10 ans de pouvoir de Sissi : l’Égypte est devenue l’une des plus grandes prisons du monde pour les journalistes

Alors qu’Abdel Fattah al-Sissi s’apprête à fêter ses 10 ans à la tête de l’État égyptien, Reporters sans frontières (RSF) dresse le bilan d’une répression implacable qui a refaçonné le paysage médiatique du pays et fait de l’Égypte l’un des plus répressifs au monde pour les journalistes.

3 juillet 2013, 21 heures : le maréchal Abdel Fattah al-Sissi apparaît à la télévision coiffé d’un béret militaire. Il annonce la suspension de la Constitution et la fin de la présidence de Mohamed Morsi. Simultanément, ses forces de sécurité attaquent les bureaux d’Al-Jazeera et d’Al-Jazeera Mubasher au Caire. Les journalistes des deux chaînes sont arrêtés. Trois autres médias accusés d'être proches des Frères musulmans, le parti du président déchu, seront suspendus le soir même et leurs directeurs arrêtés.

Ces événements ne sont qu’un avant-goût de la purge que mènera Sissi contre la presse. En l’espace de 10 ans, au moins 170 journalistes seront emprisonnés, des dizaines d'autres seront interpellés et interrogés arbitrairement, et plus de 500 sites d’information en ligne seront bloqués. Six journalistes seront tués. Le premier sera le photographe du journal Al-Horreya-Wal-Adalah ("Liberté et Justice"), Ahmed Samir Assem el-Senoussi. Alors qu'il couvre une manifestation pro-Morsi devant la Garde républicaine au Caire le 8 juillet, l'armée ouvre le feu, tuant 51 personnes, dont le photoreporter

Si le règne de Sissi commence par une “chasse aux Frères musulmans”, celle-ci a des conséquences beaucoup plus larges. Au nom de cette lutte, son régime cible aussi la presse étrangère. Les correspondants des chaînes France 2, Deutsche Welle, et du quotidien The Guardian, sont officiellement accusés de “couverture médiatique occidentale biaisée en faveur des Frères musulmans". Les journalistes d’ Al Jazeera sont aussi en première ligne. “Pour les autorités, le Qatar soutient les Frères musulmans et finance Al Jazeera, donc les journalistes d'Al Jazeera sont forcément coupables”, raconte l’ancien correspondant australien de la chaîne au Caire, Peter Greste. C'est cette logique circulaire qui a conduit à son emprisonnement, en janvier 2014, pour plus d’un an avec deux autres collègues, Mohamed Fahmy et Mohamad Badr. “C’était politiquement convenable d'arrêter des journalistes d'Al Jazeera, mais les autorités voulaient aussi faire comprendre que tous les journalistes étaient en danger, qu'ils soient locaux ou étrangers.” 

Courantes durant l’ère d'Hosni Moubarak, les arrestations de journalistes deviennent, de fait, systématiques durant les années Sissi. Des vagues d'arrestations marquent toutes les actions publiques contestant la légitimité du président maréchal ou dénonçant la corruption de son gouvernement. Il n’y a plus de sanctuaire : le 1er mai 2016, des forces de sécurité envahissent le syndicat de la presse pour la première fois depuis sa création en 1941 et arrêtent deux journalistes pour leur couverture des manifestations anti-Sissi un mois plus tôt.

Certains sujets deviennent totalement tabous, comme celui de la corruption. Pour avoir persisté à couvrir, entre autre, les manifestations anti-corruption le fondateur du blog d’information Egypt's Oxygen, Mohamed Ibrahim Radwan, connu sous le nom de Mohamed Oxygen, retourne en prison en 2019, quelques mois à peine après avoir été libéré après un an de détention pour “diffusion de fausses informations”. Impossible également de critiquer l’armée ou même de commenter des opérations militaires. Cela a valu au journaliste et spécialiste de la région du Sinaï, Ismaïl Alexandrani, une condamnation de 10 ans de prison pour “divulgation de secrets d’État” et “appartenance à un groupe interdit”. 

Jetés derrière les barreaux sans même avoir été jugés, certains sont parfois détenus au secret pendant plusieurs mois, d’autres sont battus pendant leur interrogatoire, ou privés de soins médicaux. Mohamed Oxygen n’a pas échappé aux mauvais traitements : torturé et placé à l’isolement après avoir été de nouveau incarcéré dans la prison de haute sécurité de Tora, "il a perdu tout espoir, son état émotionnel est très mauvais“ alerte son avocat. Sa situation désespérée l’a conduit à essayer de mettre fin à ses jours. Pour protester contre ses conditions de détention, une autre figure de la révolution de 2011, l’écrivain et blogueur Alaa Abdel Fattah, emprisonné également pour “diffusion de fausses nouvelles” a, pour sa part, cessé de s’alimenter au début du mois d’avril 2022 et délibérément mis sa vie en danger. Malgré la pression de la communauté internationale, le célèbre blogueur est toujours sous les barreaux.  

Le régime de Sissi ne s’est pas contenté de jeter les journalistes en prison et de les maltraiter. Il a progressivement renforcé un cadre législatif liberticide pour la presse. La loi sur la cybercriminalité, signée en 2018, est venue légaliser la censure de sites web. “En Égypte, la répression et la loi fonctionnent côte à côte, constate un avocat égyptien, et de poursuivre : “Les lois sont terribles pour la liberté de la presse, même si les journalistes les respectent, ils risquent d'être arrêtés ou censurés.”  C’est ainsi que l'un des derniers médias indépendants d'Égypte, Mada Masr, fait l'objet de multiples poursuites judiciaires. Leur site est bloqué en Égypte et sa rédactrice en chef, Lina Atallah, a déjà été détenue à trois reprises au cours des dix dernières années. 

Pour parfaire sa mainmise sur le système médiatique, le pouvoir égyptien a aussi, progressivement, pris le contrôle d’un certain nombre de médias. Début 2019, une enquête sur la propriété des médias en Égypte révélait que la quasi-totalité des organes de presse était désormais aux ordres du pouvoir, directement contrôlés par l’État, les services secrets ou quelques riches hommes d’affaires proches du régime. De façon pernicieuse, les présentateurs vedettes de ces médias, eux-mêmes aux ordres ;  orchestrent désormais des campagnes de dénigrement contre les derniers journalistes indépendants critiques du régime Sissi. La boucle est bouclée. 

Si le règne de Hosni Moubarak a été défavorable à la liberté de la presse et si la brève présidence de Mohamed Morsi a suivi le même chemin, les années au pouvoir d’Abdel Fattah al-Sissi s’avèrent être les "pires années pour la liberté de la presse en Égypte", pour reprendre le constat d’un journaliste égyptien, qui a requis l'anonymat. Sans surprise, au cours de cette période, l’Égypte a chuté de huit places au Classement mondial de la liberté de la presse et se situe désormais au 166e rang sur 180 en 2023. 

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