Sous l'état d’urgence : une année noire pour les journalistes en Turquie
Un an après la tentative de putsch en Turquie, Reporters sans frontières (RSF) dresse un état des lieux accablants pour la liberté de la presse. Le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan a profité de l'état d'urgence pour intensifier sa chasse aux voix critiques. Le journalisme est aujourd’hui à l’agonie.
Il y a un an, le 15 juillet 2016, la population turque parvenait à déjouer une sanglante tentative de putsch. Mais au lieu de répondre à cette aspiration démocratique, le gouvernement turc s’est enfoncé dans une spirale liberticide sans précédent, sous prétexte de lutter contre les putschistes. L’état d’urgence instauré cinq jours après le coup d’Etat raté lui a permis de fermer manu militari de nombreux médias indépendants. Avec plus de 100 journalistes derrière les barreaux, la Turquie est aujourd’hui la plus grande prison du monde pour les professionnels des médias. Le pays occupe la 155e sur 180 au Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2017.
“Nous demandons aux autorités turques de libérer immédiatement tous les journalistes emprisonnés du faite de leurs activités professionnelles et de restaurer le pluralisme anéanti par l’état d’urgence, déclare Johann Bihr, responsable du bureau Europe de l’est et Asie centrale de RSF. La détention arbitraire prolongée sans raison et l’isolement des prisonniers doivent être considérés comme des formes de mauvais traitements. En attendant que la Turquie restaure de réelles possibilités de recours, nous appelons la Cour européenne des droits de l’homme à statuer le plus rapidement possible pour mettre fin à cette tragédie.”
Prison d’abord, procès ensuite
Bientôt un an de détention sans jugement
Avec l’anniversaire de la tentative de putsch, la plupart des journalistes emprisonnés s’acheminent aussi vers l’anniversaire de leur détention. Pourtant, les actes d’accusation n’ont commencé à tomber qu’au printemps et les grands procès commencent seulement. Les “juges de paix”, nouveaux hommes de main du pouvoir, recourent à la détention provisoire de façon systématique. Et rejettent généralement les demandes de libération sans prendre la peine d’argumenter.
Trente journalistes commenceront enfin à être jugés le 18 septembre à Istanbul. Vingt d’entre eux, comme Şahin Alpay, Mümtazer Türköne ou encore Mustafa Ünal, sont emprisonnés depuis près d’un an. Ils encourent chacun trois peines de prison à vie. Leur crime ? Avoir collaboré avec le quotidien Zaman, fermé par décret en juillet 2016. L’acte d’accusation présente ce journal d’opposition comme “l’organe de presse” de la confrérie Gülen, que les autorités considèrent comme responsable de la tentative de putsch. Moyennant quoi ces journalistes sont accusés “d’appartenance à une organisation illégale” et d’implication dans le coup d’Etat raté. Pour avoir défendu Zaman en justice, l’ancien éditorialiste et avocat Orhan Kemal Cengiz risque lui aussi la prison à vie.
La remise en liberté de 21 autres journalistes a été bloquée in extremis le 31 mars et les magistrats qui l’avaient ordonnée ont été suspendus. Le parquet d’Istanbul a justifié ce revirement en ouvrant une nouvelle enquête contre 13 d’entre eux, dont Murat Aksoy et Atilla Taş, pour “complicité” de tentative de putsch. De nouvelles accusations dont ils commenceront à répondre le 16 août, en plus de celle “d’appartenance” à la mouvance Gülen. Chacun d’entre eux risque deux fois la prison à vie.
Les célèbres éditorialistes Ahmet Altan, Mehmet Altan et Nazlı Ilıcak auront passé un an derrière les barreaux quand leur procès reprendra le 19 septembre à Istanbul. Ils sont accusés d’avoir émis des “messages subliminaux” en soutien aux putschistes au cours d’une émission de télévision. Quatorze collègues poursuivis dans le même dossier risquent comme eux trois peines de réclusion à perpétuité assorties de 15 ans supplémentaires.
En province, d’autres journalistes accusés de complicité avec le mouvement Gülen ont été remis en liberté conditionnelle au compte-gouttes. A Antalya, les correspondants de Zaman Özkan Mayda et Osman Yakut ont ainsi été libérés le 24 mai après huit mois de détention provisoire. A Adana, deux journalistes, Aytekin Gezici et Abdullah Özyurt, sont encore incarcérés parmi les treize accusés “d’appartenance” à la confrérie. Mais dans les deux cas, les procès se poursuivent, avec potentiellement de lourdes peines de prison à la clé.
De nouvelles arrestations en cascade
Le procès de 17 journalistes et collaborateurs du quotidien républicain Cumhuriyet s’ouvrira le 24 juillet à Istanbul. Onze d’entre eux, dont le rédacteur en chef Murat Sabuncu, l’éditorialiste Kadri Gürsel, le caricaturiste Musa Mart et le journaliste d’investigation Ahmet Şık, sont en prison depuis sept à neuf mois. Accusés de liens avec plusieurs organisations “terroristes” du fait de leur ligne éditoriale, ils risquent jusqu’à 43 ans d’emprisonnement. Mais le harcèlement du journal ne s’arrête pas là : pour un tweet immédiatement effacé, le directeur de la rédaction web, Oğuz Güven, risque dix ans et demi de prison pour “propagande” de Gülen. lI a été remis en liberté conditionnelle à la mi-juin après un mois de détention provisoire.
Le quotidien nationaliste Sözcü, un des tout derniers titres critiques du pouvoir, est à son tour dans la tourmente. La directrice de l’information de son site web, Mediha Olgun, et le reporter à Izmir Gökmen Ulu ont été emprisonnés le 26 mai. Pour avoir publié un article sur le lieu de villégiature d’Erdogan à la veille du coup d’Etat raté, ils sont accusés de “tentative de meurtre contre le président de la République” et “soutien” à Gülen.
Un régime d’exception généralisé
Le recours systématique à la détention provisoire ne s’applique pas seulement en cas de complicité supposée avec la tentative de putsch. Pas une semaine ne passe sans son lot de journalistes arrêtés arbitrairement. Tunca Öğreten et Ömer Çelik sont incarcérés depuis fin décembre 2016 pour des révélations sur le ministre de l’Energie et gendre du président Erdoğan, Berat Albayrak. Le documentariste Kazım Kızıl a quant à lui passé près de trois mois en détention provisoire à Izmir avant d’être remis en liberté sous contrôle judiciaire le 10 juillet. Interpellé alors qu’il couvrait une manifestation, il est accusé d’avoir “insulté le Président de la République” dans ses tweets.
L’état d’urgence est aussi une opportunité pour les autorités de faire taire les dernières voix critiques sur la question kurde. Plus politisée que jamais, la justice tend à traiter ce problème comme une simple affaire de terrorisme. Le 16 mai, une peine de prison ferme a été prononcée pour la première fois à l’encontre d’un participant à la campagne de solidarité avec le quotidien prokurde Özgür Gündem, le journaliste et militant des droits humains Murat Çelikkan.
Des conditions de détention inhumaines
Des détenus malades maintenus en détention
A 73 ans, l’ancien éditorialiste de Zaman Şahin Alpay souffre de troubles respiratoires, de problèmes cardiaques et de diabète. Dans sa cellule de Silivri, iI ne peut dormir sans masque respiratoire. Ce qui n’empêche pas la justice de prolonger sa détention provisoire depuis un an. Tout comme celle de Nazlı Ilıcak, vétéran du journalisme et de la politique turque âgée de 72 ans. La jeune reporter de Zaman Ayşenur Parıldak, incarcérée depuis août 2016, est quant à elle plongée dans une grande détresse psychologique depuis que sa libération, ordonnée par un tribunal d’Ankara, a été bloquée in extremis début mai. Extrêmement inquiète, sa famille évoque des risques suicidaires.
L’isolement, une autre forme de mauvais traitement
Pour RSF, l’isolement prolongé, les visites réduites au strict minimum, l’interdiction des correspondances s’apparentent à des formes de mauvais traitement. Le journaliste germano-turc Deniz Yücel, correspondant du quotidien Die Welt, est en détention provisoire depuis février 2017. Pour avoir recueilli une interview auprès d’un dirigeant du PKK, il est accusé de “propagande d’une organisation terroriste”. Le président Erdogan, qui le qualifie publiquement de “traître” et de “terroriste”, en a fait un otage dans la crise diplomatique ouverte avec l’Allemagne.
Son avocat, Veysel Ok, témoigne : “il est maintenu dans un isolement total, sans aucun contact avec qui que ce soit en dehors des visites de ses avocats et membres de sa famille. A une ou deux exceptions près, il n’est pas autorisé à recevoir ou envoyer du courrier. Son acte d’accusation n’est toujours pas préparé. Et nous n’avons toujours pas pu prendre connaissance de son dossier, étant donné qu’il y a secret de l’instruction.”
Tout comme d’autres activistes de la société civile, le représentant de RSF en Turquie, Erol Önderoğlu, a envoyé des cartes postales à de nombreux journalistes emprisonnés. Mais ce courrier ne leur a jamais été délivré.
Le droit à la défense piétiné
C’est aussi Veysel Ok qui défend le célèbre éditorialiste et romancier Ahmet Altan. Il raconte à RSF de quelle manière l’état d’urgence piétine le droit à la défense de son client : “je n’ai qu’une heure par semaine pour discuter avec lui de l’acte d’accusation et des dizaines de classeurs en annexe. Un seul échange de documents avec mon client prend au moins 20 jours : ces papiers doivent passer par la direction de la prison, le parquet de Bakırköy, celui de Çağlayan, et enfin le tribunal qui instruit l’affaire. Il est impossible de se préparer normalement à un procès dans ces circonstances.”
Un an de déni de justice
La CEDH, dernier espoir des journalistes emprisonnés
Depuis l’instauration de l’état d’urgence, la Cour constitutionnelle turque, qui jouait un rôle essentiel pour tenter de faire respecter la liberté d’expression, est paralysée : saisie de nombreux cas de journalistes emprisonnés, elle n’a encore rendu aucune décision. Face à l’absence de tout recours effectif, de plus en plus de journalistes emprisonnés saisissent directement la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), dont les décisions sont contraignantes pour Ankara. A ce jour, une vingtaine de recours ont été enregistrés, dont ceux de Şahin Alpay, Murat Aksoy, Ahmet Altan, Deniz Yücel ou encore Ahmet Şık.
Le 29 mai, RSF a organisé un rassemblement devant le siège de la Cour, à Strasbourg, pour souligner que tous les espoirs reposaient désormais sur elle. Quelques jours plus tard, après dix mois d’attente et de négociations, la CEDH a amendé son statut de manière à rendre plus flexible l’ordre de traitement des dossiers : certains recours urgents émanant de Turquie, de Russie ou d’Azerbaïdjan pourront désormais être traités en priorité, même s’ils ne concernent pas le “droit à la vie ou à la santé”.
Le pluralisme anéanti sans recours
Près de 150 médias ont été fermés, sans procès, dans le cadre des décrets-lois adoptés sous l’état d’urgence. Le pluralisme est désormais réduit à une poignée de journaux harcelés et à faible tirage. Si une vingtaine de titres liquidés ont finalement été autorisés à rouvrir, l’écrasante majorité n’a encore eu droit à aucun recours : la chaîne de télévision de gauche Hayatın Sesi, le quotidien prokurde Özgür Gündem et bien d’autres ont saisi en vain la Cour constitutionnelle. Face à cette inaction, les avocats de la chaîne prokurde IMC TV ont saisi la CEDH.
Les autorités peuvent toutefois se défausser sur une nouvelle Commission de recours, créée en février 2017 pour tenter d’éviter des condamnations internationales. Cette institution est censée examiner les recours de quelque 200 000 individus ciblés par des sanctions administratives, mais aussi ceux des médias, associations et fondations liquidés sous l’état d’urgence. Mais la commission n’est toujours pas opérationnelle : elle commencera à recevoir les dossiers à partir du 23 juillet. Et de sérieux doutes pèsent sur son indépendance : cinq de ses sept membres sont nommés par l’exécutif.
L’arbitraire des sanctions administratives
De nombreux journalistes ont fait l’objet de sanctions administratives depuis un an : cartes de presse annulées, retraits de passeports, confiscation de biens… Le 2 avril, le journaliste Kutlu Esendemir a appris à l’aéroport d’Istanbul que son passeport avait été annulé en vertu d’une enquête visant le journal Karar, avec lequel il avait collaboré. Un recours introduit trois jours plus tard auprès du parquet d’Istanbul n’a donné aucun résultat à ce jour.
Cela fait bientôt un an que Dilek Dündar est interdite de sortie du territoire et empêchée de rejoindre son mari, le journaliste Can Dündar, contraint à l’exil en Allemagne. Après avoir attendu pendant des mois une explication du ministère de la Justice, elle a saisi la Cour constitutionnelle, qui reste également silencieuse.
Retrouvez les précédents bilans de RSF sur l’état d’urgence en Turquie :
- “État d’urgence, état d’arbitraire” (19 septembre 2016)
- “Six mois d’état d’urgence en Turquie : le journalisme à l’agonie” (19 janvier 2017)