Classement RSF 2019 : une digue a-t-elle cédé en Europe?

L’affaiblissement de la liberté de la presse en Europe, dénoncé dans les derniers Classements de RSF, va de pair avec une érosion institutionnelle incarnée par des pouvoirs en place de plus en plus autoritaires. Meurtres, tentatives d'assassinat ou attaques physiques et verbales : les journalistes européens sont soumis à de nombreuses formes d’intimidation et de pressions, et à un harcèlement judiciaire croissant. Si l’Europe demeure le continent qui garantit le mieux la liberté de la presse, les journalistes d'investigation y sont, plus que jamais, entravés dans leur travail.

En quelques mois, les meurtres de trois journalistes, à Malte, en Slovaquie puis en Bulgarie, ont fait prendre conscience à l’opinion publique internationale que l’Europe n’était plus un sanctuaire pour les journalistes - notamment lorsqu’ils s’intéressent à des affaires de corruption, d’évasion fiscale ou de détournement de fonds avec des ramifications européennes, souvent liées à la mafia, l’un des pires prédateurs des journalistes d’investigation.


Paolo Borrometi, journaliste sicilien spécialiste des réseaux criminels, ne doit d’ailleurs son salut qu’à la protection constante de la police italienne, qui a déjoué en mai dernier une tentative d’assassinat de la mafia : “Une petit mort sert à donner une bonne leçon à tous les autres”, a déclaré l’un des mafieux lors de son arrestation. A l’instar de Roberto Saviano ou de Paolo Borrometi, une vingtaine de journalistes vivent actuellement sous escorte jour et nuit en Italie (43e, +3). Dans ce contexte, il est d’autant plus inquiétant que le ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini, veuille remettre en question la protection policière du journaliste Roberto Saviano parce qu’il a osé critiquer le leader de la Ligue.


Dans un climat sécuritaire de plus en plus dégradé, le besoin de protection policière pour les journalistes se fait ressentir y compris dans les pays en tête de Classement. Aux Pays-Bas (4e, -1), deux d’entre-eux, spécialistes des organisations criminelles, en bénéficient à temps plein tandis qu’en Suède (3e, -1), on assiste à une recrudescence du cyberharcèlement contre ceux qui enquêtent sur le crime organisé ou les affaires religieuses.


La double peine : les menaces des réseaux mafieux ajoutées à celles d’Etats véreux


Au Monténégro (104e, -1), pays candidat à l'adhésion à l'UE, la question de la protection des journalistes ne semble pas être une priorité en dépit de graves attaques. Il a fallu plusieurs mois aux autorités pour arrêter les personnes suspectées d’une agression contre la journaliste d’investigation Olivera Lakic - une spécialiste du crime et de la corruption -, blessée par balle devant son domicile en mai. De son côté, Jovo Martinovic, spécialiste du crime organisé dans les Balkans, s’est vu infliger une peine de 18 mois de réclusion criminelle en janvier pour avoir enquêté sur les trafics d’armes dans la région, malgré des preuves accablantes montrant que ses liens avec les milieux criminels étaient uniquement liés à son activité professionnelle.


Ces journalistes dérangent parce qu’ils enquêtent sur des trafics d’influence à l’échelle internationale entre dirigeants politiques et réseaux mafieux, ou sur des fonds européens qui disparaissent, comme en Bulgarie (111e et toujours lanterne rouge) -, un pays régulièrement épinglé pour sa corruption endémique et l'inefficacité de son système judiciaire. Les journalistes sont pris en étau entre le crime organisé et le pouvoir qui ne les défend pas mais les accable : en septembre 2018, la police a placé en détention deux journalistes d'investigation de médias indépendants, alors qu'ils enquêtaient sur des détournements de fonds européens.


Un éventail de pressions sur fond de corruption


D’un bout à l’autre du continent, dès que les journalistes lèvent le voile sur des affaires qui dérangent, ils sont inquiétés. En Roumanie (47e,-3), à la tête de la présidence tournante de l’Union européenne en 2019, les journalistes du site d’investigation RISE Project, qui enquêtaient depuis plusieurs mois sur des affaires de fraudes aux aides européennes, ont subi des pressions des autorités. Elles ont invoqué le règlement général de l'Union européenne sur la protection des données (RGPD) pour les contraindre à révéler leurs sources.


Dissuader les journalistes de mener leurs recherches consiste parfois à porter atteinte à  leur intégrité physique, comme en Serbie (90e, -14) qui en 2018 a connu une recrudescence d’attaques violentes maintes fois dénoncées par RSF contre les journalistes d’investigation enquêtant ici aussi sur des affaires de corruption. En décembre, l’un d’eux, Milan Jovanovic, a dû fuir sa maison en flammes pour échapper à ses assaillants. Le commanditaire de l’attaque, un maire et membre du parti du président Aleksandar Vucic, a été interpellé et le journaliste placé sous escorte permanente.


A Malte, malgré un climat pesant et inquiétant où le meurtre de Daphne Caruana Galizia continue de résonner comme un douloureux signal, une poignée de journalistes veut poursuivre le travail de la blogueuse anti-corruption et mettre au jour la corruption et le blanchiment d’argent rampants sur l’archipel, qui poursuit sa dégringolade dans le Classement (77e, -12). Mais leur détermination a un corollaire : en plus de la peur, ils subissent d’intenses pressions judiciaires. 


La Pologne ne fait pas exception et recule dans le Classement pour la quatrième année consécutive (59e, -1). Après Tomasz Piatek, attaqué en justice par le parquet militaire et accusé de terrorisme pour avoir révélé des liens du ministre de la Défense polonais avec la mafia russe, les journalistes du quotidien Gazeta Wyborcza sont dans le viseur des autorités et menacés de peines d’emprisonnement pour avoir mis en cause le leader du parti au pouvoir, Jaroslaw Kaczyński, impliqué dans une affaire de construction douteuse.


La rhétorique anti-média


Un autre phénomène préoccupant s’est installé en Europe en 2018 : une libération de la parole contre la profession et une rhétorique anti-média dans bon nombre de démocraties. Les journalistes sont déclarés persona non grata, menacés et insultés par des personnalités qui sont au plus haut sommet du pouvoir. Cette tendance s’amplifie, notamment en France (32e, +1), où le leader de la France insoumise Jean-Luc Mélenchon a estimé que  la haine des journalistes était “saine et juste”.


En Hongrie (87e, -14 places), le refus persistant des responsables du parti de Viktor Orban de parler aux journalistes qui ne sont pas affiliés aux médias “amis du Fidesz” est une constante. Viktor Orban a refusé il y a quelques mois de répondre aux questions posées par la chaîne d'information critique HírTV, arguant que le média n’était qu’un concentré de “fausses informations”. Certains journalistes n’ont même plus le droit de s’adresser à des membres du gouvernement ni de poser des questions lors des conférences de presse.


Cette critique des médias devient une arme politique qui affaiblit le journalisme en le remettant systématiquement en cause. Pour ce faire, les leaders n’hésitent pas à se servir des médias publics transformés en instruments de propagande ou acquis à leur cause. L’utilisation de ces canaux pour exercer des pressions contre les journalistes n’est pas nouvelle, mais la pratique s’est intensifiée. En Pologne, où le gouvernement conservateur PiS a transformé l’audiovisuel public en audiovisuel d’Etat, on s’interroge sur la part de responsabilité de la télévision publique TVP dans l’assassinat de Pawel Adamowicz, le maire de Gdansk. Son nom aurait été prononcé 1 800 fois sur l’antenne du média au cours de l’année, toujours dans le but de le dénigrer. Le directeur de la chaîne a également promis de poursuivre en justice tous les journalistes qui établiraient un lien entre le discours de haine de la TVP et ce meurtre.


De la parole aux actes, un cap a été franchi


Ces attaques verbales et ces menaces contre les médias partout en Europe incitent à des actes de violence sur le terrain qui relèvent d’une haine du journalisme et du pluralisme, et s’apparente à une forme de chantage antidémocratique. La détestation des médias, caractéristique majeure de la colère des “gilets jaunes” en France, en est l’illustration la plus préoccupante et s’est manifestée de façon brutale avec des agressions et des intimidations inédites. Une journaliste de la Dépêche du Midi a notamment été menacée de viol et insultée par une horde de manifestants en colère à Toulouse au mois de janvier. En tout, plusieurs dizaines d’incidents graves ont été répertoriés depuis le début du mouvement. Ils viennent s’ajouter aux dizaines de cas de violences policières et d’usage excessif de tirs de LBD qui ont principalement visé des photojournalistes.


Au-delà des menaces et des intimidations, une pratique particulièrement dissuasive à l’égard des journalistes se répand aujourd’hui dans toute l’Europe : leurs adversaires ont recours aux procédures dites “bâillon” - en anglais, les SLAPP (Strategic Lawsuit against Public Participation) -, des plaintes en diffamation visant souvent plus à intimider et à faire taire les journalistes qu’à obtenir réparation. En France, de nombreux journalistes ont été poursuivis par de grands groupes commerciaux comme la société Vinci ou le magnat de la presse Vincent Bolloré. Ce dernier est à l’origine de nombreuses procédures en diffamation en France et à l’étranger contre des articles ou des reportages audiovisuels qui lui permettent de contourner la loi de 1881 sur la liberté de la presse.


Cette technique qui vise aussi à épuiser les ressources financières des journalistes est aussi très largement répandue à Malte. Après Daphne Caruana Galizia, qui faisait l’objet d’un véritablement harcèlement judiciaire jusqu’à son assassinat, c’est au tour de la plateforme d’investigation The Shift News d’être dans le collimateur des puissants. Malgré une bonne performance dans ce Classement, la Croatie (64e, +5) bat des records dans ce domaine : le syndicat des journalistes HND a répertorié plus de 1 000 affaires judiciaires contre des journalistes

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Publié le
Mise à jour le 21.04.2020