Classement 2015 : Ces dictatures qui vont toujours plus loin dans le contrôle de l’information
On pourrait penser que les Etats les plus despotiques et les plus fermés au monde se contentent de maintenir leur contrôle sur l’information. Ils n’ont pourtant de cesse de l’accentuer et de parfaire ainsi leurs outils de censure et de répression. Derrière leur apparente stagnation dans le Classement mondial, 15 Etats parmi les 20 derniers voient leurs scores baisser par rapport à 2014. Comment parviennent-ils à faire toujours pire ?
Renforcer le monopole de l’information
En Corée du Nord, en Erythrée, au Turkménistan ou encore en Ouzbékistan, le contrôle total de l’information par les autorités n’est défié que par une poignée de reporters qui prennent tous les risques pour faire passer des éléments à des médias basés à l’étranger. Si de tels “trous noirs de l’information” restent rares, ils semblent constituer un modèle pour de nombreux régimes qui souhaitent s’en inspirer. A Djibouti, les collaborateurs du seul média indépendant, La Voix de Djibouti, sont l’objet d’un harcèlement systématique. En Guinée équatoriale, une poignée de journaux privés ne paraît plus que sporadiquement. Au Soudan, l’année 2014 est marquée par la multiplication des arrestations arbitraires de journalistes et la saisie d’une cinquantaine de titres, visant même des journaux pro-gouvernementaux. Non contentes de cette répression tous azimuts, les autorités ont instauré la censure préalable avec la création d’un Haut comité, placé sous l’autorité du ministère de l’Information, chargé d’examiner avant publication tous les articles traitant de corruption.
La censure préalable fait également son grand retour au Kazakhstan : tous les médias y seront désormais soumis en cas d’émeute, de grève ou de manifestation massive. Les autorités kazakhes, qui ont interdit les principaux médias d’opposition nationaux il y a deux ans, s’acharnent à en combattre toute résurgence : en 2014, trois journaux critiques du pouvoir sont fermés l’un après l’autre, quelques mois après leur création. L’Azerbaïdjan a lui aussi pratiquement réussi à anéantir tout pluralisme : asphyxie économique, procès montés de toutes pièces et persécution de leurs collaborateurs contraignent les derniers titres indépendants à fermer les uns après les autres. En Chine, le Parti communiste publie de nouvelles règles interdisant notamment aux journalistes... d’“émettre des critiques non autorisées”.
Internet repris en main
Après avoir acquis la haute main sur les médias traditionnels, il s’agit d’asseoir son contrôle sur la Toile. Brièvement dépassés par ce formidable instrument de contournement de la censure, les régimes les plus despotiques rattrapent rapidement leur retard et réalisent - avec le concours des technologies de surveillance vendues par de grandes sociétés occidentales - tout le potentiel que représente Internet pour leur volonté de contrôle.
A l’abri de sa “Grande muraille numérique”, la Chine reste une des pionnières de la censure du Net. Le mouvement pro-démocratie “Occupy Central” à Hong Kong, tout comme la commémoration des 25 ans du massacre de Tian’anmen, ont fait l’objet de blackouts savamment orchestrés. Tous les termes pouvant se rapporter à cet anniversaire ont été censurés des moteurs de recherche, début juin, et les sites de microblogging ont été régulièrement “nettoyés”. L’accès à l’ensemble des services de Google, y compris Gmail, a été bloqué à 90%. Malgré des difficultés techniques et des réticences liées aux gains économiques attendus du secteur numérique, l’Iran poursuit l’idée de mettre en place un “Internet national”. La cyberpolice de la République islamique a en tous cas montré qu’elle avait accès aux messages échangés sur certaines applications mobiles, en arrêtant 12 net-citoyens pour des propos tenus sur WhatsApp, Viber et Tango. Malgré l’activation du câble à fibre optique vénézuélien ALBA-1, l’accès à Internet est toujours restreint à Cuba, et son coût prohibitif. Le réseau reste extrêmement contrôlé et les sites d’information indépendants hébergés hors du pays demeurent inaccessibles, sauf dans quelques hôtels pour touristes étrangers.
Le blocage de sites internet sans décision de justice devient dès lors la norme, et la plupart des cyberpolices savent désormais bloquer les portails qui changent d’adresse IP ou les sites qui permettent d’acquérir des outils de contournement de la censure tels que les VPN. Après avoir réprimé de façon arbitraire, la plupart des régimes autoritaires légifèrent à tour de bras, de façon à enserrer les activités en ligne dans des filets toujours plus étroits. Au Kazakhstan, le gouvernement s’est habilité à couper tout réseau ou moyen de communication dès qu’il le juge nécessaire. Suivant l’exemple russe, les autorités ouzbèkes imposent désormais aux blogueurs un cadre pénal strict, et leurs homologues bélarusses soumettent les réseaux sociaux et les plateformes de microblogging à l’autorité du ministère de l’Information. Le prétexte de “cybercrimes” est fréquemment brandi en Arabie saoudite ou au Bahreïn pour justifier la condamnation à de lourdes peines de prison des net-citoyens critiques des autorités.
Prompts à légiférer, les régimes les plus répressifs n’hésitent pas pour autant à s’exonérer de tout cadre afin de mener leur propre cyberguerre. Le site d’information de référence sur l’Ouzbékistan, Uznews, est réduit au silence depuis que des hackers ont piraté la boîte mail de sa rédactrice en chef et publié des documents risquant de compromettre son réseau de correspondants. A l’image de 64 Tianwang en Chine ou de Nuba Reports au Soudan, les sites d’information indépendants sont régulièrement la proie de cyberattaques. En deux ans, le régime nord-coréen aurait doublé les effectifs de son armée de hackers.
Plus une seule voix indépendante ne doit rester libre
Pour des régimes déjà extrêmement répressifs, l’emprisonnement des dernières grandes figures encore en liberté est un passage obligé. Ainsi la célèbre journaliste Gao Yu, le net-citoyen Huang Qi, le cyberdissident Xu Zhiyong et le célèbre blogueur ouïghour Ilham Tohti ont-ils rejoint la centaine de porteurs d’information actuellement emprisonnés en Chine. L’incarcération de Khadija Ismaïlova, pionnière du journalisme d’investigation en Azerbaïdjan, souligne elle aussi le point de non-retour atteint par le régime autocratique d’Ilham Aliev : la multiplication des arrestations arbitraires, qui a poussé des dizaines de journalistes à l’exil en 2014, fait du pays la plus grande prison du continent européen pour les acteurs de l’information. Les emprisonnements de journalistes-citoyens et de blogueurs continuent également de se succéder au Vietnam, au Bahreïn ou encore en Arabie saoudite.
Dans les plus grandes prisons du monde pour les journalistes et net-citoyens que sont l’Iran, la Chine ou l’Erythrée, les motifs de leurs arrestations et leurs lieux de détention restent souvent inconnus. Dans les geôles iraniennes, nombreux sont les prisonniers malades et privés de soins. Incarcéré depuis le mois de juillet dans un lieu inconnu et sous des charges non spécifiées, soumis à de longues périodes d’isolement, Jason Rezaian a perdu près de 30 kilos. A l’image de Dawit Isaac, la plupart des journalistes emprisonnés en Erythrée n’ont jamais été jugés. Ils sont parfois enfermés dans de simples containers au milieu du désert, exposés à des températures extrêmes dans des conditions de promiscuité et d’hygiène intolérables. Les atrocités du groupe Etat islamique ne doivent pas faire oublier qu’au moins une trentaine de journalistes et net-citoyens croupissent dans les geôles du régime syrien, où l’usage de la torture est systématique. Parmi eux, le lauréat du Prix RSF 2012, Mazen Darwish, entame sa quatrième année en détention.
Des “forces de l’ordre” d’une violence criminelle
Au Vietnam, les violences policières sont très préoccupantes. Attaqué le 2 novembre par huit policiers, le journaliste indépendant Truong Minh Duc a dû être hospitalisé en soins intensifs, où il se trouvait encore trois semaines plus tard. Les agressions d’une grande violence font aussi partie intégrante de la palette utilisée en Azerbaïdjan à l’encontre des journalistes et blogueurs critiques. L’un des seuls journalistes indépendants et défenseurs des droits de l’homme de la République autonome du Nakhitchevan, Ilgar Nasibov, a fait l’objet d’une violente attaque le 21 août, alors qu’il travaillait à son bureau. Dans ces deux pays, les policiers recourent de plus en plus à des gangsters pour leurs basses oeuvres, qu’ils exécutent parfois de concert.
En Iran, une vaste opération de fouilles s’est déroulée dans le dortoir 350 de la prison d’Evin. Contestant cette opération irrégulière, des dizaines de prisonniers, dont des journalistes et net-citoyens, ont été sévèrement battus et placés à l’isolement.
De la plus archaïque à la plus raffinée : ne reculer devant aucune méthode
En Arabie saoudite ou en Iran, la répression prend volontiers des allures moyenâgeuses : pour avoir demandé le respect des libertés fondamentales dans le royaume, le cofondateur du forum de discussion Liberal Saudi Network et lauréat du Prix RSF 2014, Raïf Badawi, est condamné à dix ans de prison et 1000 coups de fouet. Un châtiment tout aussi commun dans la République islamique, où plus d’une cinquantaine de journalistes et net-citoyens y ont été soumis ces cinq dernières années. Parmi les derniers cas en date, les photojournalistes Khalil Emami et Abass Alipour, condamnés en août respectivement à 25 et 50 coups de fouet, à la demande d’un fonctionnaire local qu’ils avaient critiqué. En Chine, les “aveux” forcés font un retour remarqué sur les écrans. Après Chen Yongzhou en novembre 2013, la journaliste Gao Yu et le reporter Xiang Nanfu, sont à leur tour contraints de se livrer à ces “autocritiques” télévisées en mai 2014.
Le jour où il publie un supplément commémorant le massacre de civils tamouls par l’armée en 2009, le 18 mai, le journal sri-lankais Uthayan voit sa rédaction encerclée par des centaines de militaires. Un sort partagé par le journal Thinakkural. Les autorités de Colombo s’attaquent aussi aux fondements du journalisme en entravant systématiquement les activités des ONG de soutien aux médias. Une cible privilégiée également par les autorités azerbaïdjanaises, qui ont purement et simplement liquidé les principales ONG de soutien aux médias cet été.