Chronique d'un hold-up sur les médias d'Etat

La reprise en main des médias d'Etat a été l'une des pièces maîtresses de l'offensive avortée du président Laurent Gbagbo pour reconquérir l'ensemble de la Côte d'Ivoire. Le 4 novembre, la radio et la télévision publiques sont passées sous la coupe des fidèles de la présidence et sont devenues, selon les termes de son nouveau directeur, "une arme pour un Etat en guerre".

La reprise en main des médias d'Etat a été l'une des pièces maîtresses de l'offensive avortée du président Laurent Gbagbo pour reconquérir le contrôle de l'ensemble de la Côte d'Ivoire. En une matinée, le 4 novembre, la Radiotélévision ivoirienne (RTI) et Radio Côte d'Ivoire (RCI) sont passées sous la coupe des fidèles de la présidence et du parti présidentiel, le FPI. Un nouveau staff d'animateurs et de journalistes, partisans d'une ligne éditoriale aux ordres, a été imposé. A compter de ce jour, et durant toutes les émeutes qui ont secoué Abidjan pendant près d'une semaine, les émissions de la télévision et de la radio publiques ont connu une grave dérive propagandiste, relayant des appels au crime, des mensonges et des mots d'ordre organisant les violences de la rue. Si, à l'antenne, le ton a quelque peu changé, les médias publics ivoiriens restent aujourd'hui des médias militants. La direction « parallèle » imposée à la RTI le 4 novembre est toujours en place, en toute illégalité. « Rien ne justifie que, dans une démocratie, les médias d'Etat subissent les diktats d'un clan politique, a déclaré Reporters sans frontières. Pour que le retour à la normale prôné par les autorités ivoiriennes ne s'apparente pas une mascarade, la RTI et RCI doivent fonctionner de nouveau dans un climat professionnel serein et dégagé de la mainmise du pouvoir. Son équipe dirigeante légitime, conduite par Kébé Yacouba, doit pouvoir exercer de nouveau, dans les plus brefs délais, la mission que lui a confiée le président de la République, en janvier 2004. De plus, l'ensemble du personnel des médias publics doit bénéficier de mesures de protection. » Un DG installé sous escorte A l'aube du 4 novembre, sur ordre du président Laurent Gbagbo, les Forces armées nationales de Côte d'Ivoire (Fanci) ont été engagées dans l'opération « Dignité », dont l'objectif était la reconquête par la force du nord du pays, tenu par des insurgés depuis le 19 septembre 2002. Aux environs de 9 heures ce même jour, un important détachement militaire a pris position dans la cour de la RTI, dans le quartier de Cocody, à Abidjan. Des voitures civiles ont suivi peu après. En sont descendus Georges Aboké, ancien directeur général de la chaîne, Jean-Paul Dahily, son ancien secrétaire général et par ailleurs conseiller technique à la présidence, et Silvère Nebout, conseiller en communication du chef de l'Etat. Un commandant de la garde républicaine les a accompagnés au dernier étage de l'immeuble, où se trouvent les bureaux de la direction. C'est dans cette ambiance insurrectionnelle que Jean-Paul Dahily a été installé à la direction générale de la RTI. Diplômé en sociologie de l'université Louis-Lumière de Lyon, détenteur d'un certificat de premier cycle en journalisme, l'homme avait auparavant dirigé le service de communication de L'Association ivoirienne pour le bien-être familial (AIBEF). Il avait été appelé à la sous-direction des Contrôles et évaluations des antennes et au secrétariat général de la RTI lorsque son ami Georges Aboké avait été nommé à la direction générale de la chaîne. Les deux hommes avaient été débarqués après que Guillaume Soro, ministre de la Communication du gouvernement de réconciliation nationale et secrétaire général des ex-rebelles des Forces nouvelles (FN), avait échappé in extremis à son lynchage par une horde de « Jeunes patriotes », lors de sa visite au siège de la RTI, le 27 juin 2003. Licenciés par le gouvernement, puis réintégrés par la Cour suprême, Jean-Paul Dahily et Georges Aboké avaient finalement quitté leur poste en janvier 2004, au profit du journaliste Kébé Yacouba, nommé par Guillaume Soro au terme d'un bras de fer politico-juridique avec la présidence. Ancien chargé de communication de la mission de l'ONU en Angola, Kébé Yacouba avait également fait partie de l'équipe dirigeante du quotidien gouvernemental Fraternité Matin et avait fondé un quotidien aujourd'hui disparu, IvoirSoir. Avant d'intégrer la RTI, il était président du conseil d'administration de la Société nouvelle de presse et d'édition de Côte d'Ivoire (SNEPCI). Sa nomination, ainsi que celle de l'écrivain et élu municipal du Rassemblement des Républicains (RDR, opposition) Maurice Bandaman à la tête du conseil d'administration de la RTI, avaient provoqué des remous au sein du personnel de la chaîne, dont certains membres avaient interrompu en direct le journal télévisé pour contester la légitimité de la nouvelle équipe dirigeante. Malgré tout, depuis sa nomination, Kébé Yacouba était parvenu à rétablir la confiance du personnel, notamment en versant régulièrement les salaires à la fin de chaque mois. Journalistes remplacés, programmes bouleversés Mais le 4 novembre à la mi-journée, Kébé Yacouba et Maurice Bandaman ne maîtrisaient plus les médias dont ils étaient les dirigeants officiels. Sous la protection des armes et avec le soutien des miliciens loyalistes installés autour du bâtiment, Jean-Paul Dahily s'est immédiatement attelé à placer des fidèles aux postes clés. La coordination des deux chaînes de la RTI (La Première et TV2) a été confiée à Issa Sangaré Yéresso, ancien directeur de TV2 sous l'ère Aboké. Les directeurs de l'information des journaux télévisés ont tous été remplacés. Pierre Ignace Tressia, un ancien producteur d'émission proche du parti présidentiel et numéro deux de RCI, a été nommé à la tête de la radio nationale, en remplacement de son ancien directeur Eloi Oulaï. Sur toutes les chaînes, les grilles des programmes ont immédiatement été bouleversées. Des journalistes licenciés de la RTI ont fait leur réapparition à l'antenne. Le lendemain, le quotidien pro-gouvernemental Le Courrier d'Abidjan jubilait : « La RTI est sous les ordres de Jean-Paul Dahily. La libération de la Côte d'Ivoire passe nécessairement par la libération des médias d'Etat. La prise de pouvoir à la RTI est la première des batailles qui se traduira par la liberté de l'information. La Vraie. » Les journalistes et collaborateurs indésirables ont commencé à être malmenés. Le 4 novembre, Koné Lanciné, rédacteur en chef de la chaîne et secrétaire général du Syndicat des personnels de la RTI (SYPERTI, minoritaire), a raconté à Reporters sans frontières avoir reçu trois appels téléphonique à son bureau, lui conseillant « de partir de là ». Son nom serait apparu sur une « liste noire » des journalistes à écarter. Craignant pour sa sécurité, il a immédiatement quitté son lieu de travail et n'y est pas revenu depuis. Selon son récit, un groupe de « Jeunes patriotes » à sa recherche y ont fait irruption quelques minutes plus tard. Le 5 novembre en fin de matinée, en venant prendre son service, Julien N'Guessan, journaliste sportif et secrétaire général du Syndicat national des agents des organes des secteurs public et parapublic de l'information (SYNINFO, majoritaire), a été agressé par des « Jeunes patriotes » qui avaient établi des campements de fortune devant le siège de la RTI. Une vingtaine d'entre eux l'ont menacé de lynchage, sous prétexte qu'ils étaient « fatigués par son syndicat » et ont tenté de l'embarquer de force dans sa voiture. Des gendarmes ont dû s'interposer brutalement pour empêcher le kidnapping. « On sait où tu te trouves », lui ont lancé les jeunes manifestants. Après être retourné à son bureau, Julien N'Guessan a reçu de nouvelles menaces précises et a dû être exfiltré par des amis policiers. Il n'a plus reparu à son domicile pendant « au moins une semaine ». Outre les deux syndicalistes, d'autres employés de la RTI sont jugés « suspects » par la nouvelle direction et craignent de retourner sur leur lieu de travail. Selon les recoupements effectués par Reporters sans frontières, il s'agit de Séraphin Kouamé, ingénieur et syndicaliste, des journalistes présentateurs Habiba Dembelé, Viviane Ahimain, Amadou Doukouré et Fofana Lassiné, de l'ancien secrétaire général de la chaîne Lazare Aka Sayé, ainsi que de plusieurs employés administratifs. Dans la journée du 18 novembre, Jean-Paul Dahily a donné une interview depuis son nouveau bureau de la RTI. Interrogé sur la propagande antifrançaise diffusée sur les ondes de la radio et de la télévision nationales, il s'est réfugié derrière un argument simple : « Ainsi les gens voudraient qu'un pays en guerre muselle son opinion publique ? Ce ne sont pas les journalistes qui disent ces choses, c'est le peuple. » Mais l'homme fort de la RTI devait néanmoins admettre que « la radio et la télévision sont une arme de l'Etat en temps de guerre ». Résistance sans effet A ce jour, aucune démarche officielle de ceux qui s'opposent au hold-up sur la RTI n'a eu d'effet. Le 23 novembre, le président du conseil d'administration de la RTI, Maurice Bandaman, a exigé par courrier le départ de Jean-Paul Dahily et de son équipe. Il a mis en garde le personnel contre les sanctions auxquelles s'exposent ceux qui leur obéiraient. « Kébé Yacouba est et demeure directeur général de la RTI, écrivait Maurice Bandaman. Le président de la République S.E.M. Laurent Gbagbo le lui a personnellement confirmé par téléphone il y a quelques jours. » Le 29 novembre, le comité intersyndical de la chaîne s'est réuni et a rédigé un courrier au président du conseil d'administration de la RTI. Dans leur lettre ouverte, Julien N'Guessan et Koné Lanciné, au nom de leur syndicat respectif, estimaient que « tout ce qui se passe sur nos antennes n'est pas conforme au cahier des charges de la RTI. Il ne l'est pas non plus par rapport à l'éthique et à la déontologie de notre métier ». Les deux organisations appelaient le conseil d'administration à prendre des mesures pour que la radio et la télévision nationales « retrouvent leur quiétude ». Certes, le 4 décembre, les « Jeunes patriotes » qui s'étaient installés autour du siège de la radiotélévision nationale pour « la protéger d'un éventuel assaut de l'armée française » ont levé le camp. Mais la direction « parallèle », elle, est restée en place.
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Updated on 20.01.2016