El Watan de retour dans les kiosques algériens mais toujours en danger
Fondé il y a 32 ans, ce fleuron de la presse quotidienne francophone en Algérie – qui n’a jamais cessé d’être dans le viseur des autorités – vit des moments critiques qui menacent sérieusement son existence. Si la grève, décidée en juillet dernier par des journalistes en colère contre leur direction, a été suspendue, le conflit pourrait reprendre et le journal disparaître.
“La disparition du journal El Watan serait une régression absurde et elle peut être évitée, estime Khaled Drareni, représentant de RSF en Afrique du Nord. Une solution existe pour peu que les acteurs de la crise fassent preuve de bonne volonté. L’Algérie n’a rien à gagner à la mise à mort du journalisme professionnel. El Watan doit être traité comme toute entreprise en difficulté et doit pouvoir bénéficier des possibilités de rééchelonnement des dettes.
Après une grève des journalistes de plusieurs semaines, El Watan est de retour dans les kiosques depuis le 17 août. La reprise du travail a été décidée pour une période d’un mois par l’ensemble des salariés du journal, afin de donner le temps à la direction de trouver une sortie de crise. Mais la survie du journal reste fortement menacée car les facteurs de la crise sont toujours présents.
Les employés d’El Watan, dont des journalistes, ne perçoivent plus leurs salaires depuis le mois de mars, a confirmé à RSF un journaliste gréviste qui a rejoint le quotidien il y a plus de quinze ans. Cela en raison du blocage des comptes bancaires du quotidien par le Crédit populaire d’Algérie (CPA), la banque créditrice du journal. Les discussions avec la direction se trouvant dans une impasse, les journalistes du quotidien ont décidé, le 12 juillet, de se mettre en grève. Selon un communiqué de la section syndicale d’El Watan, les employés ont entamé cette grève pour interpeller leur direction sur “la situation intenable qu’ils subissent. Une décision qui s’impose d’autant plus qu’aucun plan de règlement de la crise n’a été soumis au partenaire social.”
Le communiqué fait porter aux actionnaires du journal la responsabilité de ce blocage et du non-paiement des salaires. Plus largement, lLes grévistes mettent en cause une mauvaise gestion de la direction ainsi que le refus des actionnaires d’injecter des fonds. Ceux-ci auraient permis d’assurer le versement des salaires du personnel d'un journal qui leur a longtemps rapporté des bénéfices.
Le son de cloche est très différent du côté de la direction du journal, qui conteste le bien-fondé de cette grève. Le conseil d’administration de la société par actions (SPA) El Watan affirme dans un communiqué que la "direction générale s’attelle depuis plusieurs mois à trouver des solutions avec l’administration fiscale, la banque principale de la SPA et le Crédit populaire d’Algérie (CPA), qui lui ont bloqué tous les comptes financiers". Le conseil d’administration précise que “les nombreux appels en direction des pouvoirs publics sont restés vains”. La direction d’El Watan estime de ce fait ne pas être responsable du problème de trésorerie qu’elle impute à plusieurs facteurs indépendants de sa volonté. Selon elle, d'une part, les comptes du journal sont bloqués par les autorités bancaires. Et, d'autre part, l’immeuble construit pour abriter le nouveau siège du journal n’a toujours pas été réceptionné, suite à des réserves émises par les autorités locales. De plus, le journal continue d’être boycotté par l’ANEP, l’agence publique qui distribue les placards publicitaires à la presse nationale.
Sans contester les arguments des journalistes qui depuis de longues années pointent du doigt un problème de gestion interne du premier journal francophone d’Algérie, la responsabilité des pouvoirs publics ne peut, elle non plus, être ignorée. El Watan est réputé plutôt proche de l’opposition progressiste. Très critiques envers le pouvoir, ses articles ont souvent suscité l’agacement des responsables algériens. Depuis de nombreuses années, des ministres en poste ont promis à plusieurs reprises de faire disparaître le journal.
Une éventualité qui ne semble malheureusement pas exclue aujourd’hui face aux problèmes financiers du journal qui, selon le site d’information Twala, doit 45 millions de dinars à la banque CPA et 55 millions de dinars aux impôts.
En février dernier, Mohamed Bouslimani, le ministre de la Communication, s’est attaqué, sans les nommer, aux journaux El Watan et Liberté, coupables à ses yeux d’avoir affirmé que le gouvernement avait fait marche arrière après la décision du chef de l’État d’annuler les taxes sur les produits numériques. Une charge frontale qui renseigne sur la volonté clairement affichée des autorités algériennes de ne plus accepter une quelconque critique sur la politique gouvernementale. Moins de deux mois plus tard, le journal Liberté s’est sabordé, sur décision de son propriétaire, Issad Rebrab, après trente années d’existence. “Ce journal trentenaire était une référence en matière d’information indépendante et n’a cessé ces dernières années de subir des pressions politiques émanant du plus haut sommet de l’État algérien”, avait alors réagi RSF. L’organisation avait déploré le “sacrifice soudain de ce titre sans raison valable”, tout en s’inquiétant “pour les autres médias du pays”.
Une inquiétude totalement justifiée puisque, quatre mois plus tard, c’est El Watan, un autre fleuron de la presse algérienne, qui risque de connaître le même sort. Son retour sur les étals est une petite lueur d’espoir. Mais celle-ci pourrait n’être que de courte durée, la section syndicale ayant bien souligné le fait que la suspension de la grève ne durerait qu’un seul mois, pour trouver d’ici là une solution à la question des salaires. Pourtant, contacté par RSF, un important actionnaire du journal a dit rejeter cet ultimatum ainsi queet à suspension de toute négociation avec les grévistes tant que la reprise de l’activité n’est pas pérenne et permanente.
Le syndicat a également saisi la justice en référé pour libérer les comptes bloqués du journal pour le paiement des salaires. C’est une mesure d’urgence de bon sens et il faut espérer que la justice fera diligence. Mais il ne faut pas occulter le fait que tous les éléments de la crise persistent et que le journal risque le dépôt de bilan. Les pouvoirs publics algériens détiennent en grande partie la solution à la crise. Il doivent, tout d’abord, cesser d’instrumentaliser politiquement les mécanismes de répartition des encarts publicitaires. Ensuite, ils doivent traiter El Watan de la même manière que toutes les entreprises en difficulté et lui permettre de négocier un rééchelonnement de ses dettes. À défaut, les pouvoirs publics seront comptables d’avoir contribué à la disparition d’un titre de presse supplémentaire et à la précarisation des journalistes qui y travaillent.