La presse et le monde culturel cèdent-ils vraiment à l'autocensure? (3)

Reporters sans frontières poursuit sa réflexion sur l’état de la liberté d’expression et de l’auto-censure au Danemark, en publiant chaque semaine l’interview d’une figure de la presse, des médias ou des arts. Après Flemming Rose et Carsten Jensen, nous présentons aujourd’hui la contribution de Lotte Garbers, présidente de l’Association danoise des écrivains ("Dansk Forfatterforening"). ---------------------------------- La liberté d’expression est-elle menacée au Danemark ? C’est une question très sensible, parce que nous n’avons pas de discussions ouvertes au Danemark sur l’intégration et l’immigration. En conséquence, que la publication des caricatures puisse provoquer une telle réaction dans le monde a été un choc terrible. Pour la première fois, nous nous sommes retrouvés sur le devant de la scène internationale, et nous avons dû faire face à des menaces terroristes. C’est la raison pour laquelle la question continue d’être très sensible politiquement. Y a-t-il une tendance à l'auto-censure ? Un sondage récent assurait que les artistes et écrivains danois pratiquaient l’auto-censure. Mais à peine venait-il d’être publié que tous les politiciens l’avaient déjà commenté, y compris la ministre de la Culture. Nous aurions pu comprendre la véhémence de cette dernière, s’il s’agissait de défendre les conditions de vie et de travail des artistes et des écrivains, leurs salaires … Mais ce n’était pas le cas. Vous même, vous avez critiqué les résultats de ce sondage. Deux tiers des personnes contactées n’ont pas voulu prendre part à l’enquête, parce qu’il était évident qu’il s’agissait d’une entreprise politique, et qu’on voulait faire le lien avec la crise des caricatures. C’était très manipulateur, dès le début. Or, sur les seize organisations contactées, aucune ne fait état de membres ayant explicitement reçu des menaces. Nous n’en avons jamais entendu parler. Nous sommes habitués à la liberté d’expression, à en faire usage sans nous restreindre. Bien sûr, tous les artistes font preuve d’auto-censure. Mais il y a l’auto-censure volontaire et l’auto-censure involontaire. Or nous n’avons aucun cas d’auto-censure involontaire. Pourtant, certains artistes ou écrivains ont dit qu’ils faisaient attention au contenu de leurs œuvres, par peur de représailles. 5% de ceux qui ont répondu ont dit qu’ils avaient peur. Cela ne permet pas de parler d’auto-censure générale. D’ailleurs, Kåre Bluitgren, qui a été à l’origine de la publication des caricatures, a récemment publié un livre pour enfant, qui explique le Coran de façon assez critique. Il n’a pas reçu une seule menace, parce que son livre est complexe et intelligent. Il y a également le cas de cet écrivain très connu au Danemark, qui a refusé de faire une caricature de Mahomet. Non pas parce qu’il avait peur. Mais parce qu’il trouvait trop facile de se rendre célèbre de cette façon au Danemark. Et parce que finalement, cela ne ferait que nuire à son art. Pourquoi, selon vous, le débat sur les menaces qui pèsent sur la liberté d’expression est lié à la question de l’islam au Danemark ? La raison est simple : nous avons au Parlement un parti qui aime s’en prendre à l’islam. Nous avons des difficultés au Danemark à absorber le concept de village global. Cela se manifeste par beaucoup d’arrogance. Nous utilisons la liberté d’expression de façon très arrogante. Dernièrement, un membre du Parti du peuple danois (extrême-droite) a déclaré que tous les pères musulmans autorisaient le viol de leurs filles. La liberté d’expression est en train de devenir la liberté de dire n’importe quoi, sur n’importe qui, n’importe quand. Ce député se fondait sur l'ouvrage d'un écrivain danois, qui raconte l'histoire de six jeunes filles d’origine musulmane maltraitées par leurs pères. L'auteure a réagi en disant qu’elle refusait d’être instrumentalisée, et qu'elle préférerait s’auto-censurer à l’avenir. C’est autrement plus dangereux. Mais peut-on critiquer l’islam au Danemark aujourd’hui, au même titre que les autres religions ? L’intérêt pour la critique de l’islam est tel, que celle-ci devient absolument inintéressante artistiquement parlant. Elle ne touche plus au sentiment, elle est purement politique. Récemment, un artiste danois a réalisé une copie d’Auschwitz en or, à partir des dents de personnes mortes dans ce camp de concentration. C’était extrêmement provocateur. Et en conséquence, très intéressant. En revanche, critiquer une religion pour le plaisir de critiquer n’a pas de dimension artistique intéressante. C’est pourquoi nous ne le faisons pas. Et non parce que nous craignons des représailles. Vous avez récemment déclaré que la tentative de l'armée d'interdire un livre écrit par un soldat d’élite, constituait une menace plus importante pour la liberté d’expression. C’est toujours un problème, en démocratie, quand les institutions veulent contrôler l’art. Notre pays n’a pas connu la guerre depuis 150 ans. On peut comprendre pourquoi l'armée veut maintenir le secret. Mais c’est aussi pourquoi nous avons réagi si fortement : imposer le silence est une manière sûre de démanteler la démocratie. Nous ne pouvons pas accepter la censure – qui diffère d'ailleurs de l'auto-censure. Mais quand l’auteur du livre soumet à l’armée les notes dont il compte se servir pour écrire un second livre, sous la forme d’un journal intime, c’est de l’auto-censure. Et c’est aussi un grave problème. Il y a toujours un risque que la censure entraîne l’auto-censure. Mais selon vous, le Danemark mérite-t-il la tête du classement des pays qui protégent le mieux la liberté d’expression ? Bien sûr. Ce serait ridicule de dire que nous méritons d’être rétrogradés. Mais je trouve que notre intérêt pour la liberté d’expression est un peu exagéré. Il nous empêche de construire une société multiculturelle, où les différences d’opinion sont acceptées. Nous avons du mal à accepter une nation qui ne peut pas être unie autour d’une religion ou d’une société.
Publié le
Updated on 20.01.2016