Turquie : la lutte contre l’impunité à la merci des aléas politiques

Cela fait onze ans, le 19 janvier 2018, que le célèbre journaliste turc-arménien Hrant Dink a été abattu à Istanbul. Si la justice progresse enfin, l’instruction reste largement tributaire des aléas de la vie politique turque. Un travers qui caractérise la plupart des autres enquêtes sur les violences à l’encontre des journalistes. Et fait obstacle à la manifestation de la vérité.

Il y a onze ans, le 19 janvier 2007, le célèbre journaliste Hrant Dink était abattu devant la rédaction de son journal, Agos, à Istanbul. La société civile turque reste durablement marquée par l’assassinat de cette grande figure intellectuelle, militant inlassable de la démocratisation de son pays et de la réconciliation entre Turcs et Arméniens.


Après avoir longtemps nié l’ampleur des complicités pour mieux protéger l’État, la justice s’est enfin décidée, depuis quelques années, à mettre en cause d’anciens hauts responsables des forces de l’ordre. Parmi les personnalités entendues et interpellées à partir de la fin 2014 figurent l’ancien chef des renseignements de la Direction générale de sécurité, Ramazan Akyürek, l’ancien chef de la police d’Istanbul, Celalettin Cerrah et l’ancien chef de la gendarmerie de Trabzon, Ali Öz.


Mais ce revirement n’est intervenu que lorsque le gouvernement a commencé à purger l’administration des cadres de la confrérie Gülen, son ancien allié devenu son ennemi juré. Après avoir présenté l’assassinat de Hrant Dink comme l’œuvre d’une poignée d’individus fanatiques, puis comme un complot d’"Ergenekon” lorsque l’enquête sur ce réseau présumé était utilisée contre l’opposition kémaliste, la justice le traite désormais comme une manoeuvre de déstabilisation ourdie par les cercles gülenistes. Au risque d’une nouvelle instrumentalisation politique. Le procès reprendra le 29 janvier.


“L’implication de représentants des forces de l’ordre était évidente depuis le début, sa prise en compte est un pas bienvenu vers la fin de l’impunité, déclare Erol Önderoğlu, représentant de RSF en Turquie. Mais justice ne sera pas rendue si l’on se contente de faire porter la faute aux boucs émissaires du moment sans examiner les responsabilité de l’Etat. Le manque d’indépendance de la justice et les arrières-pensées politiques font trop souvent obstacle à la manifestation de la vérité et sapent la confiance de l’opinion publique. Les proches de dizaines de journalistes assassinés attendent toujours qu’on leur rende justice.”


La justice entre inaction et politisation


Une quarantaine de journalistes ont été assassinés ou portés disparus en Turquie depuis 25 ans. Alors que l’impunité la plus totale continue de prévaloir pour une vingtaine de meurtres perpétrés dans le sud-est anatolien entre 1990 et 1996, au plus fort de l’affrontement entre l’armée turque et la rébellion kurde du PKK, le cas éminemment symbolique de Musa Anter fait figure d’exception. Ce célèbre intellectuel kurde, chroniqueur du quotidien Özgür Gündem, avait été abattu à Diyarbakır en septembre 1992. Après vingt ans d'inaction, les autorités ont sauvé in extremis l’enquête de la prescription, en 2012, pour faire un pas vers le mouvement politique kurde à l’heure où elles entamaient un processus de paix historique avec le PKK.


Mais ces pourparlers ont brutalement pris fin en 2015 et la justice s’enlise. L’un des principaux suspects, l’ancien agent spécial Mahmut Yıldırım, reste introuvable. Les juges ne parviennent toujours pas à en auditionner un autre, l’ancien agent double Abdülkadir Aygan, réfugié en Suède. Le seul suspect arrêté en 2012, l’ancien supplétif Hamit Yıldırım, a été remis en liberté conditionnelle en juin 2017. Le procès reprendra à Ankara le 4 avril. Bien que l’État ait reconnu en 1998 son implication dans le meurtre de Musa Anter et exprimé des regrets, la justice n’est donc toujours pas au rendez-vous.


Le procès sur la vague d’attentats qui avait ciblé dans les années 1990 de célèbres journalistes et intellectuels laïcs comme Uğur Mumcu et Ahmet Taner Kışlalı, ne mérite pas non plus son nom d’”Umut” (Espoir). Vingt-cinq ans plus tard, plusieurs militants djihadistes mis en cause dans ces assassinats échappent toujours à la justice. Après de multiples rebondissements, le procès de cinq suspects, déjà condamnés en première instance, s’est poursuivi le 9 novembre dernier à Ankara. Mais les familles des victimes dénoncent toujours l’incapacité de la justice à remonter aux commanditaires et à “l’État profond”.


La politisation des enquêtes reste de mise lorsque les violences contre les journalistes ne vont pas jusqu’au meurtre. Les violences policières délibérées dont ont été victimes quelque 150 reporters couvrant le mouvement de protestation “Occupy Gezi”, entre mai et septembre 2013, restent à ce jour impunies. Le ministère de l'Intérieur a seulement été condamné à verser des dommages et intérêts à deux reporters, et aucun policier n’a été sanctionné. Aucune mesure n’a été prise non plus contre les militants AKP qui avaient violemment attaqué, le 8 juin 2016, les journalistes Sertaç Kayar, Mahmut Bozarslan, Veysi İpek et Hatice Kamer, venus couvrir les suites d’un attentat à Midyat, dans le sud-est du pays. Sérieusement blessés, les journalistes avaient dû être hospitalisés.


Pourtant, avec de la bonne volonté...


De rares exceptions démontrent pourtant que lorsque la justice ne fait pas l’objet d’ingérences politiques, ou lorsque la pression de la société civile est suffisamment forte, elle est capable de faire toute la lumière sur des assassinats de journalistes. Les responsables d’une bande organisée de Bandırma, dans le nord-ouest de la Turquie, ont été condamnés à de lourdes peines pour l’assassinat de Cihan Hayırsevener, directeur de la publication du journal local Güney Marmara’da Yaşam, tué par balles en décembre 2009. La justice a établi que le crime avait été commandité par un puissant entrepreneur local, İhsan Kuruoğlu, dont le journaliste exposait la corruption. Le 8 décembre 2017, il a été condamné en deuxième instance à 17 ans de prison ferme, et le tireur à la prison à vie.


L'affaire Metin Göktepe est elle aussi exceptionnelle : sept policiers ont fini par être condamnés, en 2000, pour avoir battu à mort ce jeune reporter d’Evrensel en janvier 1996, dans un gymnase d'Istanbul où il était retenu avec des centaines de personnes. Après avoir prétendu qu’il était tombé du haut d’un mur, les autorités ont dû reconnaître la vérité sous la pression des organisations de journalistes et de la société civile. Entre 1996 et 2000, RSF avait assisté à 28 des 30 audiences, délocalisées loin d’Istanbul pour affaiblir la mobilisation. L’affaire Göktepe est la seule dans laquelle la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a estimé que la justice turque avait fait le nécessaire.


Le nouveau défi syrien


La plupart des journalistes assassinés sur le sol turc ces dernières années sont des réfugiés syriens. Des affaires qui présentent des défis supplémentaires pour les enquêteurs : suspects en fuite en Syrie, commanditaires potentiels multiples (régime de Damas, groupe “Etat islamique”...).


Le double assassinat d’Orouba Barakat et de sa fille Halla Barakat, le 21 septembre dernier à Istanbul, a renforcé le climat de peur qui règne chez les dissidents syriens en exil. Même si le meurtrier, un ancien employé arrêté neuf jours plus tard, assure les avoir tuées parce qu’il n’avait pas été payé, le doute subsiste sur ses motivations réelles.


Un membre du groupe “Etat islamique”, condamné à la prison à vie le 9 juin dernier à Gaziantep, a été reconnu coupable de l’assassinat du journaliste Naji Jerf en décembre 2015. Mais le huis clos et l’absence de tout représentant de sa famille au procès laissent sans réponse plusieurs questions essentielles, à commencer par d’éventuelles complicités. De nombreuses zones d’ombre subsistent également sur les meurtres de Mohamed Zaher al-Sherqat, présentateur de la chaîne Halab Today TV assassiné en avril 2016 à Gaziantep, du journaliste citoyen Ibrahim Abdelqader et de son ami Fares Hammadi, assassinés en octobre 2015 à Urfa.


La Turquie occupe la 155e sur 180 pays au Classement mondial de la liberté de la presse établi en 2017 par RSF. Déjà très préoccupante, la situation des médias est devenue critique sous l’état d’urgence proclamé à la suite de la tentative de putsch du 15 juillet 2016.

Publié le
Mise à jour le 18.01.2018