Enquête RSF : dans les territoires occupés d’Ukraine, l’administrateur d’une chaîne Telegram esclave des forces russes

En enquêtant sur la situation de plusieurs journalistes ukrainiens portés disparus à Melitopol, ville occupée par les Russes, Reporters sans frontières (RSF) a découvert l'existence d’Yevhenii Ilchenko. L’homme, qui avait décidé de lancer sa chaîne Telegram pour témoigner de l’occupation de sa ville par les Russes, a été arrêté puis soumis à du travail forcé. Ses geôliers l’ont exploité pour creuser leurs propres tranchées…

Jusqu’à l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, Yevhenii Ilchenko était avocat à Melitopol au sud-est de l’Ukraine. Une ville rapidement conquise par les Russes. L’occupation est dure. Elle se prolonge et la vie des habitants sous le joug russe s’en trouve profondément changée. Le 3 mai 2022, sans en avertir ses proches, Yevhenii lance sa chaîne Telegram @Mitopol. “Analyse, événements et faits”, indique le tout premier message. Le ton est donné. Sans expérience de journaliste mais avec la volonté de témoigner du quotidien de sa ville et de ses habitants, il va prendre des risques importants pour informer.

Ses publications sont presque exclusivement consacrées à l’actualité locale : les problèmes d’approvisionnement dans les supermarchés, la présence des occupants dans les rues de Melitopol, la corruption de certaines autorités locales pour délivrer des permis de circuler... Sa dernière publication est postée le 10 juillet 2022. Les images ont été filmées la veille avec son portable. On y voit de longues files d’attente, devenues quotidiennes, pour obtenir des papiers, “la réalité de l’occupation en l’absence des autorités ukrainiennes” conclut Yevhenii Ilchenko. Il est 8h02.

Deux heures plus tard, quatre soldats russes en uniforme investissent son domicile. L’appartement est retourné, des bijoux et des documents sont volés. Yevhenii Ilchenko, sorti faire une promenade, est arrêté dans le jardin à son retour. Il est accusé de “terrorisme”. Dans des messages qu’il parviendra à transmettre à l’un de ses proches, et que RSF a pu consulter, il rapporte avoir d’abord été détenu pendant plusieurs semaines à Melitopol avec une quinzaine d’autres Ukrainiens. Les actes de torture sont légion. Les prisonniers sont régulièrement électrocutés, notamment sur leurs parties génitales. Parfois, ils sont conduits nus, de nuit, dans une forêt, pour un simulacre d’exécution avant d’être ramenés, terrorisés, dans leurs geôles. “Je n’ai pas craqué mais tous ne sont pas aussi forts” écrit-il à son contact. Le pire était pourtant à venir.

À partir de septembre 2022, alors que les Russes ont subi plusieurs revers militaires les mois précédents, Yevhenii Ilchenko va être soumis à du travail forcé. Des photos prises durant sa captivité, que RSF a pu consulter, attestent du fait qu’il a, pendant plusieurs mois, été contraint de participer à la construction de tranchées pour le compte des forces russes ou de nettoyer les armes de leurs soldats. Il se trouve alors près de Verbove, un village ukrainien de la région de Zaporijjia, à quelques dizaines de kilomètres de Melitopol, située, à ce moment-là, sur la ligne de front. Yevhenii Ilchenko parvient à envoyer la photo d’un compagnon d’infortune ukrainien, pelle à la main, qui sera condamné quelques mois plus tard à 13 ans de prison.

Captif, torturé, puis réduit à l’état d’esclave… En près de 40 ans d’histoire de défense du journalisme, jamais RSF n’avait eu à documenter le cas d’un journaliste, d’un blogueur, ou d’un lanceur d’alerte assujetti à une servilité totale et exploité pour participer à l’effort de guerre contre son propre pays. Parce qu’il avait fait le choix d’informer, cet homme subit non seulement la captivité depuis deux ans, mais également le travail forcé. Nous sommes passés de l’arbitraire à l’infamie. Yevhenii Ilchenko doit être immédiatement libéré.

Arnaud Froger
responsable du bureau investigation de RSF

Des “esclaves” exposés aux frappes de leur propre pays

Après plusieurs mois à creuser des lignes défensives pour le compte d’un pays qui avait envahi le sien, Yevhenii Ilchenko a retrouvé la prison. Selon un témoin, il pourrait désormais être détenu à Taganrog, une ville portuaire située à l’extrême sud-ouest de la Russie, non loin de la frontière ukrainienne, dans des conditions qui restent très difficiles. Un ex-détenu raconte que les promenades ne sont autorisées qu’une fois tous les deux mois, et que les lumières restent allumées en permanence pour torturer les prisonniers.

Les autorités locales de Melitopol, délocalisées à Zaporijjia depuis mars 2022, ont recensé au moins 17 personnes ayant été soumises à des travaux forcés et plus d’une centaine de civils toujours détenus par l’occupant. Dans certains cas, les civils ukrainiens ont aussi été utilisés pour le déminage, les exposant, au-delà du travail forcé, à un danger de mort imminent et aux frappes de drones de leur propre pays. Une pratique confirmée à RSF par une civile arrêtée près de Melitopol ayant subi le même sort qu’Yevhenii Ilchenko exactement à la même période que le journaliste.

Depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine il y a deux ans, pas moins de 13 journalistes ukrainiens ont été arrêtés par les forces russes et sont actuellement arbitrairement détenus dans les territoires occupés d’Ukraine ou en Fédération de Russie. RSF a enquêté et retracé de manière détaillée la captivité du reporter de l’agence de presse ukrainienne UNIANDmytro Khyliuk, arrêté en mars 2022. Selon le dernier témoignage obtenu par notre organisation en juillet, ce journaliste est toujours détenu à Pakino, dans la région de Vladimir en Russie.

L’Ukraine et la Russie occupent respectivement la 61e place et la 162e place sur 180 pays dans le Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2024. 

Image
61/ 180
Score : 65
Image
162/ 180
Score : 29,86
Publié le