Crise dans le Golfe: l’irrecevable demande faite à Al-Jazeera et aux autres médias du Qatar

L’exigence de plusieurs pays arabes de fermer la chaîne Al-Jazeera ainsi que plusieurs autres médias financés par le Qatar afin de mettre un terme à la crise régionale suscite les plus vives inquiétudes de Reporters sans frontières (RSF), qui condamne un chantage inacceptable.

C’est par une dépêche d’agence et des tweets circulant sur les réseaux sociaux que les journalistes de la principale chaîne de télévision qatarie ont appris la nouvelle. Près de trois semaines après la rupture des relations diplomatiques entre le Qatar et l’Arabie saoudite, le Bahreïn, les Emirats arabes unis et l’Egypte, les employés d’Al-Jazeera ont découvert incrédules, les conditions émises par les adversaires du Qatar pour mettre fin à cette crise régionale sans précédent. Parmi les treize demandes faites à Doha le 23 juin dernier par ses voisins du Golfe Persique et l’Egypte, figure celle de fermer, tout bonnement et simplement, la chaîne Al-Jazeera, ainsi que d’autres médias soutenus directement ou indirectement par l’émirat, tels que Al-Araby Al-Jadeed et Middle East Eye.


“C’est sans précédent dans l’histoire de l’humanité” commente Yasser Abu Hilalah, le directeur de l’antenne arabophone d’Al-Jazeera, basé à Doha, contacté par RSF, qui estime que soutenir l’appel à la fermeture de la chaîne qatarie, reviendrait à délivrer une “licence pour tuer le journalisme dans cette région” et à faire taire des voix libres. Souvent critiquée pour sa couverture des révolutions arabes, régulièrement accusée de partialité et d’être la voix du Qatar, Al-Jazeera, n’en a pas moins révolutionné le paysage médiatique du monde arabe, en ouvrant, dès sa création en 1996, ses antennes à toutes les tendances politiques de la région.


Cette diversité de ton se retrouve également dans les pages du site en ligne Middle East Eye, et c’est justement cette “couverture pro-démocratique, pro-printemps arabes et indépendante de tout gouvernement” qui vaut au média de figurer, au côté d’Al-Jazeera, dans la liste noire des médias à fermer, assure son rédacteur en chef, David Hearst. Ce dernier, joint par RSF, explique encore faire “du journalisme effectif”, éloigné de “la vision traditionnelle” de ses collègues saoudiens ou émiratis et estime être face à “une tentative d’éteindre la moindre voix libre qui ose questionner ce qu’ils font.”


“Ce chantage à la fermeture est inacceptable et masque mal une volonté délibérée de certains pays du Golfe à censurer purement et simplement les médias qataris” déclare de son côté Alexandra El Khazen, responsable du bureau Moyen-orient de RSF, qui dénonce encore, une grave atteinte à la liberté de la presse, au pluralisme des médias et au droit à l’accès à l’information dans la région. Les médias ciblés doivent pouvoir exister librement sans être obligés de s’aligner sur la politique des pays voisins, qui ne sont en aucun cas aujourd’hui des modèles à suivre pour la liberté de la presse.”


Pour rappel, l’Arabie saoudite, l’Egypte, les Emirats arabes unis et le Bahreïn qui exigent la fermeture d’Al-Jazeera, de Middle East Eye et d’autres médias considérés comme proches du Qatar sont situés respectivement à la 168e, 161e, 119e et 164e place du Classement 2017 de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières, tandis que le Qatar occupe la 123e position sur 180 pays.


La liberté d’informer et d’expression ciblée


Avant même de fixer un ultimatum de dix jours au Qatar pour répondre aux treize demandes formulées par les pays arabes, les principaux ennemis de l'Émirat ont commencé à prendre des mesures de rétorsion contre les médias qataris, voire même contre la moindre forme d’expression potentiellement favorable au Qatar.


Dès le début du mois de juin, quelques jours à peine après la rupture des relations diplomatiques entre Doha et ses voisins, les gouvernements saoudien et jordanien ont annoncé la fermeture des bureaux de la chaîne Al-Jazeera dans leur capitale. Parallèlement, aux Emirats arabes unis, le procureur général a annoncé que toute expression de sympathie envers l’émirat du Qatar ou d’opposition à la politique du pays - verbalement, par écrit ou sur les réseaux sociaux - serait désormais un crime passible d’une peine allant de trois à quinze ans de prison en plus d’une lourde amende (500 000 dirhams émiratis, environ 120 000 euros). En Arabie saoudite, ce crime, considéré comme une atteinte à l’ordre public, peut également être puni , en vertu de l’article 7 de la loi anti-cybercriminalité, par une peine de prison allant jusqu’à cinq ans en plus d’une lourde amende (3 millions de riyals, soit environ 710 000 euros). Au Bahreïn, le ministère de l’Information a également prévenu que les médias ne devaient publier aucune information qui puisse nuire aux intérêts de l’Etat, sous peine de poursuites judiciaires pouvant aboutir à une amende et une peine de cinq ans de prison.


Ces mesures se sont ajoutées à celles prises quelques semaines auparavant contre les sites internet de la chaîne d’Al-Jazeera et de plusieurs médias qataris, qui ont été bloqués en Arabie saoudite, aux Emirats arabes unis et en Egypte. Si ces différentes atteintes à la liberté d’informer et même à la liberté d’expression inquiètent particulièrement Reporters sans frontières, l’organisation rappelle que ce n’est pas la première crise à laquelle est confrontée la principale chaîne d’information qatarie.


Déjà en 2002, Al-Jazeera a été contrainte de fermer ses bureaux au Koweit et en Jordanie. En 2005, c’est le pouvoir iranien qui exige la fermeture du bureau de Téhéran pour avoir “incité aux troubles” en couvrant des incidents. La chaîne qatarie doit également suspendre ses activités en 2010 au Bahreïn, en 2013 en Egypte puis en 2014 à Bagdad. Le plus important et influent média du monde arabe, qui diffuse en plusieurs langues à travers le globe, n’a pas seulement survécu à des attaques politiques, il a dû aussi surmonter des drames, comme lorsque ses locaux ont été la cible de tirs lors de la guerre de Gaza en 2014, voire même de bombardements américains en Afghanistan 2001 et en Irak en 2003. “Les employés d’Al-Jazeera ont été menacés, emprisonnés et tués tragiquement pour avoir simplement fait leur métier de journaliste” rappelle le service de presse de la chaîne. Un de ses journalistes est d’ailleurs toujours actuellement détenu en Egypte.


C’est peut-être parce que la chaîne a déjà survécu à toutes ces épreuves qu’Ayache Derradji, le directeur du bureau d’Al-Jazeera à Paris, est capable d’optimisme. Evoquant l’avenir de la chaîne, il assure: ”Littéralement Al-Jazeera signifie “l’île”. Et comme une île, Al-Jazeera ne peut être contournée, assiégée ou même occupée car elle est plus vaste que les idées des ennemis de la liberté de la presse, et elle restera libre (...) sa vie est plus longue que toutes les vies additionnées des régimes totalitaires !”


Publié le
Updated on 28.06.2017