RSF donne cinq "conseils" à Apple pour s’attirer les bonnes grâces du pouvoir chinois
Jusqu'où ira Apple par opportunisme économique ? Dans une lettre ouverte humoristique, Reporters sans frontières (RSF) donne cinq "conseils" phares à la directrice Chine d'Apple pour complaire un peu plus au pouvoir de Pékin. Une manière choc de souligner la gravité de la décision prise par la firme de bloquer les VPN sur les iphone chinois, qui met en danger de nombreux internautes parmi lesquels des journalistes et leurs sources.
Chère Isabel Ge Mahe,
Nous avons pris connaissance de votre nomination au poste de directrice générale Chine d’Apple. Nous prenons aussi acte de la récente décision de votre firme de supprimer de sa boutique en ligne chinoise pour iPhone les services VPN non-enregistrés en Chine. C’est dommage: ces applications permettaient aux internautes, dont de nombreux journalistes et leurs sources, de se protéger de la surveillance et de se connecter à des sites interdits en Chine comme Facebook, Google ou Wikipedia.
En contribuant activement au renforcement de la "Grande Muraille numérique”, votre firme vise sans doute à s’attirer les bonnes grâces du pouvoir, dans un pays où elle n’a pas la position dominante qu’elle connaît au niveau global. Nous sommes certains que le pouvoir de Pékin saura vous renvoyer l’ascenseur en permettant à Apple d’exister face à ses concurrents locaux et en faisant taire les ONG qui, comme China Labor Watch, dénoncent les conditions humanitaires de fabrication de vos produits chez certains de vos sous-traitants en Chine.
Mais il serait dommage de vous arrêter en si bon chemin sur la voie de l’opportunisme économique, et nous nous permettons cinq “conseils” pour aller plus loin dans l’adaptation du modèle d’affaires d’Apple aux spécificités du “rêve chinois”:
1/ Un fond d’écran à la gloire du nouveau “grand timonier.” A quelques semaines du 19e congrès du Parti communiste chinois, un fond d’écran à la gloire du président Xi Jinping serait un geste commercial apprécié. Vous éviterez bien sûr les images dans lesquelles le président ressemblerait de trop près à Winnie l’ourson, un personnage de Walt Disney utilisé par les internautes chinois pour le caricaturer.
2/ Un clavier “avec des caractéristiques chinoises.” Le système d’exploitation iOS fonctionnerait tout aussi bien sans ces petits dessins qui permettent de contourner la censure: par exemple le cercueil ou les larmes, utilisés pour faire allusion à Liu Xiaobo, prix Nobel de la Paix mort en détention. Dans la même logique, les chiffres 4, 6, 8 et 9 du clavier, référence transparente à la répression de Tian’anmen (le 4 juin 1989), pourraient être rebaptisés 3+, 5+, 7+ et 8+, comme les iPhone.
3/ Un App Store patriotique. Pourquoi ne pas réserver l’App Store chinois aux applications contrôlées par le pouvoir? Par exemple l'agence de presse Chine Nouvelle, le groupe d’audiovisuel public CCTV, le logiciel de discussion instantanée Wechat, le moteur de recherche Baidu. Le public chinois vous sera reconnaissant de l’avoir protégé de l’influence de la propagande des puissances occidentales.
4/ Des fichiers partagés avec la grande famille du Parti. Les logiciels iTunes et Apple TV permettent de partager en famille ses fichiers de son et d’image. Apple peut s’offrir un coup de pub planétaire en élargissant le partage du contenu des iPhones à la grande famille que représente le Parti communiste chinois. Cela ferait taire les mauvaises langues qui, comme Edward Snowden, accusaient Apple de réserver cette faveur aux services de renseignements américains.
5/ Une montre connectée pour chaque prisonnier d'opinion. En offrant une montre Apple à chaque militant, journaliste ou blogueur emprisonné, vous montrerez votre engagement humanitaire tout en permettant à la communauté internationale, grâce à l’application Health, de calculer la durée exacte de leur détention et de suivre en direct la dégradation de leur état de santé, comme la veuve de Liu Xiaobo, Liu Xia, ou le journaliste Huang Qi.
Si vous consultez le Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF, vous verrez que les gouvernements autoritaires représentent un marché en très forte expansion. Rien qu’en Chine, la surveillance de masse emploie quelque deux millions de personnes et représente un chiffre d’affaires qui s’exprime en milliards de dollars. La Chine, classée 176e sur 180 pays, détient dans ses geôles plus de 100 journalistes et cyber-journalistes. Les firmes qui, comme Apple, acceptent de collaborer à la surveillance et à la répression, sont en partie responsables de ces méfaits.
L’approche pragmatique que vous avez pris, si vous la généralisez, garantira à Apple la clientèle des autocrates du monde entier et permettra à ses actionnaires de s’enrichir encore un peu plus. À Cupertino, les droits de l’homme semblent peser bien peu en regard des cours de la bourse.
Pourtant, avec un revenu annuel mondial équivalent au PIB de la Finlande, de l’Irlande ou du Danemark, Apple pourrait se permettre plus de fermeté vis à vis du régime autoritaire chinois. Car dans ce “meilleur des mondes” numérique que vous aurez contribué à créer, la liberté d’information ne sera plus qu’un lointain souvenir.
Cédric Alviani
Directeur du bureau RSF Asie de l'Est