Menaces, intimidation, prison: les reporters birmans victimes du harcèlement judiciaire des forces de sécurité

Deux mois après la libération des deux journalistes de Reuters, Wa Lone et Kyaw Soe Oo, graciés en mai dernier, Reporters sans frontières (RSF) dresse un inquiétant état des lieux de l’actuelle recrudescence des cas de harcèlement judiciaire exercés par l’armée et la police birmanes contre les reporters.

Cela fait un mois et demi qu’il croupit en prison. Durant sa dernière audience, en date du vendredi 28 juin, le vidéo-reporter Aung Kyi Myint a supplié le président de la cour de Patheingyi de “chercher la vérité” et de “résister aux pressions du chef de la police et du ministre de la Sécurité publique” de la région de Mandalay (centre du pays), selon des sources recueillies par RSF.


Le journaliste, qui signe ses reportages pour Channel Mandalay sous le pseudonyme Nanda, a été arrêté le 15 mai dernier après avoir, la veille, filmé et diffusé en direct des affrontements entre des policiers et des villageois qui manifestaient contre une cimenterie de la circonscription de Pyin Oo Lwin.


Il a fallu attendre un mois de détention avant que Nanda soit formellement inculpé, en vertu des articles 114, 147, 332, 333 et 353 du Code pénal birman - à savoir, essentiellement, des accusations de violences à l’encontre de la police et de l’armée. Une version que le rédacteur en chef de Channel Mandalay TV, Min Din, a nié en bloc auprès de RSF, preuves vidéo à l’appui. Alors qu’il ne faisait que reporter les faits, son journaliste encourt une peine cumulée de 17 ans de prison. 


“Difficile de survivre”


“Nanda a déjà dû payer un prix inacceptable pour avoir simplement fait son métier, et il convient de le libérer de façon immédiate et inconditionnelle, déclare Daniel Bastard, responsable du bureau Asie-Pacifique de RSF. Les conditions de son arrestation, la durée de sa détention préliminaire, la nature fallacieuse des chefs d’accusation portés contre lui… Tout, dans son cas, est symptomatique du harcèlement judiciaire dont sont victimes de trop nombreux journalistes en Birmanie - avec, à la clé, un message d’intimidation adressé à l’ensemble de la profession.” 



Son confrère Win Naing Oo, avec qui Nanda avait fondé Channel Mandalay TV il y a cinq ans, fait lui même l’objet de poursuites pour diffamation lancées par un cadre de la Tatmadaw, l’armée birmane, après qu’il a publié un article sur des expropriations illégales dans la région. “Avec un reporter en prison et moi qui suis placé en liberté conditionnelle, c’est devenu très difficile pour nous de survivre et de faire notre travail de journaliste”, déplore-t-il auprès de RSF.


Aujourd’hui, on compte pas moins de 51 journalistes victimes de ce type de harcèlement judiciaire depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement civil d’Aung San Suu Kyi, en 2016. Et, à un an et demi des élections générales, prévues fin 2020, force est de constater que la tendance est actuellement malheureusement à la hausse.


“Un lieu sûr et gardé secret”


Depuis le 19 juin dernier, dans l’Etat de Kayah, dans l’est de la Birmanie, trois reporters de la Democratic Voice of Burma (DVB), d’Eleven Media Group et du Kantarawady Times sont poursuivis par le capitaine Aung Myo Tun, chef du bataillon de la ville de Demoto. Alors qu’ils filmaient une manifestation paysanne aux abords de sa caserne, là aussi en lien avec des expropriations illégales, les trois journalistes se retrouvent accusés d’avoir pénétré la propriété du bataillon. Ils risquent pour cela jusqu’à cinq ans d’emprisonnement.


Photo tirée du profil Twitter de Aung Marm Oo.


A l’autre bout du pays, dans l’Etat Rakhine, où les combats entre la Tatmadaw et les rebelles autonomistes de l’Armée de l’Arakan se sont récemment intensifiés, la situation des reporters est autrement plus compliquée. C’est particulièrement vrai pour les journalistes de l’agence de presse Development media Group (DMG), basée à Sittwe, la capitale régionale.


Son fondateur et directeur, Aung Marm Oo, “se cache actuellement dans un lieu sûr et gardé secret”, comme il l’a récemment confié au service birman de la radio VOA. “Je n’ose même pas penser à ce que serait mon intégrité physique si je devais être entre les mains de l’armée et de la ‘Special Branch’”, explique-t-il, désignant les services secrets birmans. Le journaliste a dû se résoudre à se mettre au vert après qu’un mandat d’arrêt a été émis contre lui en mai, en vertu de la loi sur les Associations illégales. Juste avant, il avait reçu des menaces de mort dans sa boîte mail, l’enjoignant de “soutenir la seule et vraie armée, la Tatmadaw. Sans quoi la vie de ses journalistes ne pourrait être garantie”.


Litanie sans fin


Le 12 avril, c’est le rédacteur en chef de la version birmane de The Irrawaddy, Ye Ni, que l’armée a attaqué en justice au motif qu’un reportage publié sur la situation dans l’Etat Rakhine aurait été “injuste” pour les forces de sécurité.


La litanie des cas de journalistes harcelés judiciairement semble sans fin. Dans ce contexte, l’annonce, ce mardi 2 juillet, de l’abandon des charges qui pesaient contre le rédacteur en chef du site d’information Myanmar Now, Swe Win, apparaît comme une faible lueur d’espoir.


Swe Win (droite), le rédacteur en chef du site Myanmar Now, est escorté par la police dans les locaux du tribunal de Mandalay (photo : AFP).


Accusé de diffamation par un fidèle du moine intégriste Ashin Wirathu, il avait été arrêté le 30 juillet 2017, puis libéré sous caution. Durant deux ans, il a dû se présenter aux 71 audiences tenues au tribunal de Mandalay, depuis son lieu de résidence, à Rangoon - soit, chaque fois, 16 heures de route. Contacté par RSF, il a confirmé à quel point ce genre de poursuites pèse sur le travail des journalistes indépendants.


Ayant perdu sept places en deux ans, la Birmanie occupe actuellement la 138e place sur 180 pays au Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF.

Publié le
Updated on 18.11.2019