Khadija Ismaïlova en procès: une leçon de courage pour la communauté internationale
A l’occasion de l’ouverture du procès de Khadija Ismaïlova, le 24 juillet 2015, RSF rend hommage à la célèbre journaliste azerbaïdjanaise et appelle la communauté internationale à dénoncer plus fermement la répression menée par le régime d’Ilham Aliev.
Même pour le régime autoritaire d’Ilham Aliev, le symbole était trop fort : il ne sera pas dit que le procès de la journaliste la plus renommée d’Azerbaïdjan s’est ouvert le Jour de la presse nationale. Khadija Ismaïlova, qui devait comparaître dès le 22 juillet, est finalement appelée à la barre aujourd’hui.
Scrupule étonnant, car les autorités de cette petite république caucasienne n’en sont pas à une outrance près. Depuis un an, elles s’enfoncent dans une dérive répressive sans précédent. Le pluralisme a été anéanti. Les tout derniers médias indépendants, victimes d’une asphyxie économique orchestrée par le pouvoir, luttent pour leur survie. Les prisons sont remplies de prisonniers politiques, parmi lesquels douze journalistes et blogueurs.
Jeter Khadija Ismaïlova en prison, où elle attend son procès depuis plus de sept mois, était en soi une ligne rouge. Cette figure du journalisme d’investigation est reconnue dans le monde entier pour ses enquêtes sur la corruption au sommet de l’État azerbaïdjanais. Le pouvoir aura tout fait pour la faire taire : tentative de chantage à base de sextape, campagnes de calomnie dans les médias officiels, cascade de poursuites judiciaires… Mais la journaliste, imperturbable, a continué à dissiper un à un les écrans de fumée des sociétés offshore, et à documenter la mainmise du clan présidentiel sur les secteurs les plus lucratifs de l’économie.
La dernière fois que je l’ai vue, en septembre dernier, nous étions plusieurs à la supplier de passer quelque temps à l’étranger. Les principaux défenseurs des droits de l’homme venaient d’être arrêtés et Khadija Ismaïlova déployait une énergie considérable pour tenter de combler le vide : établir la liste des prisonniers politiques, organiser soutien juridique et assistance aux familles… Il était évident que sa propre arrestation s’approchait à grands pas. La journaliste en était parfaitement consciente, mais pour rien au monde elle n’aurait cédé un pouce de terrain : l’Azerbaïdjan était son pays, elle ne faisait que son travail et elle n’allait pas laisser le régime lui imposer des choix qui n’étaient pas les siens.
A peine rentrée, Khadija Ismaïlova a été interdite de quitter le territoire. Le 4 décembre, le chef de l’administration présidentielle, Ramiz Mehdiev, s’en est nommément pris à elle dans un article d’une grande violence contre les “tentatives de déstabilisation” étrangères et la “cinquième colonne” azerbaïdjanaise. Dès le lendemain, elle était arrêtée et placée en détention provisoire, accusée d’avoir “incité au suicide” un ancien collègue. Conscientes de la fragilité de ce prétexte, que la pseudo-victime allait d’ailleurs démentir quelques semaines plus tard, les autorités se sont empressées de multiplier les chefs d’accusation. Officiellement, Khadija Ismaïlova comparaîtra donc pour “détournement de fonds”, “fraude fiscale”, “entreprise illégale” et “abus de pouvoir” dans le cadre d’une enquête ouverte contre le bureau local de Radio Free Europe / Radio Liberty. Ce dernier, fermé manu militari en décembre dernier, avait été dirigé par la journaliste jusqu’en 2009.
Mais personne n’est dupe de cette accumulation ridicule. Le procès de Khadija Ismaïlova est celui d’une journaliste libre qui refuse de se laisser bâillonner, et dont l’attachement aux droits de l’homme indispose un régime qui les piétine. Après avoir orchestré une répression sans précédent alors qu’il présidait le Conseil des ministres du Conseil de l’Europe, Bakou exprime de manière on ne peut plus claire son sentiment d’impunité totale.
Jusqu’à présent, la faiblesse des réactions internationales lui donne raison. Riche en hydrocarbures, stratégiquement placé entre la Russie et l’Iran, l’Azerbaïdjan est un partenaire courtisé. On le comprend très bien, mais faut-il pour autant accorder un blanc-seing au régime d’Ilham Aliev? Quatre ans après les Printemps arabes, peut-on encore croire qu’un régime ultra-répressif est le meilleur rempart contre l’instabilité, ou souligner avec complaisance son caractère “laïc” pour mieux fermer les yeux sur les exactions qu’il commet? C’est pourtant le discours qu’on entend dans de nombreuses chancelleries.
L’Azerbaïdjan a librement pris des engagements contraignants en tant que partie du Conseil de l’Europe, de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe et de nombreux autres traités. Parmi ces engagements figure le respect de la liberté de l’information. Ses partenaires n’ont donc aucune raison de céder au chantage de Bakou, qui hurle à l’ingérence, à l’arrogance et à la déstabilisation à la moindre remarque sibylline sur la répression à l’œuvre dans le pays. Il ne s’agit pas d’œuvrer à un changement de régime : il s’agit simplement de rappeler aux autorités leurs propres promesses. Si elles se sont mises dans cette situation, elles ne sauraient en blâmer le reste du monde. Et à l’heure où Bakou cherche à s’acheter une image au service de ses grandes ambitions internationales, il est parfaitement naturel de lui rappeler les règles du jeu.
Si la “communauté internationale” a besoin de leçons de courage, elle peut les puiser dans les lettres que Khadija Ismaïlova lui adresse régulièrement du fond de sa prison. “Ne laissez pas le gouvernement azerbaïdjanais détourner votre attention de son bilan de corruption et d’abus”, écrivait-elle le mois dernier. “Battez-vous pour les droits de l’homme, pour ceux qui sont réduits au silence. (...) Faites-le publiquement et à haute voix. Le peuple d’Azerbaïdjan a besoin de savoir qu’il est soutenu dans la défense de ses droits.”
Johann Bihr, responsable du bureau Europe de l'Est et Asie centrale de RSF
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(Photo: Radio Azadliq)