Quarante ans de mensonges d’Etat : RSF dévoile l’existence d’un fichier inédit de la justice iranienne

A partir d’un registre officiel de la justice iranienne que s’est procuré Reporters sans frontières, l’ONG révèle que 860 journalistes et journalistes-citoyens ont été poursuivis, arrêtés, détenus, voire exécutés entre 1979 et 2009 par le régime iranien.

Alors que la République islamique d’Iran célèbre le 40e anniversaire de sa révolution, RSF divulgue l’ampleur du mensonge d’Etat orchestré depuis 40 ans par le régime iranien à propos des persécutions judiciaires. Lors d’une conférence de presse organisée à Paris le 7 février en présence de Shirin Ebadi, lauréate du Prix Nobel de la Paix et membre du Comité pour l’observation et l’utilisation des données sur la justice iranienne*, RSF a révélé l’existence d’un fichier détaillant l’intégralité des arrestations, détentions et exécutions infligées par les autorités iraniennes pendant des dizaines d’années dans la région de Téhéran. L’ONG a pu obtenir ce fichier jusqu’alors confidentiel grâce à l’intermédiaire de lanceurs d’alerte, soucieux d’alerter l’opinion publique et les institutions internationales sur la terrible répression de la justice iranienne.

 

Au total, le fichier DJI contient près de 1,7 million d’enregistrements de procédures qui concernent des personnes issues de toutes les catégories de la société iranienne : hommes et femmes, mineurs, membres de minorités religieuses et ethniques ; prisonniers de droit commun et prisonniers d’opinion, parmi lesquels des opposants politiques mais aussi des journalistes. L’étude de ce registre permet pour la première fois d’établir la preuve de faits que la justice iranienne a toujours tenté de dissimuler ou de maquiller. Elle apporte également des révélations sur les conditions de détention et les accusations portées contre certains journalistes.

 

 

860 journalistes et journalistes-citoyens présents dans le registre

Grâce à un minutieux travail de recherche réalisé pendant des mois, RSF est en mesure d’affirmer qu’au moins 860 journalistes et journalistes-citoyens, recensés dans ce registre officiel, ont été arrêtés, détenus ou exécutés par le régime iranien entre 1979 et 2009, période sur laquelle l’ONG a concentré ses recherches.

 

Pour chaque personne, le registre précise le nom, lieu et date de naissance, sexe, nationalité, la date d’enregistrement du dossier, le cas échéant, la date d’arrestation et les autorités responsables de l’arrestation, les chefs d’accusation, la chambre du tribunal et du parquet, la date du verdict et la condamnation. Le statut des prisonniers n’est jamais précisé. Ainsi la fonction de journaliste n’apparaît nulle part dans le fichier. Un mensonge d’Etat savamment orchestré pour dissimuler le fait que des journalistes sont détenus et faire ainsi taire les possibles critiques et tromper les institutions internationales des droits de l’Homme.

 

Les journalistes ont ainsi été arrêtés et détenus sous des charges aussi fallacieuses que la qualification d’« ennemi collaborant avec l’étranger », d’« action contre la sécurité intérieure », de « propagande contre le régime » et d’« espionnage ». Les accusations d’« insultes envers le sacré et l’islam » ou « insultes envers le Guide suprême » sont également utilisées pour emprisonner les journalistes. Au moins 57 d’entre eux sont enregistrés dans le fichier sous une accusation de ce type. Pour la grande majorité, ces journalistes sont privés de leurs droits fondamentaux, mis à l’isolement, interdits de nommer un avocat et d’échanger avec, ni même de s’entretenir régulièrement avec leur famille. Ils sont également privés de soins médicaux, voire soumis à un régime de mauvais traitements et de torture.

 

« L’existence même de ce fichier et les millions de données qu’il contient démontre non seulement l’ampleur du mensonge des autorités iraniennes depuis des années quand elles affirment qu’il n’existe pas de prisonniers politiques, encore moins de journalistes dans ses prisons, mais également avec quelle implacable machination le régime a réprimé pendant 40 ans des centaines d’hommes et de femmes pour leur opinion et leur travail d’information, déclare Christophe Deloire, secrétaire général de RSF. Face à ce mensonge d’Etat, RSF saisit la Haute commissaire des droits de l’Homme, Michelle Bachelet afin que l’Iran réponde de ses actes. »

       

                                  

Parmi les centaines de noms présents dans le fichier se trouvent des journalistes de renom tels que Farj Sarkhohi, Reza Alijani, Taghi Rahmani, Akbar Ganji,  Jila Bani Yaghoob et son mari Bahaman Ahamadi AmoeeSaid Matinpour, Mohammad Sedegh Kabodvand , Hengameh Shahidi,  Narges MohammadiAhmad Zeydabadi

 

Des arrestations et détentions jamais assumées officiellement 

L’Iran met donc tout en œuvre pour dissimuler aux yeux du monde sa répression à l’égard des voix critiques. L’exemple de Farj Sarkhohi [n° de registre : 694968] est à ce titre emblématique. Alors qu’il était en partance pour l’Allemagne pour des raisons familiales, ce rédacteur en chef d’une des revues politiques et culturelles les importantes du pays, Adineh, a été enlevé, le 3 novembre 1996, par le ministère du Renseignement au moment où il montait à bord de l’avion. Son visa ayant été tamponné, le régime a pu affirmer qu’il était parti en Allemagne et qu’il y avait disparu. Or, le fichier confirme que Farj Sarkhohi a été détenu à Téhéran. A l’époque, de nombreuses ONG, parmi lesquelles RSF, s’étaient inquiétées de sa disparition et avaient pointé du doigt la responsabilité de Téhéran. Sous la pression internationale, le régime avait alors organisé une conférence de presse à l’aéroport, et fait réapparaître le journaliste, affirmant que ce dernier rentrait du Turkménistan. En réalité, Farj Sarkhohi avait passé deux mois en prison. 

 

La justice iranienne a également toujours nié avoir tué la journaliste irano-canadienne Zahra Kazemi [n°1802166] à la prison d’Evin en 2003. Arrêtée le 23 juin 2003, alors qu’elle photographiait des familles de détenus devant la prison d’Evin, elle a été sévèrement battue au cours de sa détention, et est décédée des suites de ses blessures le 10 juillet. Rendu publique quelques jours plus tard, le rapport d’enquête des autorités iraniennes, ne précisait pas les causes du décès. Le fichier confirme que les autorités ont tout fait pour étouffer l’affaire, allant jusqu’à modifier la date d’arrestation de la journaliste au 1er juillet 2003. Fait pour le moins étrange : six mois après son assassinat, le nom de la journaliste réapparaît dans le fichier sous un autre matricule [1834895], accusée d’« action contre la sécurité nationale ».

 

 


Au moins quatre journalistes professionnels exécutés

 Au moins quatre journalistes professionnels - Ali Asgar Amirani [n°588071], Said Soltanpour [n°280838], Rahman Hatefi-Monfared [n°569803] et Simon Farzami [n°390641] ont été exécutés par le régime durant cette période. Le document permet de confirmer pour la première fois l’arrestation de ce dernier et de connaître précisément les accusations qui ont été portées contre lui. Cet Irano-Suisse d’origine juive, chef du bureau de l’AFP à Téhéran et rédacteur en chef du Journal de Téhéran, en langue française, a été arrêté en mai 1980, accusé d’espionnage au profit des Etats-Unis. Il a été exécuté, six mois plus tard, dans la prison d’Evin. Il avait 70 ans. Des dizaines d’autres prisonniers d’opinion - blogueurs ou activistes politiques qui dirigeaient des organes de presse - ont eux aussi été exécutés par le régime.

 

218 femmes journalistes inscrites dans le registre

 Sur les 61 924 femmes figurant dans le document officiel de la justice iranienne, 218 sont des journalistes. Figure emblématique des droits des femmes, proche des réformateurs et responsable du site Kanoon Zanan Irani (Centre des femmes iraniennes), Jila Bani Yaghoob [n°2225407] a été arrêtée une première fois en 2003 lors d’un meeting pour la Journée internationale des femmes. Elle a passé une semaine les yeux bandés dans la prison d’Evin, expérience dont elle a tiré un livre, publié hors d’Iran. En 2010, elle a été condamnée par un tribunal de Téhéran à un an de prison et trente ans d’interdiction d’exercer son métier, pour “propagande contre le système” et “insultes envers le président”. Jila Bani Yaghoob est enregistrée à plusieurs reprises dans le fichier, mettant ainsi en lumière l’acharnement judicaire dont elle a fait l’objet. Tous les organes de la répression, qui ont œuvré à ses différentes arrestations au motif de prétextes fallacieux, y sont précisés. 

 

 

Des dizaines de milliers de citoyens arrêtés 

Outre les journalistes, le fichier permet, pour la première fois, d’affirmer que 6048 personnes ont été arrêtées pour avoir participé aux manifestations contre la réélection du président Mahmoud Ahmadinejad en 2009. Un chiffre jusqu’ici impossible à établir, la République islamique ayant toujours nié avoir interpellé des citoyens pour le seul fait qu’ils aient manifesté. Sur cette période, plus de 600 femmes et plus de 5400 hommes ont été accusés d’« action contre la sécurité nationale ». Un chef d’accusation largement utilisé pour arrêter et condamner les journalistes et les journalistes-citoyens qui ont couvert les évènements.

  

Le fichier donne également des informations sur les 61 940 prisonniers politiques depuis les années 80. Au moins 520 d’entre eux avaient entre 15 et 18 ans au moment de leur arrestation. Le fichier fournit également des éléments sur le Grand Massacre des prisonniers politiques. En 1988, presque 4 000 détenus politiques, préalablement condamnés à des peines d’emprisonnement, ont été exécutés, entre juillet et septembre, sur ordre express de Khomeiny. La plupart de ces victimes ont été tuées principalement dans les prisons aux alentours de Téhéran, puis enterrées dans des fosses communes au cimetière de Khavaran, au sud de Téhéran. Le régime a toujours nié ces exécutions sommaires. Le registre permet aussi d’établir pour la première fois que 5760 Baha'i, communauté religieuse minoritaire accusée d’« appartenance à une secte », ont été arrêtés, détenus, pour certains exécutés, alors que le régime a toujours nié les avoir persécutés pour leur religion.

 

Plusieurs personnalités iraniennes sont également inscrites dans le registre comme le Prix Nobel de la Paix 2003, Shirin Ebadi, l’avocate, et Prix Sakharov 2012, Nasirin Soutodeh, l’ancien président de la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH) Abdolkarim Lahiji, et la défenseure des droits des femmes Mansoreh Shojai. Or la plupart de ces personnalités ont pu fuir leur pays et n’ont donc jamais été arrêtés. Pourtant leur nom y figure, prouvant ainsi l’existence d'un mandat d'arrêt contre eux, et la planification du régime pour les poursuivre.    

 

 

 

ANNEXES

 

 

L’exploitation du document

Dès la réception du fichier, RSF a commencé son travail de vérification des informations. Pendant des mois, RSF a travaillé sur ce registre, comparant ces données avec les listes de l’organisation et celles d’autres ONG nationales et internationales sur les journalistes emprisonnés depuis 30 ans, ainsi qu’avec les données publiées par les procédures spéciales des Nations unies. De nombreux experts ainsi que les personnalités qui constituent le Comité pour l’observation et l’utilisation des données ont été sollicités afin de confirmer des informations et la véracité des données enregistrées concernant notamment les prisonniers libérés et les survivants des purges dans les années 80 et 90.

 

La tristement célèbre prison d'Evin

Construite par le dernier shah d'Iran pour enfermer et torturer les opposants politiques, la prison d’Evin n’a eu de cesse de croître après la révolution, pouvant accueillir à l’époque environ 15 000 prisonniers. En théorie, la prison d'Evin sert de lieu de détention préventive. Mais dans les faits, Evin retient des prisonniers qui attendent d'être jugés pendant plusieurs années. Nombre d'entre eux ont d'ailleurs effectué toute leur peine dans la prison d'Evin. Des exécutions y ont également eu lieu.

 

  

Le Comité pour l’observation et l’utilisation des données sur la justice Iranienne (DJI)*

Ce comité ad hoc initié par RSF regroupe autour de Shirin Ebadi, prix Nobel de la Paix, des personnalités très respectées pour leur connaissance de la situation des droits humains en Iran.

Ce comité :

  • observe et s’assure de l’usage du fichier conformément aux normes internationales des droits de l’Homme ;
  • observe et s’assure que l’exploitation du fichier contribue à l’amélioration de la situation des DH en Iran et en particulier des droits à la vérité et à la justice des victimes de violations des DH mentionnées dans le fichier et de leurs familles

 

Ses membres sont :

 

Shirin Ebadi :  avocate et défenseure des droits humains, prix Nobel de la Paix. 

Monireh Baradarn : militante des droits humains, auteure de plusieurs livres sur la justice en Iran, ancienne prisonnière politique dans les années 80.

Iraj Mesdaghi : militant des droits humain, chercheur, auteur de plusieurs livres sur les exécutions de prisonniers politiques en Iran, expert surtout sur le grand massacre de 1988, ancienne prisonnier politique dans les années 80

Reza Moini, représentant de RSF

 

Publié le
Updated on 07.02.2019