Recrudescence des cas d'intimidation et d'atteinte au secret des sources au Cachemire indien
Au lendemain d’une nouvelle intimidation contre les journalistes par les forces de sécurité dans l’Etat du Jammu-et-Cachemire, dans le nord de l’Inde, Reporters sans frontières (RSF) dresse un bilan du harcèlement et des tentatives de violation du secret des sources dont sont victimes les journalistes de la vallée.
Deux reporters de télévision, Qayoom Khan, de CNN News 18, et Qisar Mir de TV9 Bharatvarsh ont été interpellés le 4 mars par les forces de sécurité indiennes alors qu’ils filmaient une opération de police dans le village de Hakripora (district de Pulwama, au sud-est de la capitale, Srinagar). Leurs caméras et leurs téléphones ont été confisqués.
Interrogé par RSF, Qayoom Khan a confirmé : “Nous étions en train de filmer de loin, lorsqu’un officier de police s’est mis à crier vers nous, puis il a ordonné à ses subordonnés de saisir notre matériel.” Avant de le récupérer, les deux journalistes ont dû attendre près de six heures - durant lesquelles les policiers ont pu allègrement examiner leurs contacts et leurs communications avec leurs sources. Qisar Mir ajoute : “Et bien sûr, ils ont effacé toutes les photos et les vidéos que nous avions prises pendant le raid.”
Atteintes systématiques
“Il est absolument inacceptable que des policiers confisquent de façon arbitraire le matériel des journalistes et violent le respect de la confidentialité de leurs sources, déplore Daniel Bastard, responsable du bureau Asie-Pacifique de RSF. Ce mépris envers les principes de la liberté de la presse est typique des régimes autoritaires. Dans un esprit d’apaisement des tensions dans la vallée, nous appelons le gouvernement indien à laisser les journalistes couvrir librement les opérations des forces de sécurité, et à respecter le secret des sources.”
Qisar Mir a confirmé à RSF que ces pratiques policières sont en train de devenir systématiques au Cachemire. Le 29 février, alors qu’il rentrait chez lui après un reportage dans le village de Babagund, il a été interpellé par des soldats du 55ème Rashtriya Rifles, une unité de contre-insurrection de l’armée indienne.
Qisar Mir a confirmé à RSF les violences dont il a été l'objet (photo personnelle).
Bien qu’il ait montré sa carte de presse, les militaires ont saisi son ordinateur portable, son téléphone mobile et son appareil photo : ”Ils se sont servis de moi comme bouclier humain pendant leur opération de fouille du village maison par maison, explique-t-il. Quand j’ai voulu résister, ils m’ont plaqué contre un mur et frappé à plusieurs reprises.” Les militaires ont fini par le relâcher au bout de six heures. Son matériel a été passé au peigne fin.
Journalistes “convoqués”
Toujours dans le district de Pulwama, le 16 février, le reporter Kamran Yousuf a soudain vu une vingtaine de policiers encercler son domicile en pleine nuit. Un officier a finalement frappé à la porte pour l’arrêter, lui confisquant au passage ses téléphones. “Ils ont tout passé en revue, a-t-il déclaré au Club de la presse du Cachemire. Ils m’ont interrogé sur un dénommé Kamran Manzoor, dont ils m’ont montré le compte Twitter. ” Ne trouvant vraisemblablement pas ce qu’ils cherchaient, les policiers ont relâché Kamran Yousuf au bout de deux heures. RSF l’avait déjà défendu en février 2018, lorsqu’il avait subi plus de six mois de détention arbitraire.
Kamran Yousuf avait subi près de sept mois de détention arbitraire en 2017-2018 (Younis Khaliq).
Depuis la révocation de l'autonomie du Cachemire par le gouvernement indien en août 2019, les journalistes sont régulièrement harcelés par la police, qui veut les contraindre à révéler leurs canaux d’information, comme le note le Club de la Presse de la vallée.
Le 8 février, Naseer Ahmad Ganie, de l’hebdomadaire Outlook Magazine, et Haroon Nabi, de l’agence Current News Service (CNS) ont été convoqués par la police de Srinagar, capitale du Cachemire. Pendant quatre heures, ils ont été interrogés à propos de la publication d’une déclaration du Front de libération du Jammu-et-Cachemire (JKLF), illégal en Inde. Selon Naseer Ahmad Ganie, les policiers ont exigé, en vain, de connaître la source de cette information.
Le 23 décembre 2019, Bashaarat Masood, correspondant de The Indian Express, et son confrère du site Scroll.in Safwat Zargar, furent interpellés alors qu’ils étaient en reportage à Handwara, dans le nord-ouest du Cachemire. Transférés au bureau du chef de la police, ils ont été interrogés sur l’objet de leur reportage et les personnes qu’ils avaient prévu de rencontrer.
RSF a rencontré Bashaarat Masood en octobre 2019.
Six jours plus tôt, Azaan Javaid, du journal en ligne ThePrint, et Anees Zargar, de NewsClick, ont été frappés par la police alors qu’ils couvraient la répression policière d’un mouvement de protestation à Srinagar. Anees Zargar avait assuré à RSF avoir été “victime d’une attaque ciblée, à cause d’un article écrit quelques mois plus tôt”.
Contraintes innombrables
Le 30 novembre, Bashaarat Masood et son confrère du quotidien The Economic Times, Hakeem Irfan, furent conduits au centre de contre-insurrection de Srinagar, pour y être interrogés sur la manière dont ils avaient obtenu certains documents.
Le 1er décembre, Peerzada Ashiq, journaliste au quotidien The Hindu, a été emmené au poste de police du quartier de Kothi Bagh, à Srinagar. Là, il a été sommé de révéler le nom de la personne qui lui avait transmis des documents officiels dont il s’était servi pour un article sur les détentions illégales dans la vallée.
Peerzada Ashiq a expliqué à RSF les multiples contraintes rencontrées par les journalistes cachemiris.
Le 1er novembre, le photographe Muzamil Mattoo et le correspondant de Voice of America Zubair Dar, ont été battus par la police, et empêchés de couvrir le Khoje Digar, une cérémonie religieuse annuelle.
Le 14 août, Irfan Amin Malik, rédacteur au Kashmir Walla, a été arrêté chez lui à Tral, au sud-est de Srinagar, et interrogé sur son travail pendant une nuit entière.
Anees Zargar été l'objet de violences policières en décembre 2019 (photo : RSF).
Cent jours après l’abrogation de l’article 370 de la Constitution de 1947 garantissant l’autonomie du Jammu-et-Cachemire, RSF avait réuni une série de témoignages vidéo de journalistes décrivant en détail les innombrables contraintes qui leur sont imposées.
L’Inde se situe à la 140e place sur 180 pays dans le Classement mondial de la liberté de la presse établi en 2019 par RSF.