Roumanie : une lettre ouverte de RSF et d’ActiveWatch dénonce les pressions judiciaires exercées sur des journalistes d'investigation à la suite d’une plainte d'un responsable politique local

Sur la base d'une plainte pénale déposée sans aucune preuve, un procureur roumain a commencé à interroger des journalistes qui ont dénoncé des irrégularités liées aux marchés publics. Reporters sans frontières (RSF) et son organisation partenaire roumaine mettent en garde contre un dangereux précédent qui pourrait avoir un effet dissuasif sur les journalistes et demandent une enquête interne sur le traitement de la plainte par les procureurs.

Mise à jour le 1er juin 2021 : Une enquête interne a été ouverte par la Direction des enquêtes sur le crime organisé et les crimes terroristes (DIICOT) en Roumanie. Elle fait suite aux révélations du média RiseProject, qui a fait état de liens entre l’épouse du procureur qui a poursuivi les journalistes d’investigation et le responsable politique qui a initialement porté plainte contre eux, alors qu’ils enquêtaient sur les irrégularités de marchés publics dans sa municipalité.




27 mai 2021


De : 

Reporters sans frontières

ActiveWatch


A l'attention de :

La Procureure Générale de la Roumanie, Mme Gabriela Scutea 

La Direction des enquêtes sur le crime organisé et les crimes terroristes (DIICOT), Mme Oana Daniela Pâțu, Procureur général adjoint 

L'Inspection judiciaire, inspecteur en chef M. Lucian Netejoru 

Le ministre de la Justice, M. Stelian Ion 



Madame, Monsieur,


À la suite de reportages indépendants réalisés par les publications Newsweek Romania et Libertatea sur des irrégularités liées à des fonds publics et à des appels d'offres, un maire du district de Bucarest du Secteur 4, Daniel Băluță (membre du Parti social-démocrate), a déposé une plainte pénale affirmant que les journalistes de ces médias étaient impliqués dans un chantage criminel organisé, sans présenter aucune preuve d'un tel comportement criminel. 


Les procureurs de la Direction des enquêtes sur le crime organisé et les crimes terroristes (DIICOT), avant de mener une enquête indépendante, ont émis des assignations à comparaître et ont convoqué les signataires des articles pour les interroger, y compris les rédacteurs en chef de deux titres, Newsweek Romania et Libertatea (appartenant au groupe Ringier), acceptant tacitement l'affirmation du maire du district, qui jusqu'à présent n'est étayée par aucune preuve, selon laquelle ils seraient les auteurs et, respectivement, "les auteurs moraux" du prétendu chantage.  


L'interrogatoire, le 20 mai, du coordinateur éditorial de Libertatea, Cătălin Tolontan, et du journaliste Mihai Toma, de la même publication, a été une occasion de photo/vidéo pour un certain nombre de médias. Cătălin Tolontan, un journaliste très respecté, est devenu la principale cible d'une campagne coordonnée de discréditation dans les médias, étant incapable de se défendre, car alors que les journalistes interrogés ont dû signer des accords de non-divulgation avec les procureurs, certains autres médias ont eu accès et ont publié des détails sélectionnés et tronqués de la plainte pénale du maire Băluță. La tentative de discréditer le journaliste a été menée par une publication contrôlée par une personne qui a été condamnée pour avoir été l'intermédiaire d'un pot-de-vin de plusieurs millions d'euros entre un homme d'affaires privé et un ancien ministre. A leur tour, certains des journalistes de Newsweek (ceux qui ont initialement révélé l'histoire du maire), ont été interrogés le 21 mai. 


Nous rappelons aux autorités roumaines que la publication d'articles critiques sur les personnes au pouvoir, en particulier sur celles qui gèrent les fonds publics, est un droit hautement protégé des journalistes et que les autorités de l'État ont l'obligation absolue de garantir la jouissance et de protéger la mise en œuvre de ces droits des journalistes. Nous leur rappelons également que la publication collaborative entre médias indépendants est une pratique courante, et non un signe d'activité du crime organisé. 


Nous attendons et demandons à tous les partis politiques de donner pour instruction à leurs membres qui occupent des postes publics d'accepter les critiques publiques et les enquêtes journalistiques et de s'abstenir d'utiliser les tribunaux et les procureurs pour réduire au silence les médias libres et critiques.  


Nous demandons au DIICOT de rendre d'urgence une décision dans cette affaire, de rendre publics tous les documents incriminants et de libérer immédiatement les journalistes impliqués dans cette affaire de leur devoir de non-divulgation, puisqu'ils ont été la cible d'une campagne de discréditation sans pouvoir se défendre. Nous demandons au DIICOT d'analyser si le procureur en charge a traité cette affaire conformément aux procédures adéquates et aux obligations éthiques, et, si nécessaire, d'assigner un autre procureur pour prendre une décision. 


Nous demandons à l'Inspection Judiciaire et au Procureur Général de Roumanie de lancer une enquête sur la manière dont cette plainte pénale a été traitée, si la plainte aurait pu être traitée par d'autres institutions à un niveau inférieur à celui du DIICOT, si elle a été rendue prioritaire parce qu'elle provenait d'un maire en exercice, si les procureurs ont effectué des recherches préliminaires pour établir si la plainte avait une quelconque substance avant que les journalistes ne soient sommés de comparaître devant le procureur en tant que témoins. Nous demandons au DIICOT d'annoncer publiquement si des abus, des interférences hiérarchiques et des fuites en dehors des institutions ont eu lieu dans cette affaire. Nous demandons qu'une telle enquête, sur la manière dont les procureurs du DIICOT ont traité l'affaire, soit menée avec la plus grande célérité et que les résultats soient communiqués publiquement dès que possible. 


Nous demandons au Ministre de la Justice d'utiliser les résultats de cette enquête pour faciliter la conception d'un flux de travail clair pour les bureaux des procureurs lorsqu'ils traitent de telles plaintes pénales de la part de fonctionnaires au pouvoir contre des journalistes, en ayant à l'esprit à la fois les cas réels de chantage mais aussi les fausses allégations de chantage qui ne peuvent être utilisées que comme un outil de pression sur les journalistes par ceux qui occupent des postes publics. 


RSF alertera le Conseil de l'Europe sur ce cas de pression judiciaire sur les journalistes via la " Plateforme pour la promotion de la protection du journalisme et de la sécurité des journalistes ". Ce dangereux précédent en Roumanie, qui occupe la 48ème place du classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2021, ne doit pas se transformer en une pratique courante dans le but de réduire au silence les journalistes indépendants. Bien au contraire, nous espérons que cet épisode très inquiétant sera utilisé par les autorités comme une occasion importante d'adopter toutes les mesures appropriées pour prévenir des violations aussi flagrantes de la liberté de la presse.


Reporters sans frontières

ActiveWatch

Publié le
Mise à jour le 02.06.2021