En Inde, le rachat de la chaîne NDTV sonne la fin du pluralisme dans les médias grand public

Dernière grande chaîne indépendante du pays, la New Delhi Television (NDTV) voit ses journalistes démissionner en masse depuis qu’elle a été acquise par le multimilliardaire Gautam Adani, lequel affiche ouvertement sa proximité avec le Premier ministre Narendra Modi. Reporters sans frontières (RSF) dénonce, derrière ce rachat, un phénomène de captation oligarchique du paysage médiatique qui met clairement en péril le pluralisme du débat public en Inde.

Journaliste après journaliste, l’érosion éditoriale se poursuit. Dernier exemple en date, ce mardi 31 janvier, la journaliste Nidhi Razdan, ancienne rédactrice en chef de la chaîne tout-info de NDTV, a annoncé quitter le groupe qui l’employait. 

Trois jours plus tôt, c’est un autre présentateur vedette de NDTV,  Sreenivasan Jain, qui a rendu publique sa démission après quasiment trois décennies de bons et loyaux services. À la tête des émissions phares “Reality Check” et “Truth vs Hype”, il avait rejoint la chaîne en 1995.

Ces démissions font suite à celle, annoncée le 13 janvier, d’une autre figure emblématique de la chaîne, Suparna Singh, qui a présidé aux destinées du groupe de presse pendant vingt ans. Dans la foulée, deux autres membres éminents de l’encadrement de la chaîne ont annoncé plier bagage : Arijit Chatterjee, responsable de la stratégie, et Kawaljit Singh Bedi, chargé des productions technologiques. Avant eux, dès le mois de décembre, ce sont rien de moins que les fondateurs du groupe NDTV, Radhika et Prannoy Roy, eux-mêmes anciens journalistes, qui avaient démissionné de la direction.

Exigences déontologiques et pluralistiques

Cette vague de départs intervient à la suite de la prise de contrôle de près de 65 % des parts de NDTV par le groupe tentaculaire Adani, du nom du magnat Gautam Adani un homme d’affaires qui a construit son empire dans les pas du Premier ministre Narendra Modi, lorsque celui-ci était à la tête de l’État du Gujarat, pour devenir la première fortune d’Asie. 

“Cette érosion des forces qui ont fait la réputation journalistique de NDTV est intrinsèquement liée au rachat de la chaîne par le groupe Adani, note le responsable du bureau Asie-Pacifique de RSF, Daniel Bastard. Or, les proximités affichées de Gautam Adani avec le parti au pouvoir en Inde posent de graves questions quant au respect de l’indépendance éditoriale de la chaîne. Nous lui demandons de donner des consignes claires et transparentes à ses équipes pour que les journalistes et les cadres de NDTV puissent travailler librement, et en parfaite adéquation avec les exigences déontologiques et pluralistiques que l’on attend d’un organe de presse.”

Version subjective du “courage” journalistique

Dans une interview accordée au Financial Times en novembre, en amont du rachat effectif de NDTV, Gautam Adani avait donné une version très subjective du “courage” journalistique et de l’indépendance éditoriale des médias qu’il dirige : “L’indépendance, cela veut dire que si le gouvernement ne fait pas bien quelque chose, alors vous dîtes que ce n’est pas bien. Mais en même temps, quand le gouvernement fait ce qu’il faut au quotidien, il faut aussi avoir le courage de dire cela.”

L’ancien rédacteur en chef Ravish Kumar, “visage” de NDTV, qui a lui aussi quitté l’entreprise qui l’employait depuis 1996 a rapidement vu l’impact de cette nouvelle doctrine. Ce qu’il constate depuis qu’il n’est plus à l’antenne est édifiant : “Alors que mes émissions étaient systématiquement boycottées [par les membres du BJP, le parti au pouvoir], dès que j’ai quitté mon poste, des fonctionnaires de seconde zone du BJP ont soudain réapparus”, a-t-il expliqué auprès du site The Wire.

La preuve, selon lui, que Gautam Adani “va s’opposer à toute mise en cause ou toute critique du gouvernement, quelle qu’en soit la forme. [...] Qu’est-ce que ça signifie ? Simplement que 99,99999 % des médias indiens vont maintenant faire l’éloge du gouvernement Modi. C’est aussi le cas des chaînes de M. Ambani.”

Captation oligarchique

Deuxième richesse d’Inde, Mukesh Ambani est un autre archétype de ce capitalisme oligarchique qui “capte” les médias pour les mettre au service d’un certain discours politique. À la tête du groupe Reliance Industries, ami personnel du Premier ministre, il est propriétaire de plus de 70 médias suivis par au moins 800 millions d’Indiens.

En réalité, Ravish Kumar met le doigt sur une tendance lourde du paysage médiatique indien. Comme RSF l’avait révélé dès 2019 dans une étude sur la propriétés des médias du pays, les phénomènes de concentration de l’actionnariat du secteur en Inde sont d’autant plus inquiétants qu’ils vont de pair avec une étroite proximité entre les grands propriétaires et les représentants du parti au pouvoir.

Forte de son indépendance financière par rapport aux grands consortiums, NDTV faisait, dans ce paysage, figure d’exception. La chaîne s’est notamment fait une réputation en refusant de jouer le jeu du tout-audience et de surmédiatiser des sujets sensationnalistes.

Surtout, “c'était l’un des très rares organes de presse qui s’autorisait à porter un jugement critique sur l’administration”, résume auprès de RSF Maya Sharma, une autre figure historique de NDTV, aujourd’hui consultante éditoriale. “Pour l’instant, les cadres qui sont arrivés affirment qu’il n’y aura pas de changement majeur dans la façon dont l’information sera produite. On attend de voir.” 

Lignes floues

Pour la journaliste indépendante Kamala Thiagarajan, fine analyste du paysage médiatique de son pays, c’est tout vu : “Bien sûr, il y a cette clause qui dit que les milliardaires qui rachètent des médias n’interfèrent pas avec le travail éditorial. Mais ces lignes sont très floues. Au final, ces milliardaires contrôlent ce qui devrait être du ressort de l’intérêt public. C’est une tendance extrêmement inquiétante.” 

Cette tendance est d'autant plus alarmante qu’elle s’accompagne, en parallèle, d’une recrudescence des cas d’intimidation de journalistes et de censure orchestrées par le gouvernement et le parti au pouvoir. La semaine dernière, un documentaire de la BBC, India: The Modi Question, a été interdit de diffusion par le gouvernement sur l’ensemble des réseaux Internet. Des étudiants d’une université de Delhi ont même été interpellés ce mercredi 25 janvier pour avoir tenté d’organiser une projection du film.

Publié le