Un filtrage ciblé et établi
La volonté d’innovation technologique des autorités va de pair avec un renforcement du contrôle sur la Toile. Le gouvernement applique une politique rigoureuse de filtrage des contenus politiques, religieux, considérés comme obscènes ou remettant en cause la dignité de la famille royale. Parmi les sites bloqués : les sites d’opposition, ceux jugés “anti-islamiques”, des forums de discussion, des sites d’informations. Les sites Online news, et des forums comme
Sitra, ou Bahrainonline.org, ont notamment été bloqués.
Début 2009, la ministre de la Culture, Sheikha Mai Bent Mohammed Al-Khalifa, membre de la famille royale, avait lancé une “campagne contre la pornographie” qui s’était soldée par la fermeture de 1040 sites. Certains n’avaient pourtant rien à voir avec les sujets jugés sensibles. Le blocage du site de l’Arabic Network for Human Rights Information (ANHRI) et du Bahrain Centre for Human Rights, deux organisations de défense des droits de l’homme, montre que le gouvernement s’en prend en réalité à des sites qui le critiquent, ou qui mettent en cause la famille royale et le Parlement. Des pages YouTube, Wikipedia et Facebook ont aussi fait les frais de cette campagne.
Les réseaux sociaux sont également visés, notamment quand ils abordent des sujets sensibles. Le 9 octobre 2010, la page Facebook du leader de l’opposition, Abdul Wahab Hussein, a été bloquée. Facebook connaît une popularité croissante au Bahreïn, avec 253 100 utilisateurs dans le pays.
Pourtant, l’utilisation de serveurs proxy, dont Hotspot Shield ou “Your Freedom”, est de plus en plus répandue dans le royaume.
Une censure Internet de circonstance
Le gouvernement réagit rapidement à l’actualité. Suite aux manifestations pro-démocratiques qui ont débuté le 14 février 2011, le filtrage, appliqué via les logiciels de la société américaine Smartfilter, s’est durci.
Les autorités ont bloqué des comptes Bambuser, une plateforme de streaming permettant aux utilisateurs de partager directement en ligne des vidéos prises avec des téléphones portables. Les pages YouTube contenant des vidéos sur les évènements ont été bloquées. Une page Facebook qui regroupait 6000 membres et qui appelait à une manifestation générale, le 14 février, a été censurée deux jours après son ouverture. Le compte twitter @Nabeelrajab, appartenant au président du Centre du Bahreïn pour les droits de l'homme, a été également censuré.
Depuis le 14 février, l’Internet haut débit a été ralenti en vue d'entraver le téléchargement de vidéos et la diffusion d’images en direct des manifestations. Selon la société Arbor Networks, le trafic vers et depuis le Bahrein aurait diminué de 20%, à la mi-février, comparé aux trois semaines précédentes.
Le 14 février 2011, lors d’un discours télévisé, le roi Hamad ben Issa Al-Khalifa a adressé ses condoléances aux familles de deux manifestants tués lors de la dispersion de rassemblements, et a ordonné la formation d’une commission d'enquête. Selon l’Association des jeunes du Bahreïn pour les droits de l’Homme, des SMS anonymes ont, par la suite, appelé à manifester en soutien du gouvernement.
Le journaliste
Nicholas Kristof du
New York Times, qui a assuré une couverture remarquable des événements, a été victime d’une campagne de diffamation en ligne, vraisemblablement orchestrée par les autorités.
La téléphonie mobile sous pression
En 2010, la censure a été étendue à la téléphonie mobile. Le 7 avril 2010, le ministère de la Culture et de l’Information a interdit un groupe de discussion sur les téléphones portables BlackBerry, menaçant les contrevenants de poursuites juridiques.
Mohamed Suleiman, un journaliste qui relayait gratuitement, grâce à son application "Urgent News", des informations provenant des six principaux quotidiens du pays, a été contraint d’arrêter. Le sous-secrétaire adjoint pour la presse et les publications, Abdullah Yateem, a justifié cette interdiction en soulignant que certains journaux et groupes de diffusion d’informations par téléphones ne disposaient pas des autorisations nécessaires. Il s’est dit inquiet de l’impact sur la population de telles informations, craignant le "chaos et la confusion".
Ces groupes de discussion connaissent un grand succès au Bahreïn. Ils permettent d’échanger des informations, par exemple sur l’état du trafic routier, des expositions culturelles, des questions religieuses, etc. Onze mille personnes étaient abonnées aux alertes "Urgent News".
Lois et décrets prohibitifs
La surveillance des nombreux cybercafés du pays a été renforcée. Ces établissements ont notamment interdiction d’avoir une pièce fermée séparée, qui offrirait la possibilité aux utilisateurs de consulter des sites de manière privée. L’écran doit être visible de tous afin de faciliter les contrôles. Une commission, qui réunit quatre ministères, s’assure que les règles d’interdiction aux mineurs et de visibilité des postes sont bien respectées.
Internet est gouverné par l’Autorité de régulation des télécommunications, établie par la loi n°47 sur les Télécommunications, adoptée en 2002. Son champ d’application a été étendu aux supports en ligne. Un amendement de 2008 a éliminé la censure préalable et les peines de prison pour les reporters. Mais les journalistes et les internautes peuvent toujours être poursuivis en vertu de la loi antiterroriste ou du code pénal.
Deux décrets concernant spécifiquement Internet ont été adoptés en 2009. Le premier décret permet la fermeture de sites sans décision de justice, sur simple demande de la ministre de la Culture. Le second oblige le nombre croissant de fournisseurs d’accès à Internet – une vingtaine à ce jour - à bloquer des sites à caractère pornographique ou susceptibles d’inciter à la violence ou à la haine raciale.
Des net-citoyens sous pression
Engagé dans une logique sécuritaire, en réaction à la contestation de la minorité chiite à l’été 2010, le régime a emprisonné deux blogueurs dans des conditions dégradantes et a ouvertement bafoué leurs droits, en violation des conventions internationales signées et ratifiées par le royaume.
Jugés aux côtés de 23 militants des droits de l’homme, les militants et blogueurs
Ali Abduleman et
Abduljalil Al-Singace, arrêtés le 4 septembre 2010, ont été victimes de mauvais traitements en détention. D’après le Bahrain Center for Human Rights, Ali Abdulemam aurait déclaré, au cours du procès : « J’ai été torturé, battu et insulté. Ils ont menacé d’obtenir le licenciement de ma femme et d’autres membres de ma famille. J’ai été interrogé sans la présence d’un avocat et l’officier présent à l’interrogatoire m’a semblé faire partie des services de sécurité. Il n’a pas voulu prendre en compte mon rejet des accusations portées à mon encontre. Il ne me permettait jamais de répondre à ses questions, y répondant lui-même. » Abdeljalil Al-Singace a lui aussi dénoncé devant la cour la torture "morale et physique" dont il aurait été victime et les menaces de viols proférées à l’encontre de ses proches. Il a été victime de quatre attaques cardiaques au cours de sa détention. Il aurait dénoncé la privation de soins imposée par les autorités à son égard, ayant pour conséquence une détérioration rapide de son état de santé.
Le 22 février 2011, en signe d’apaisement envers l’opposition et les manifestants, le gouvernement a soudainement libéré les deux blogueurs, ainsi que les 21 militants de l’opposition et des droits de l’homme jugés en même temps qu’eux, dans une parodie de procès marqué par la démission collective des premiers avocats de la défense. Ces derniers avaient auparavant réclamé une suspension du procès et l’ouverture d’une enquête sur des allégations de torture, comme le prévoit la loi.
Nabeel Rajab, directeur du Bahrain Center for Human Rights, a récemment déclaré sur la chaîne américaine CNN qu’environ 400 prisonniers politiques étaient toujours en détention.
Abdeljalil Al-Singace, porte-parole et directeur du bureau des droits de l’homme du mouvement Al Haq pour les libertés civiles et la démocratie, avait déjà été arrêté en 2009 pour avoir prétendument lancé une campagne de déstabilisation contre le gouvernement. Il dénonçait sur son blog (alsingace.katib.org) les discriminations à l’égard des chiites, ainsi que l’état déplorable des libertés publiques dans son pays. Ali Abdulemam, un blogueur très actif et considéré par les net-citoyens du pays comme un pionnier d’Internet, avait déjà été arrêté en 2005 pour des écrits critiques contre le régime sur son blog. Collaborateur du réseau mondial de blogueurs Global Voices, il est intervenu dans de nombreuses conférences internationales pour dénoncer les atteintes aux droits de l’homme au Bahreïn.
Les deux net-citoyens étaient accusés de diffamation envers les autorités du royaume et de publication "de fausses informations sur les affaires internes du pays" dans le but de le déstabiliser.
Mohamed Al-Rashid a lui aussi fait les frais de la politique répressive du gouvernement. Le net-citoyen a été arrêté en octobre 2010, pour “diffusion de fausses informations dans le but de déstabiliser la sécurité publique”. Le 4 janvier 2011, il a été libéré après le versement d’une caution de 530 dollars, mais les poursuites n’ont pas été abandonnées. Il est actuellement soumis à des restrictions de déplacement. D’après le Bahrain Center for Human Rights, ce cyberdissident dénonçait sur Internet, notamment sur des forums et des sites tels que Bahrain Online et AlJazeera Talk, les violations des droits de l’homme dans le pays, ainsi que le manque de professionnalisme des journalistes proches du pouvoir. Il s’était fait le relais des prises de position critiques de l’opposition, souvent absentes des médias traditionnels.
Les avocats et défenseurs des net-citoyens et militants des droits de l’homme n’ont pas été épargnés. Nabeel Rajab s’est vu refuser l’entrée au tribunal dès la troisième audience du procès des blogueurs. Le 2 décembre 2010, victime d’un véritable harcèlement, le militant des droits de l’homme a été interpellé pendant plus d’une heure par des agents de la sécurité nationale, à l’aéroport de Manama, alors qu’il s’apprêtait à se rendre en Grèce. Avant d’être relâché, il avait été menacé. Son ordinateur personnel et son téléphone portable lui auraient été confisqués et les données informatiques de son matériel, notamment des documents personnels, auraient été copiées sans aucune décision légale. A l’automne 2010, il avait également fait l’objet d’une véritable campagne de diffamation dans les médias gouvernementaux. Il avait découvert dans les journaux, notamment dans le Gulf Daily News, le 5 septembre 2010, qu’il était considéré comme l’un des membres d’un prétendu « réseau terroriste sophistiqué ».
Le régime, qui a utilisé l’argument sécuritaire pour faire taire des voix dissidentes ces derniers mois, a fait jusqu’ici preuve de pragmatisme, soufflant le chaud et le froid. Il n’a pas hésité à censurer Internet et à entraver le flux de l’information en ligne, et à lâcher du lest pour apaiser les tensions politiques. La situation de la liberté d’expression – notamment en ligne – évoluera donc, dans les prochains mois, en fonction de la situation politique et à la marge de manœuvre dont le pouvoir croit pouvoir disposer.