La Turquie, première prison au monde pour les journalistes

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A l’occasion de la publication de son bilan annuel, Reporters sans frontières rend publiques les conclusions d’une enquête de plusieurs mois sur les journalistes emprisonnés en Turquie.

« Avec 72 professionnels des médias actuellement emprisonnés, dont au moins 42 journalistes et 4 collaborateurs le sont en lien avec leur activité professionnelle, la Turquie est la plus grande prison du monde pour les journalistes. Un triste paradoxe pour un pays qui se présente comme un modèle régional de démocratie. Cet état de fait, inédit depuis la fin du régime militaire, n’a pourtant rien d’étonnant, au regard des problèmes structurels de la justice turque : un cadre législatif encore largement répressif, aux dispositions si larges et floues qu’elles autorisent tous les excès ; une culture judiciaire volontiers paranoïaque, arc-boutée sur des objectifs sécuritaires au mépris des droits de la défense et de la liberté de l’information. La grande majorité des journalistes emprisonnés sont des représentants de médias pro-kurdes, ce qui souligne une nouvelle fois le caractère indissociable de la liberté de l’information et de la recherche d’une solution pacifique à la question kurde », a rappelé l’organisation.

« Les autorités turques ont, semble-t-il, commencé à prendre la mesure du problème. Le ‘troisième paquet de réformes judiciaires’ (loi 6352 du 5 juillet 2012) a abouti ces derniers mois à la remise en liberté conditionnelle d’une quinzaine de journalistes, dont certains étaient en prison depuis des années. Mais ils restent en sursis, et surtout, un nombre encore plus important de prisonniers attend toujours de revoir le jour. Pire, le rythme des interpellations, emprisonnements et procès n’a guère ralenti, comme l’a encore montré la semaine dernière l’arrestation de la journaliste Sadiye Eser, du quotidien de gauche Evrensel. A ce jour, Reporters sans frontières a dénombré au moins soixante-et-une interpellations au cours de l’année 2012. »


« Malgré un paysage médiatique vaste et diversifié, le journalisme critique ou d’investigation reste trop souvent criminalisé en Turquie ; une tendance que le regain de tension sur la question kurde n’a fait que renforcer. Seule une réforme en profondeur de la loi antiterroriste et l’abolition d’une vingtaine d’articles liberticides du code pénal seront en mesure d’y remédier. A condition que ces évolutions législatives s’accompagnent d’une mutation de la pratique judiciaire, en conformité avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) : un recours beaucoup moins systématique à la détention provisoire, le respect du droit à l’information sur les sujets d’intérêt général, la protection des sources journalistiques, une justice plus indépendante et plus transparente », a conclu Reporters sans frontières.


Note méthodologique

La liste de journalistes emprisonnés présentée ci-dessous correspondant au « baromètre de la liberté de la presse » publié sur le site de Reporters sans frontières. L’établissement de cet outil répond à une méthodologie précise, uniforme pour tous les pays, qui nécessite une étude approfondie de chaque cas. N’y figurent que les noms de journalistes, collaborateurs ou net-citoyens dont Reporters sans frontières a pu établir qu’ils étaient emprisonnés en lien avec leur activité journalistique. Pour en juger, l’organisation prend en compte des éléments issus de la procédure judiciaire (dossier d’accusation, défense, questions posées au cours de l’interrogatoire) et des éléments d’analyse contextuelle (sujets traités par le journaliste, existence d’un contentieux préalable, contexte politique).


La faiblesse des charges, l’absence d’éléments de preuve convaincants, l’assimilation hâtive de tâches professionnelles (conversations avec des personnalités faisant l’objet de poursuites judiciaires, possession de documents émanent d’organisations illégales, couverture de manifestations pacifiques…) à des actes illégaux, le prolongement injustifié de la détention provisoire, constituent des facteurs déterminants dans la plupart des cas listés ci-dessous.


Le « baromètre de la liberté de la presse » ne constitue pas une liste exclusive des journalistes défendus par l’organisation. L’absence du nom d’un journaliste emprisonné ne constitue pas une présomption de culpabilité, pas plus que sa présence ne signale automatiquement la reconnaissance d’une innocence totale : Reporters sans frontières ne se substitue pas à la justice, mais se prononce sur la pertinence d’une mesure de détention. A la lumière des éléments dont elle dispose, l’organisation demande dans certains cas l’abandon des charges pesant sur le journaliste ; dans d’autres, elle demande une remise en liberté conditionnelle et la tenue d’un procès équitable.


Plusieurs facteurs rendent les recherches concernant les journalistes emprisonnés en Turquie particulièrement difficiles. Le premier est l’opacité et la lenteur de la justice : la plupart d’entre eux passent de longs mois, parfois des années en détention, avant même de connaître la nature des accusations portées contre eux. Les prévenus, leurs proches et leurs avocats n’ont pas toujours accès à l’ensemble de leur dossier.


Un autre obstacle important est la forte politisation des médias, et la perception largement répandue que la presse est dépourvue de toute autonomie. Cet héritage de l’histoire récente affecte non seulement le travail des journalistes, mais aussi celui de la justice : procureurs et juges sont prompts à assimiler journalisme engagé et militantisme politique, voire terrorisme. On ne compte plus les déclarations en ce sens de personnalités publiques : en 2011, la déclaration du premier ministre Recep Tayyip Erdogan assimilant un livre non publié d’Ahmet Sik à « une bombe » avait fait sensation. C’était pourtant peu en comparaison avec le discours du ministre de l’Intérieur Idris Naim Sahin, qui considérait fin décembre 2011 que « la peinture (…), la poésie, ou divers écrits » pouvaient constituer des actes de terrorisme.


Aussi la justice turque substitue-t-elle souvent une analyse politique à l’analyse légale et judiciaire qu’elle devrait effectuer : si un journaliste couvre la question kurde sous un jour critique à l’égard des autorités, par exemple, c’est qu’il partage l’agenda politique du PKK, et donc qu’il y appartient. Reporters sans frontières incite la justice turque à respecter les conventions internationales ratifiées par la Turquie, prévoyant que l’exercice de la liberté d’expression ne peut être limité dans ces circonstances que par l’incitation explicite à la haine ou à la violence. L’organisation rappelle en outre que les standards du Conseil de l’Europe et de l’OSCE recommandent de ne pas punir d’emprisonnement les abus de la liberté d’expression, du fait de l’effet d’intimidation que cela induit.


Reporters sans frontières appelle la justice à libérer immédiatement l’ensemble des journalistes et collaborateurs emprisonnés en lien avec leur activité professionnelle. L’organisation se tient à la disposition des autorités pour discuter des mesures à prendre pour remédier aux racines de ce problème. Reporters sans frontières en appelle également à la collaboration des avocats, des proches et des collègues des journalistes dont les cas sont toujours en investigation, pour rassembler un complément d’information.


Lire le rapport d'enquête de RSF "Médias et justice en Turquie: entre méfiance et réflexes sécuritaires" (juin 2011)

Journalistes emprisonnés en lien avec leur activité professionnelle :

• Bayram Namaz

• Füsun Erdogan

• Hikmet Ciçek

• Tuncay Özkan

• Mustafa Balbay

• Soner Yalçin

• Yalçin Küçük

• Turan Özlü

• Hasan Özgünes

• Tayip Temel

• Cengiz Kapmaz

• Abdullah Cetin

• Ayse Oyman

• Cagdas Kaplan

• Dilek Demirel

• Ertus Bozkurt

• Fatma Koçak

• Hüseyin Deniz

• Ismail Yildiz

• Kenan Kirkaya

• Mazlum Özdemir

• Deniz Yildirim

• Nahide Ermis

• Nevin Erdemir

• Nilgün Yildiz

• Nurettin Firat

• Ömer Celik

• Ömer Ciftçi

• Ramazan Pekgöz

• Sadik Topaloglu

• Selahattin Aslan

• Semiha Alankus

• Sibel Güler

• Yüksek Genç

• Zeynep Kuray

• Ziya Ciçekçi

• Zuhal Tekiner

• Mehmet Emin Yildirim

• Turabi Kisin

• Özlem Agus

• Zeynep Kuris

• Sadiye Eser

Collaborateurs des médias emprisonnés en lien avec leur activité professionnelle :

• Pervin Yerlikaya

• Saffet Orman

• Cigdem Aslan

• Irfan Bilgiç

Journalistes et collaborateurs de médias emprisonnés, dont les cas restent pour l’heure en investigation :

• Ali Konar

• Faysal Tunç

• Ferhat Ciftçi

• Hamit Dilbahar

• Kenan Karavil

• Murat Ilhan

• Nuri Yesil

• Ömer Faruk Caliskan

• Sevcan Atak

• Seyithan Akyüz

• Sahabettin Demir

• Ahmet Birsin

• Sebahattin Sürmeli

• Ferhat Arslan

• Sultan Saman

• Bahar Kurt

• Musa Kurt

• Mustafa Gök

• Erdal Süsem

• Hatice Duman

• Hakan Soytemiz

• Erol Zavar

• Miktat Algül

• Sükrü Sak

• Mehmet Haberal

Publié le
Updated on 27.09.2016