La Turquie, pays champion du monde des journalistes emprisonnés

Trois semaines après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, les journalistes continuent de payer un lourd tribut à la chasse aux sorcières en Turquie. Alors que plus de cent médias critiques ont été liquidés et qu’un état d’urgence drastique a été instauré, une quarantaine de journalistes ont été placés en détention provisoire et de nombreux autres ont été privés de la possibilité de voyager.

Une quarantaine de journalistes en détention provisoire


Avec ces 42 journalistes sous les verrous, qui s’ajoutent à ceux qui y étaient déjà avant le coup d’État avorté, la Turquie est le pays champion du monde pour les journalistes en prison. Comment un État supposément démocratique peut-il détenir ce titre infamant, pire que celui de la Chine ou de l’Iran? demande Johann Bihr, le responsable du bureau Europe de l’est et Asie centrale de Reporters sans frontières (RSF). En quoi l’enquête sur le coup d’État justifie-t-elle les mesures toujours plus sévères dont sont victimes des dizaines de journalistes ? La ligne éditoriale d’un média ne prouve en rien la participation de ses collaborateurs à la tentative de putsch. Incarcérer des journalistes pour des délits d’opinion, qui plus est sans égard pour leur état de santé ou leur situation familiale, est inacceptable et indigne de l’attachement à la démocratie manifesté par le peuple turc.”


Pas moins de 42 journalistes ont été placés en détention provisoire au terme de leur garde à vue, dans le cadre de l’enquête sur le coup d’Etat avorté du 15 juillet (liste complète disponible ici). Dix-sept d’entre eux, dont la célèbre présentatrice Nazlı Ilıcak, ont été incarcérés le 30 juillet sous l’accusation d’appartenir à “FETÖ”, l’acronyme officiel désignant la confrérie Gülen comme une organisation “terroriste”. Six journalistes du quotidien Zaman, soupçonnés d’avoir “fait l’éloge d’une organisation terroriste” et “légitimé la tentative de coup d’État”, les ont rejoints en prison le lendemain, à l’image du chroniqueur Şahin Alpay. Douze autres journalistes, dont le chroniqueur de Zaman Mümtazer Türköne, ont été incarcérés à leur tour le 4 août.


La plupart des six journalistes arrêtés le 31 juillet sont âgés et malades. L’accusation leur reproche essentiellement d’avoir continué à collaborer avec Zaman malgré l’enquête ouverte contre le directeur de la rédaction, Ekrem Dumanlı, accusé d’appartenance à la mouvance Gülen suite à la couverture par son journal d’allégations de corruption impliquant plusieurs membres du gouvernement. Dans leurs dépositions, les prévenus en sont essentiellement réduits à retracer leur parcours professionnel et politique, soulignant leur incompatibilité avec un quelconque soutien au coup d’État avorté. Le juge invoque la fuite d’Ekrem Dumanlı pour justifier leur détention provisoire, ce que la défense dénonce comme une violation du principe de la responsabilité pénale individuelle.


Confiscations et annulations de passeports


Le journaliste Hayko Bağdat s’est vu confisquer son passeport à l’aéroport d’Istanbul, le 6 août, en rentrant d’un voyage à l’étranger. Ce n’est qu’après l’intervention d’avocats et de députés d’opposition qu’il a finalement pu le récupérer trois jours plus tard.


Les passeports de nombreux autres journalistes, comme Eren Keskin, ont été purement et simplement annulés, sans qu’aucune explication ne leur soit donnée. Contactée par Selina Doğan, élue du parti d’opposition CHP, la police aurait déclaré qu’il s’agissait d’une “mesure préventive” susceptible d’être levée une fois les enquêtes closes. Quelques journalistes visés, cependant, affirment que leurs passeports ont été annulés suite à des déclarations de perte ou de vol auxquelles ils sont étrangers.


Les réseaux sociaux n’échappent pas à la purge


Un juge d’Ankara a ordonné, fin juillet, le blocage en Turquie de comptes Twitter de dizaines de journalistes et médias réputés favorables à la confrérie Gülen (Faruk Mercan, Emre Uslu,MerkürHaber, SamanyoluMedya, KanalTürk TV…), prokurdes (Özgür Gündem, DİHA...) ou autres (Rifat Doğan, Gökçe Fırat, Feyzi İşbaşaran …).


Le compte Twitter du représentant d’Amnesty International en Turquie, Andrew Gardner, est également concerné. Joint par le représentant de RSF en Turquie, ce dernier a dénoncé une décision “stupide mais grave”. Il a annoncé son intention de contester la mesure, regrettant que cela fasse perdre du temps à l’organisation, déjà bien “occupée à vérifier de nombreux cas de torture et de violation de la liberté d’expression”.


La Turquie occupe la 151e place sur 180 au Classement mondial 2016 de la liberté de la presse, publié par RSF.


Retrouver ici les précédents communiqués de RSF sur le coup d’Etat avorté et ses suites

Publié le
Updated on 10.08.2016