Algérie : le procès de K. et les médias bâillonnés

Après l’incarcération d’Ihsane El Kadi et la perquisition de Radio M et de Maghreb Émergent, ces deux médias indépendants sont privés de leurs outils de travail tandis qu’une trentaine de collaborateurs sont au chômage. Reporters sans frontières (RSF) appelle les autorités à mettre fin à ces entraves qui pourraient signer la fin des derniers médias réellement indépendants en Algérie.

À son réveil, dans le roman de l’écrivain tchèque Franz Kafka, Le Procès, le personnage Joseph K. fait soudain l’expérience de l’arbitraire comme dans un cauchemar. C’est à minuit, le 24 décembre, que le journaliste algérien Ihsane El Kadi a été arrêté puis placé en garde à vue avant d’être incarcéré. Les jours suivants, l’agence de presse algérienne, Algérie Presse Service (APS) annonçait à son public que le “dénommé “K.I.” a été placé en détention provisoire pour plusieurs chefs d’accusation aussi peu clairs que dans le roman. Entre Joseph K et K.I., il y a comme une forme de sort commun, face à une bureaucratie éloignée des canons de la justice.

Comparer un roman écrit au début du 20e siècle en Europe centrale et une affaire judiciaire en Algérie peut sembler étrange, déclare le secrétaire général de RSF, Christophe Deloire, mais c’est la justice algérienne qui fait trop souvent le choix d’emprunter à la fiction, et nous ne pouvons qu’exprimer notre désolation et notre inquiétude. Il revient aux autorités algériennes de prendre conscience de l’image désastreuse qu’elles renvoient en matière de piétinement des principes démocratiques.”

Le 25 décembre dernier au matin, les services de sécurité débarquent dans la rue Henry Dunant, au centre-ville d’Alger, où se trouve le siège de l’agence Interface Médias, qui édite Radio M et Maghreb Émergent. La perquisition est si longue qu’ils prennent même le temps de fermer la rue afin de travailler à l’aise. Seuls leurs trois véhicules spécialement dépêchés sur les lieux occupent la ruelle. Mais les agents des services de sécurité ne sont pas venus seuls : Ihsane El Kadi est avec eux, menotté. L’image choque les journalistes et les travailleurs de ses médias. Dès lors, la perquisition peut commencer. Tous les ordinateurs et disques durs sont emportés, ainsi que l’ensemble des documents trouvés sur place. Les bureaux de Radio M et de Maghreb Émergent sont mis sous scellés.

Avec cette opération, les deux médias indépendants sont privés de leurs moyens de travail et d’action. Le site Internet d’information Maghreb Émergent peut être alimenté encore grâce à la mobilisation de ses journalistes, mais pour Radio M, la disparition est aussi brutale que soudaine. Ses caméras et son matériel de tournage sont saisis et le studio fermé. Pire encore, en plus d’avoir privé une trentaine de collaborateurs de travail et de les envoyer au chômage, les autorités viennent de signer, par cette mesure arbitraire, la fin des derniers médias réellement indépendants en Algérie.

Avec cette nouvelle mesure brutale et radicale prise contre les deux médias que dirige Ihsane El Kadi, c’est clairement une volonté affichée de faire taire la dernière voix libre et totalement indépendante du journalisme qui reste en Algérie, estime le représentant de RSF en Afrique du Nord, Khaled Drareni. Ihsane El Kadi doit être libéré sans condition, et ses médias doivent pouvoir reprendre leur travail d’information.

Le site Maghreb Émergent a été créé par un groupe de journalistes qui avait collaboré dans les années 90 avec le premier site en ligne consacré à l’Algérie, Algeria Interface, dont la qualité des informations et des analyses des articles était reconnue par tous. C’est ce groupe de journalistes qui créera l’agence Interface Médias qui édite, à partir de mars 2010, le site Maghreb Émergent.

Radio M a été lancée en 2014, dans le cadre d’un talk-show, le “Café presse politique” (CPP) qui a permis le débat sur le projet de quatrième mandat du président Bouteflika. L’attente était forte dans l’opinion et c’est dans la cuisine de l’appartement qui abritait Maghreb Émergent, que l’émission a été lancée. Depuis, d’autres émissions ont été créées renforçant le contenu pluraliste de cette web-radio.  

Un grand nombre de journalistes arrêtés

L’existence même de Radio M a longtemps été remise en cause par les autorités judiciaires algériennes, en particulier depuis le début du Hirak, ce mouvement populaire entamé le 22 février 2019 contre un cinquième mandat du président Bouteflika, et qui avait abouti à la démission de ce dernier. Un grand nombre des journalistes ont été arrêtés et inquiétés. Certains comme Khaled Drareni qui présentait l’émission phare de la radio le CPP a été arrêté plusieurs fois entre 2019 et 2020, puis finalement jeté en prison et condamné en août 2020 à trois ans de réclusion pour “atteinte à l’unité nationale”. Il sera relâché au bout d’une année d’incarcération. 

La journaliste de Radio M Kenza Khattou a, elle aussi, été arrêtée avec brutalité en mai 2021 alors qu’elle couvrait une manifestation à Alger. Après trois jours de garde à vue, elle est finalement condamnée à trois mois de prison avec sursis. Elle sera finalement acquittée en décembre de la même année.

Ihsane El Kadi, le directeur de la station n’échappera évidemment pas à cette cabale judiciaire. Suite à un article d’analyse publiée en mars 2022 sur l’implication d’un mouvement islamo-conservateur dans le Hirak, le ministère de la Communication dépose une plainte contre lui. Ihsane El Kadi est condamné à six mois de prison en première instance le 7 juin dernier. Peine confirmée en appel le 25 décembre. 

 

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