Un mensonge d'Etat : la mort en détention du directeur de publication promaoïste Krishna Sen

Krishna Sen a été arrêté le 20 mai 2002 par les forces de sécurité. Il est mort sous la torture une semaine plus tard. Mais les autorités nient son décès et son corps a disparu. Reporters sans frontières et le réseau Damoclès publient les résultats d'une enquête qui apporte de nouveaux éléments sur la disparition du journaliste promaoïste et dénoncent les mensonges successifs des autorités.

Le 20 mai 2002, les services de sécurité népalais ont annoncé triomphalement l'arrestation du directeur d'une publication promaoïste, Krishna Sen, et de deux autres journalistes. Les autorités ont présenté Krishna Sen comme un haut responsable politique des rebelles dans la vallée de Katmandou. Il a été arrêté dans sa résidence du quartier de Battisputali après plusieurs mois passés dans la clandestinité. Krishna Sen est le rédacteur en chef du journal promaoïste Janadisha, interdit depuis la proclamation de l'état d'urgence en novembre 2001, et ancien directeur de l'hebdomadaire Janadesh. Il a déjà passé deux ans en prison avant sa libération en mars 2001 sur décision de la Cour suprême. Du 20 mai au 25 juin, les autorités n'ont donné aucune nouvelle de Krishna Sen. Quand, le 25 juin, un journaliste de Katmandou a informé Reporters sans frontières du décès sous la torture de Krishna Sen, cette nouvelle a provoqué un tollé national et international. Plus grave, le gouvernement a nié son arrestation et tenté de cacher la mort du journaliste promaoïste. Ainsi, le 4 juillet, le ministère de l'Intérieur a annoncé que la police recherchait activement le "chef maoïste" Krishna Sen et que sa tête avait été mise à prix (plus de trente mille euros). Un mensonge d'Etat était né. Selon les informations recueillies par une mission conjointe de Reporters sans frontières et du réseau Damoclès à Katmandou du 3 au 8 septembre 2002, Krishna Sen serait mort le 28 mai 2002, soit huit jours après son arrestation, dans une salle d'interrogatoire du Mahendra Police Club à Katmandou. Son corps aurait été transféré à l'hôpital de la police de Bihendra à Maharajgunj (près de Katmandou) où la mort aurait été constatée. Ensuite, deux versions s'affrontent. La première veut que le corps ait été transféré à la morgue de l'hôpital de Katmandou, autopsié puis transféré à la municipalité pour crémation sur les rives du fleuve Bagmati. En revanche, certains pensent que la police n'a pas demandé d'autopsie mais s'est débarrassée du corps. Le docteur Harihar Wasti qui a réalisé, le 30 mai 2002, l'autopsie d'un cadavre anonyme qui pourrait être celui de Krishna Sen a expliqué à la mission de Reporters sans frontières qu'il ne pouvait affirmer qu'il s'agissait bien du corps du journaliste promaoïste. "Je ne l'ai pas reconnu et je n'ai noté aucune trace de coups sur le corps. Seulement deux balles tirées à bout pourtant et qui me semblent être l'unique raison de la mort." Pourtant, la description du cadavre correspond à celle de Krishna Sen : "1 mètre 70 ; 70 kilos ; traits mongols ; moustache éparse." Selon la procédure, la police amène les corps à la morgue de l'hôpital de Katmandou. Les policiers sont chargés de prendre des photographies et d'établir l'identité du mort, les services de médecine légale ne disposant pas des budgets nécessaires pour prendre des photographies de tous les corps. Dans le cas de ce cadavre anonyme, la police l'a amené, a demandé l'autopsie puis repris le corps pour crémation. Tout cela sans que les médecins aient accès à l'identité de cet individu. Selon la police, celui-ci aurait été tué par une patrouille dans la nuit du 29 au 30 mai à Gokrana, au nord-est de Katmandou. Des militants des droits de l'homme népalais ont affirmé à la mission que ce cadavre était bien celui de Krishna Sen, mais que le rapport d'autopsie aurait été tronqué afin de maquiller la mort due à des coups en un "banal" accrochage entre les forces de sécurité et un suspect maoïste. Les représentants de Reporters sans frontières et du réseau Damoclès ont tenté de vérifier si le cadavre autopsié le 30 mai par le docteur Harihar Wasti pouvait être celui de Krishna Sen. A en croire les conclusions de l'autopsie (deux pages enregistrées sous la référence 59/0150), il ne peut pas s'agir du journaliste promaoïste car la description n'inclut aucune trace de coups, mais seulement deux impacts de balles tirées à bout portant. Les deux tirs, émanant vraisemblablement d'un fusil, seraient la cause du décès et n'auraient donc pas eu lieu après la mort de l'individu pour maquiller une mort sous la torture. Selon le docteur Jean Rivolet, il existe un certain nombre d'erreurs et de manquements commis pendant l'autopsie. Tout d'abord, l'absence d'analyse de sang ne permet pas d'établir avec certitude si la victime est morte des suites des blessures par balles ou avant les tirs. Par ailleurs, le médecin n'a pas procédé aux "crevées" qui seules peuvent permettre de déceler les hématomes en profondeur. La mission ne peut contester la bonne foi du médecin légiste mais dans un contexte d'état d'urgence, il est possible que celui-ci ait reçu de fortes pressions de la part de la police. Les contradictions de la version officielle Deux semaines après que l'affaire a éclaté, un haut responsable de la police a convoqué Kishor Shrestha (photo), directeur de l'hebdomadaire d'opposition Jana Ashta, pour l'entretenir sur les circonstances de la disparition de Krishna Sen. Kishor Shrestha a affirmé à la mission qu'il s'était rendu à la convocation du chef de la police de Katmandou, Amar Singh Shah. Le journaliste rapporte ainsi les propos du chef de la police : "Krishna Sen est mort en détention. Il y a des témoins. Mais je vous demande d'arrêter de publier des informations sur cette affaire. Cela démoralise les officiers (…). Nous ne savions pas qu'il était malade. Il était faible." Suite à cet entretien, censé rester secret, Kishor Shrestha a publié de nouveaux articles sur la mort de Krishna Sen. Le 4 août, la police a fait irruption dans les locaux de Jana Ashta et arrêté Kishor Shrestha. Il a été conduit dans un commissariat de la ville. Huit officiers dont le superintendant Khanal et l'inspecteur Mainali ont interrogé le journaliste pendant près de deux heures, notamment sur l'affaire Krishna Sen. Ensuite, le journaliste a été placé dans une cellule où il a rencontré un jeune homme, suspecté de soutenir les maoïstes, qui a affirmé avoir été arrêté en même temps que Krishna Sen. Il a confié au journaliste : "J'étais là quand ils ont tué Krishna Sen. Le directeur de la police était là aussi. Nous avions les yeux bandés, mais nous avons entendu ce qui se passait dans la pièce." Les protestations nationales et internationales suite à l'annonce de la mort en détention de Krishna Sen ont obligé le gouvernement à se défendre. Ainsi, le 10 juillet, une commission d'enquête sur la disparition de Krishna Sen a été constituée. Elle est présidée par un haut responsable du ministère de l'Intérieur et ne compte aucune personnalité indépendante. La Fédération des journalistes népalais (FNJ) et les principales organisations de défense des droits de l'homme ont immédiatement contesté la légitimité de cette commission. Celle-ci a remis au roi, début septembre, un rapport qui ne fournit que des explications partielles sur la "disparition" de Krishna Sen. La commission affirme qu'elle n'a trouvé aucune trace de l'arrestation du journaliste promaoïste et laisse comme seule piste d'explication le cadavre sans identité autopsié le 30 mai qui aurait été tué dans un affrontement. Pourtant, plusieurs éléments permettent d'affirmer que Krishna Sen a bien été arrêté par les forces de sécurité. - La police a annoncé son arrestation. Des articles du Katmandu Post, du Kantipur Daily et du nepalnews.com ont repris cette information. - Des officiers de l'armée ont confirmé à Takma K. C., épouse de Krishna Sen, que son mari avait bien été arrêté puis remis à la police pour interrogatoire. En effet, l'épouse du journaliste promaoïste a été arrêtée le 27, puis libérée le lendemain. Par ailleurs, l'armée a rendu à Takma K. C. des titres de propriété de terres qui avaient été saisis pendant l'arrestation de son mari. - Le 28 juin, le Premier ministre a déclaré à la presse : "Seul le temps vous apprendra la vérité" sur cette affaire. Laissant ainsi entendre qu'il refusait d'en communiquer les détails. Recommandations Afin de faire la lumière dans cette affaire, Reporters sans frontières et le réseau Damoclès demandent au Premier ministre Lokendra Bahadur Chand: - de transmettre à la Fédération des journalistes népalais et à Reporters sans frontières les photographies du cadavre autopsié le 30 mai prises par la police et les informations sur les circonstances de la mort de cet individu ; - de rendre publics les noms des personnes détenues du 20 au 30 mai 2002 dans le Mahendra Police Club ; - de présenter devant un magistrat les deux journalistes promaoïstes Atindra Neupane et Sangita Khadka, arrêtés en même temps que Krishna Sen, afin qu'ils soient entendus lors d'une séance publique sur les circonstances de leur arrestation et de leur détention ; - de doter la Commission indépendante mise en place avec la FNJ de moyens humains et matériels pour relancer l'enquête sur la disparition de Krishna Sen. Reporters sans frontières et le Réseau Damoclès tiennent à la disposition de la Commission des experts internationaux indépendants. Reporters sans frontières et le réseau Damoclès vont transmettre ce rapport au rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, au rapporteur spécial sur les tortures et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ainsi qu'au président du groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires de la Commission des droits de l'homme des Nations unies.
Publié le
Updated on 20.01.2016