Deux journalistes libanais sous le coup de poursuites abusives du Tribunal spécial pour le Liban (TSL)

Ce 13 mai 2014 s’est ouvert le procès de Karma Khayat, directrice adjointe des informations de la chaîne Al-Jadeed, et d’Ibrahim Al-Amine, rédacteur en chef du quotidien Al-Akhbar devant le Tribunal spécial pour le Liban (à La Haye) pour “outrage au tribunal” et “obstruction à la justice”. Les sociétés mères d’Al-Jadeed et d’Al-Akhbar sont également visées par ces chefs d’accusations.


Représentée par son avocat britannique Me Karim Khan, Karma Khayat a été entendue par le juge Lettieri en charge de l’affaire. Durant sa prise de parole, la journaliste a réitéré son attachement “au droit sacré à l’information” et rappelé que “notre seul crime est d’avoir respecté les idéaux de notre profession et d’avoir mis en exergue les erreurs de la cour”. La journaliste, ainsi que la société mère de la chaîne Al-Jadeed (New TV SAL) ont plaidé non-coupables face aux accusations qui pèsent contre elles. Suite à la demande formulée par l’avocat de la défense, le juge a décidé de reporter l’audience au 16 juin prochain pour permettre à Karma Khayat de préparer “une défense solide”.


Ibrahim Al-Amine, qui avait demandé un report d’audience afin de mieux préparer sa défense, a quant à lui décidé de s’abstenir de comparaître devant le tribunal.


Reporters sans frontières est préoccupée par les lourdes accusations qui pèsent sur deux journalistes libanais ainsi que sur leurs organes de presse respectifs et rappelle l’importance d’une information libre et responsable au Liban dans un contexte politique tendu, et exhorte le TSL et les acteurs de l’information libanaise à travailler main dans la main pour juger les responsables de l’assassinat de l’ancien premier ministre libanais,” déclare Lucie Morillon, directrice de la recherche.


Le 24 avril dernier, le TSL avait publié un communiqué de presse affirmant que “les deux journalistes sont accusés d’avoir délibérément et sciemment entravé le cours de la justice en diffusant et/ou publiant des informations sur de prétendus témoins confidentiels”. New TV SAL et Karma Al-Khayat sont également accusés “d'avoir délibérément et sciemment entravé le cours de la justice en ne retirant pas du site Internet d'Al-Jadeed TV et de la chaîne YouTube d'Al-Jadeed TV des informations sur de prétendus témoins confidentiels".


La publication des noms des témoins constitue pour le tribunal une “entrave à l'administration de la justice, dans la mesure où elle réduit la confiance, tant des véritables témoins que du public”. Ils encourent ainsi jusqu'à sept ans de prison et/ou une amende de 100 000 euros.


D’après le TSL, cette accusation fait suite à la diffusion, en avril 2013, dans l’un des magazines d’investigation de la chaîne Al-Jadeed, d’une liste de 167 noms de témoins, en lien avec “l’affaire Ayyach”, dans laquelle doivent être jugés les présumés coupables de l'assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri. La chaîne affirme quant à elle que ni les visages ni les noms des témoins n’ont été révélés.


Au lendemain de cette décision judiciaire, plusieurs personnalités politiques libanaises ont réagi face à ces accusations. Le directeur de la chaîne Al-Jadeed, Tahsine al-Khayat, père de la journaliste Karma Khayat visée par cette plainte, a été personnellement contacté par le président libanais Michel Sleiman. Ce dernier a réitéré son “engagement en faveur de la liberté de la presse” et son inconditionnel soutien aux médias nationaux. Plusieurs députés, membres du bloc parlementaire de la “Fidélité à la résistance” (pro-Hezbollah), ont pour leur part exprimé leur soutien aux deux journalistes, tout en appelant “le gouvernement à agir rapidement pour protéger la Constitution, le Liban et les institutions. Nous sommes contre ces mesures du TSL, nous sommes pour la liberté de la presse".


Les journalistes libanais n’ont pas manqué également de réfuter ces accusations en organisant plusieurs sit-in de soutien à leurs deux confrères. Ils ont rappelé - par le biais du syndicat - que “la référence unique pour les journalistes au Liban est le tribunal des imprimés” et non le TSL. Le Syndicat a également souligné que des médias internationaux, tels que la chaîne canadienne CBC, le magazine allemand Der Spiegel ou le quotidien français Le Figaro, avaient publié des détails sur l’affaire en cours sur la base de documents confidentiels et de fuites internes au TSL. La parution de ces articles n’avait alors valu aucune condamnation de la part de cette instance internationale.


Enfin, le ministre de l’Information Ramzi Jreije, membre du parti chrétien Kataëb (opposé au Hezbollah), a déclaré lors d’une conférence de presse, à l’issue d’une rencontre avec l’Ordre de la Presse que "quelle que soit la légitimité du TSL, les médias ont le droit de le critiquer en toute liberté", avant de se déclarer, quelques jours plus tard, confiant quant à “l’innocence des journalistes”, tout en les exhortant à se présenter à l’audience pour pouvoir dit-il “prouver leur innocence”.


Face à ces différents messages de soutien, le ministre de la Justice Ashraf Rifi, proche du camp Hariri, a lui estimé que même si la liberté de la presse est un droit consacré par la Constitution libanaise, les journalistes sont tenus de respecter la loi. Et de déclarer qu’il n’hésiterait pas à “arrêter les deux journalistes” poursuivis, si le TSL le lui demandait.


Pour rappel, le 2 mars 2014, le ministre de la justice Ashraf Rifi a porté plainte contre Al-Amine pour “insultes” et “formules méprisantes et irrespectueuses envers le président de la République”. Cette plainte est survenue au lendemain de la publication d’un article intitulé “Le Liban sans président”, dans lequel il avait dénoncé la corruption du Président et du ministre de la Justice.


Inauguré en 2009 et basé à la Haye, le TSL est un tribunal pénal international, établi à la suite d'un accord entre l'Organisation des Nations unies et la République libanaise, conformément à la résolution 1664 du 29 mars 2006. Sa mission principale est de juger les responsables de l’attentat du 14 février 2005 à Beyrouth, qui avait coûté la vie, à 22 personnes dont l’ancien premier ministre libanais Rafic Hariri. Le procès a été suspendu pour permettre à un cinquième accusé de préparer sa défense.

Publié le
Updated on 24.02.2017