administratif de plus en plus hostile, le doute s’installe. Comme Vanessa Dougnac, journaliste française établie dans le pays depuis 25 ans, qui a dû faire le choix de rentrer en France après avoir été menacée de perdre son titre de séjour en janvier et s'être vu refuser une accréditation pour exercer un an et demi plus tôt. En Inde, ils sont de plus en plus nombreux à craindre de subir le même sort. À l’étranger, d’autres renoncent à couvrir leur pays d’origine pour continuer de s’y rendre. Illustration du climat de peur qui s’est installé au sein de la communauté, l’anonymat est la condition sine qua none requise par la quasi-totalité des personnes interrogées par RSF au cours de cette enquête. 

L’Overseas Citizens of India (OCI) est un permis de séjour accordé à vie aux étrangers d’origine indienne et aux conjoints de citoyens indiens. De sa vocation initiale, inciter la diaspora à s’investir davantage, il s’est transformé en outil de contrôle de leurs déplacements et de leurs activités sur le sol indien. Depuis 2019, la perte de ce statut entraîne “l’inscription de la personne concernée sur liste noire, l’empêchant d'entrer en Inde à l'avenir” selon une note du ministère de l’Intérieur. Une épée de Damoclès au-dessus de la tête des “journalistes OCI” qui se sont installés dans le pays. “On vous laisse entendre que vous pouvez construire votre vie ici, que votre avenir y est assuré, et brusquement tout est remis en cause”, confie une journaliste résidente indienne.

“Les témoignages recueillis par RSF montrent qu’il y a un chantage de fait qui s’exerce sur les journalistes concernant l’octroi ou le retrait de leur statut d’OCI qui leur permet de circuler librement en Inde. Face aux craintes de perdre ce statut, certains finissent par s’autocensurer ou par renoncer à exercer leur métier. En exerçant des pressions sur leurs droits en tant que citoyen, les autorités indiennes s’attaquent de manière sournoise à leur activité en tant que journaliste.

Arnaud Froger
responsable du bureau investigation de RSF

Laisser planer le doute

“Le gouvernement n’oserait pas expulser les journalistes un par un. Ce n’est pas dans son intérêt. Mais il peut leur rendre la vie difficile. Les journalistes OCI, en particulier ceux qui vivent avec leur famille en Inde, ne peuvent prendre le risque de subir une expulsion surprise”, analyse Aatish Taseer qui s’est vu retirer son permis de résidence en 2019 juste après avoir publié un article sur le Premier ministre indien, Narendra Modi, qui a fait la couverture du Time Magazine, peu avant les élections législatives. 

L’aspect arbitraire de ces révocations ajoute “un sentiment d’angoisse qui joue sur la manière de prendre des risques et d’aborder ses sujets", se désole l’un de ses confrères résident en Inde. La base de tout ça c’est qu’il n’y a plus de règle, plus de cadre, c’est l'anomie.” 

Et l’OCI n’est pas le seul instrument des autorités indiennes. Depuis 2021, les journalistes détenteurs de cette carte doivent aussi se munir d’un visa de travail, dont les conditions d’obtention restent opaques. Dans l’attente du précieux sésame, certains continuent leurs reportages dans un flou administratif savamment entretenu. D’autres, ne sachant plus distinguer les sujets dangereux des sujets tolérés, préfèrent se taire. Faute d’explications claires de la part du gouvernement, quelques-uns se résignent au départ ne se sentant plus les bienvenus. “Demain ils peuvent bien considérer que j’ai travaillé en dehors de toute règle. J’ai compris que je n’ai plus d’avenir ici”, se désole un journaliste installé depuis plusieurs années.

Pour pouvoir revenir

À l’étranger aussi la politique répressive du gouvernement se fait sentir. Certains journalistes OCI ont ainsi choisi de ne pas se rendre en Inde pour couvrir les élections à venir. Interrogés par RSF, trois d’entre eux évoquent la longueur du processus d’accréditation, la certitude du refus, l'obligation de transmettre son contrat de travail et de soumettre en détail ses projets de reportage à leur ambassade mais aussi la peur de se voir banni de leur pays d’origine. “Les enjeux sont tellement importants, nous pourrions ne plus jamais revoir ni notre famille ni notre pays” indique une journaliste OCI résidant en Europe. 

C’est cette même crainte qui a poussé une autre journaliste, née en Inde et ayant, depuis, acquis une autre nationalité, à ne pas demander la carte de résidente. Interrogée par RSF, elle dit préférer demander un visa de journaliste étranger. “Si jamais il est révoqué, je pourrais toujours revenir en tant que touriste” explique t-elle. Malgré ces précautions, elle ne publie plus de contenu “controversé” ou critique du gouvernement sous son nom, espérant ainsi pouvoir retourner travailler en Inde. “Les voix extérieures sont réduites au silence. C'est de l'autocensure, j'en suis consciente”, reconnaît-t-elle. 

“Ceux qui veulent conserver leur OCI s'autocensurent, les autres ont renoncé à rentrer” résume Raqib Hameed Naik, journaliste indépendant et fondateur de Hindutva Watch et India Hate Lab, deux centres de recherche surveillant la violence religieuse et les discours de haine en Inde. Détenteur de la nationalité indienne, il a renoncé à rentrer par crainte de se faire arrêter. Depuis les États-Unis où il s’est exilé, il espère désormais un changement de gouvernement pour retrouver sa famille qui l’attend en Inde.

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