La justice doit accélérer les enquêtes sur les crimes commis contre les journalistes français
Déjà trois ans que la photojournaliste Camille Lepage est décédée lors d’une embuscade en République centrafricaine, sans que la justice n’ait fait toute la lumière sur les circonstances de sa mort. Un cas qui est loin d’être isolé. Reporters sans frontières (RSF) demande à la justice française de tout mettre en oeuvre pour faire avancer les enquêtes sur les crimes commis contre des journalistes français et permettre ainsi de mettre fin à une impunité insupportable pour les familles.
Manque de moyens de la justice française ou de volonté politique pour résoudre certaines enquêtes de journalistes blessés, tués ou portés disparus ? Ce 12 mai, cela fera trois ans que la photojournaliste Camille Lepage a été assassinée en République centrafricaine. Trois ans que sa famille tente d’obtenir la vérité sur ce qui s’est passé sur cette route en terre à 150 kilomètres de Bouar dans l’ouest du pays.
Depuis ce jour, et malgré les déclarations fortes du président de la République, François Hollande, de “faire toute la lumière”, l'enquête patine. Une commission rogatoire envoyée fin 2014 au parquet centrafricain est restée lettre morte.
Un deuxième groupe d’enquêteurs français a été envoyé fin janvier 2017 en République centrafricaine mais est resté cantonné à Bangui, officiellement pour des raisons de sécurité. Les troupes onusiennes sont pourtant déployées à Bouar où elles ont entre autres pour mandat de faciliter l’accès humanitaire et les enquêtes sur les questions liées aux droits de l’Homme.
“Le plus dur c’est de ne pas savoir ce qui s’est passé exactement ce jour-là, explique Maryvonne Lepage, la mère de Camille. Je voudrais savoir quel groupe est à l’origine de la mort de ma fille, que les coupables soient au moins identifiés. La mission des enquêteurs avait un an de retard sur le calendrier annoncé, et rien n’a été organisé pour leur permettre de se rendre sur les lieux. Nous attendons avec impatience d’avoir une prochaine audition avec la juge pour parler du dossier.”
Des “dossiers politiques” qui dérangent
Le dossier de Camille Lepage n’est malheureusement pas le seul en souffrance devant les tribunaux français. L’enquête sur l’assassinat dans le nord du Mali des journalistes de RFI, Ghislaine Dupont et Claude Verlon se heurte à des considérations politiques, notamment de secret défense, qui limitent l’accès des parties civiles - dont RSF - et du juge aux documents nécessaires.
Le dossier a connu des rebondissements récents et s’oriente aujourd’hui vers de nouvelles pistes qui ont été révélées en janvier par l’enquête d’Envoyé Spécial “Otage d’Etat” . Pourtant leur travail d’investigation n’avait pas été facilité par les autorités françaises, maliennes ou nigériennes. Les journalistes ont révélé que certains témoins ont été intimidés, même en France, et ont dû renoncer à témoigner. Par ailleurs, la liste des commanditaires et auteurs potentiels du double assassinat encore vivants s’amenuise au fil des opérations antiterroristes menées par l’armée française au Mali.
“Nous nous réjouissons que l’enquête puisse avancer grâce à ces nouveaux éléments, néanmoins on ne peut que regretter qu’ils ne résultent pas des avancées de la justice, déclare Cléa Kahn-Sriber, responsable du bureau Afrique de Reporters sans frontières. Nous attendons des autorités françaises qu’elles coopèrent plus largement avec les requêtes du juge d’instruction français. Nous espérons que l’audition avec le juge en juin nous permettra d’en savoir plus sur ses avancées dans l’enquête.”
Toujours sur le continent africain, la disparition en 2004 du journaliste franco-canadien Guy-André Kieffer reste non élucidée plus de 13 ans après les faits. Ce dernier enquêtait sur la filière cacao en Côte d’Ivoire, un secteur économique essentiel à l’Etat - et à une certaine élite -, soupçonnés d’être à l’origine de nombreux trafics d’influence.
Une commission rogatoire a été envoyée par le juge français en Côte d’Ivoire début 2015 mais n’a toujours pas reçu de réponse. Depuis sa nomination, le juge français ne s’est pas rendu sur le terrain. Il a bien annoncé sa visite au ministre de la Justice ivoirien pour le mois d’avril, mais sans que cela soit suivi d’effet.
Les possibilités de lever le voile sur la disparition de Guy-André Kieffer s’amenuisent, surtout depuis la mort en septembre 2016 du principal témoin, Michel Legré, beau-frère de la première Dame de l’époque, Simone Gbagbo, avec qui le journaliste avait rendez vous le jour de sa disparition. Là encore, le président Hollande en 2014 et 2015 et le Premier ministre Manuel Valls en 2016 avaient assuré à RSF que la France était profondément attachée à ce que la justice soit rendue dans ce dossier. Malgré ces promesses, reprises également par le président ivoirien, il semble toujours impossible, 13 ans plus tard, de traduire en justice les auteurs et commanditaires de la disparition de ce journaliste chevronné qui avait l’habitude des dossiers sensibles. Une position assumée par un diplomate français qui suggérait en off à RSF en 2014 “de laisser tomber pour Guy-André Kieffer, on ne saura jamais ce qui s’est passé”.
“RSF a le sentiment que ce dossier n’est pas une priorité pour la justice française et ivoirienne, ce qui est très décevant, déclare Sophie Busson, responsable du plaidoyer à RSF. Nous appelons les autorités françaises à transformer leurs paroles en actes et à faciliter l’avancée de la justice dans ce dossier pour lequel elles nous assurent régulièrement de leur attachement. Nous espérons que le juge français se rendra très prochainement en Côte d’Ivoire afin de procéder aux auditions de témoins qu’il a identifiés.”
Mettre fin à l’arbitraire
En effet, le temps presse. Plus une enquête dure, plus la tentation est grande de clore des dossiers compliqués, liés à des situations de conflits ou à des considérations politiques, dont les coupables se trouvent à l’étranger, dans des pays qui souvent ne coopèrent pas avec l'instruction française, faute de moyens ou de volonté.
Pourtant, au-delà de la possible identification et condamnation d’individus directement coupables, rendre justice dans ce type de cas revient également à établir une vérité historique, à définir les responsabilités morales de groupes et de dirigeants impliqués dans des exactions contre les journalistes et à mettre ainsi fin à l’arbitraire et l’impunité.
William Roguelon a lui été grièvement blessé en 2014 lors d’une attaque au mortier dans la région de Sloviansk, à l’est de l’Ukraine, alors que ses deux collègues, l’Italien Andrea Rocchelli et le Russe Andrey Mironov y laissaient la vie. Saisi du dossier en septembre 2015, le tribunal de Bordeaux a d’abord semblé considérer, selon le journaliste, que Roguelon était au mauvais endroit au mauvais moment, qu’il connaissait les risques, et qu’il est après tout toujours vivant. Alors que la justice italienne a de son côté beaucoup progressé, l'enquête semble être aujourd’hui au point mort en France, même si le juge d'instruction a exprimé sa volonté de ne pas clôturer le dossier. Il est aujourd'hui nécessaire que les autorités françaises et italiennes collaborent étroitement, afin de mettre en commun leurs recherches, leurs résultats, pour avancer mieux et plus vite, avec les moyens déployés par chacun.
Lucas Dolega, photographe franco-allemand, est lui décédé en mars 2011 des suites de ses blessures, après un tir direct de grenade lacrymogène par des policiers tunisiens, alors qu’il couvrait une manifestation du printemps arabe à Tunis. Il était pourtant clairement identifié comme professionnel de la presse et se tenait au milieu d’un groupe de journalistes. Une commission rogatoire envoyée par le juge français en Tunisie a été exécutée et des témoins ont été entendus, mais les enquêteurs se sont heurtés aux témoignages contradictoires de deux commandants de police. Le juge tunisien ne s’est pas rendu dans les locaux de la police pour vérifier les fichiers des policiers présents au moment de la manifestation. De son côté, le juge français s’est contenté du compte-rendu - pour le moins insatisfaisant - de son collègue tunisien et a déclaré un non-lieu, sans avoir demandé à se rendre sur place lui-même.
Pourtant les moyens existent
Ces achoppements sont d’autant plus difficilement acceptables que certains dossiers bénéficient des moyens nécessaires, justement en raison du climat politique lors de l’ouverture de l’enquête. C’est le cas notamment de l’information judiciaire ouverte en France en 2013 pour “homicide involontaire” sur le photographe Rémi Ochlik et “tentative d’homicide” sur la journaliste freelance Edith Bouvier, auprès du pôle "Crimes de guerre et crimes contre l’humanité", alors que le gouvernement français avait pris une position clairement hostile à l’encontre du président syrien Bachar al-Assad. Les journalistes avaient été victimes d’un bombardement ciblé du centre de presse de Homs. Si le dossier rencontre des difficultés dues au conflit en cours, l’attention toute particulière accordée à cette affaire permet à la juge de disposer des moyens nécessaires pour suivre toutes les pistes d’enquêtes et maintenir la pression sur les personnes concernées. Reporters sans frontières, partie civile dans l’affaire, souhaite que les investigations se poursuivent et notamment que les témoins identifiés puissent être auditionnés dans les meilleurs délais.
Reporters sans frontières encourage le prochain Garde des Sceaux, qui sera nommé d’ici quelques jours, à favoriser davantage la coopération entre les institutions de justice des pays concernés. Là où c’est possible, les ambassades de France peuvent par exemple servir de relais efficaces pour fournir une assistance matérielle aux enquêtes locales en cours.
La France a un rôle important à jouer dans la lutte contre l’impunité sur la scène internationale, en tant que patrie des droits de l’Homme. Ces enquêtes ont aussi pour fonction d’affirmer le rôle fondamental d’information que jouent les journalistes. Ces personnes ont été blessées, tuées ou sont portées disparus alors qu’elles exerçaient justement leur mission de vérité. Ne pas élucider les circonstances des drames qui les ont touchées revient à nier leur engagement au service de tous.
C’est pour cela que RSF fait campagne auprès des Nations unies pour la nomination d’un représentant spécial pour la sécurité des journalistes, auprès du secrétaire général de l’ONU. L’objectif est de mettre en place un mécanisme concret d’application du droit international, permettant de mettre en oeuvre les nombreuses résolutions de l’ONU sur la protection des journalistes et la lutte contre l’impunité qui demeurent trop souvent lettre morte.
Au cours des seules cinq dernières années, Reporters sans frontières a recensé 388 journalistes tués à travers le monde en raison de leur profession.