A Dakar, Reporters sans frontières interpelle les candidats et fait le bilan de sa mission

Le 17 février 2012, à Dakar, Reporters sans frontières a adressé un courrier aux quatorze candidats à l'élection présidentielle pour leur demander de s'engager, s'ils sont élus président(e) de la République, à défendre et promouvoir la liberté d'information au Sénégal. "Au regard du pluralisme dans le paysage médiatique et de la grande liberté de ton dont bénéficient les journalistes, Reporters sans frontières ne conteste pas que la liberté d'information existe au Sénégal. Celle-ci est cependant malmenée parfois par des saccages et brouillages d'organes de presse, des poursuites judiciaires abusives contre des professionnels des médias, et des emprisonnements de journalistes (Madiambal Diagne ou El Malick Seck par exemple). Tous ces incidents ont terni l’image de votre pays", écrit Reporters sans frontières. "Un projet de loi établissant un nouveau Code de la presse, permettant d'assainir le secteur et de mieux protéger les journalistes, a été soumis à l'Assemblée nationale. Mais son vote est bloqué depuis de longs mois. C’est pourquoi Reporters sans frontières vous demande de bien vouloir vous engager à inscrire la question des médias dans votre programme et vos priorités", ajoute l'organisation. Un document soumis à la signature des candidats est joint au courrier qui leur est adressé. Reporters sans frontières invite les prétendants à la plus haute fonction de l'Etat à le signer et à le renvoyer au Bureau Afrique de l'organisation. Il leur demande de s'engager à : - défendre et promouvoir la liberté d'information, l'indépendance des médias et la sécurité des journalistes ; - user de tout leur poids pour convaincre les députés sénégalais d'adopter le nouveau Code de la presse qui leur a été soumis ; - soutenir la dépénalisation des délits de presse que prévoit ce Code, pour qu'en cas de délits commis dans l'exercice de leur profession les journalistes soient frappés de sanctions plus justes et plus adaptées que des peines de prison. BILAN DE LA MISSION DE REPORTERS SANS FRONTIERES "Les attaques contre les journalistes ou les médias sont restées jusqu'à présent des cas isolés, mais il importe de rester vigilants. La période qui s'ouvre sera délicate avec la poursuite des appels du M23 à manifester, la dernière semaine de campagne, le jour du scrutin et surtout la proclamation des résultats. Nous ne tolèrerons aucune entrave au travail des journalistes ni aucun acte de violence à leur encontre. Le respect de la liberté d'information et de la sécurité des professionnels des médias sera l'une des garanties de la transparence du processus électoral", a déclaré Reporters sans frontières. Entre liberté d'information et pressions insidieuses, SOPI et la presse : le désamour "Au Sénégal, les libertés sont respectées, surtout celle de la presse". La nature du paysage médiatique sénégalais, son pluralisme, et la liberté d'expression et de ton dont bénéficient les journalistes confirment cette affirmation d'une diplomate en poste à Dakar. Classé 75e, sur 179 pays, dans le classement mondial 2011-2012 de la liberté de la presse, le Sénégal n'est pas un pays fermé aux médias, ni un pays où les journalistes craignent en permanence pour leur sécurité. Cette grande liberté d'information s'exerce cependant dans un environnement économique non viable et un marché saturé. Dans la presse écrite, la vingtaine de quotidiens se livre une "guerre des unes" pour pouvoir vendre de la copie. Dans ce contexte, la presse à scandale fait florès. Après avoir pris ses distances avec le président Abdoulaye Wade, la presse privée est devenue de plus en plus critique. "C'est normal que nous soyons durs avec lui, le gouvernement a un bilan à défendre. Quand le pouvoir traverse une mauvaise passe, les médias le disent et le Président s'irrite", a confié à Reporters sans frontières un journaliste de presse écrite. Plusieurs de ses confrères dénoncent des tentatives insidieuses de contrôler la presse, par la corruption, par le lancement de médias endoctrinés, par le boycott publicitaire. Parmi les voix les plus critiques, le président de la Rencontre africaine pour la défense des droits de l'homme (Raddho) et coordonnateur du mouvement des forces vives du 23 juin (M23, regroupement de partis d'opposition et d'organisations de la société civile), Alioune Tine, estime : "La volonté de contrôle sur les médias s'exprime par la corruption ou la répression". Concernant ses rapports avec la presse, le bilan d'Abdoulaye Wade est mitigé. Le Sénégal lui doit le maintien de la liberté d'information, l'augmentation du fonds d'aide à la presse et l'ouverture de nombreuses stations et chaînes privées, mais les médias de Dakar parlent volontiers de "hauts et de bas" et d'alternance entre "tensions et accalmies". Un journaliste résume : "La relation a connu trois phases. D'abord, en 2000, une fascination pour le pouvoir de la presse. Les autorités ont alors créé leurs propres organes, mais ils n'ont pas eu le succès escompté. Devant cet échec, elles ont essayé de s'accaparer les médias existants, mais elles n'ont pas réussi. Elles ont donc finalement décidé de saper leur influence". Les douze années de pouvoir de SOPI (le "changement" en wolof, slogan de campagne d'Abdoulaye Wade en 2000) sont jalonnées d'épisodes qui ont durablement marqué la presse. Tous les journalistes se souviennent par exemple de l'incarcération, en 2004, de leur confrère Madiambal Diagne ou, plus tard, du saccage des locaux des quotidiens L’As et 24 Heures chrono par des nervis envoyés par le ministre Farba Senghor. Nombreux sont ceux qui rappellent les convocations en cascade de journalistes à la Division des investigations criminelles (DIC). Certains enfin reprochent au chef de l'Etat lui-même de souffler sur les braises. Ce faisant, il légitime les réactions hostiles de la part de ses militants. Pendant la campagne, la mouvance FAL 2012 (Forces alliées, partisane du candidat Wade) a donné un point presse dans lequel elle a stigmatisé certains médias. Abdoulaye Wade a, quant à lui, évoqué "une certaine télévision qui appelle à l'insurrection". Enfin, le 11 février, il s'en est pris verbalement à un journaliste de Saint-Louis. Des efforts pour une couverture équilibrée de la campagne mais des dangers persistent En amont de la campagne, le Syndicat des professionnels de l'information et de la communication (SYNPICS) a mis en place plusieurs actions destinées à équiper et former les journalistes, mais également à sensibiliser les forces de sécurité et les états-majors politiques : formation de près de 200 reporters appelés à couvrir l'élection, sensibilisation des rédacteurs en chef sur les stratégies de couverture électorale, rencontres avec les responsables des forces de l'ordre, vente de plus de 1000 gilets marqués "Presse" aux organes de presse pour protéger les journalistes sur le terrain, mise en place d'un numéro vert (77 295 41 41) joignable 24 heures sur 24 pour demander de l'aide et donner l'alerte en cas d'incident, etc. En collaboration avec le Conseil des éditeurs et diffuseurs de presse du Sénégal (CEDPS), le SYNPICS a également tenu une journée de concertation avec les patrons de presse pour les encourager à assurer la prise en charge de leurs journalistes, afin d'éviter toute tentative de manipulation par les candidats ou leurs équipes de campagne. Le 30 janvier dernier, Reporters sans frontières avait quant à elle distribué aux médias près de 200 exemplaires du "Guide pratique du journaliste en période électorale", élaboré conjointement avec l'Organisation internationale de la francophonie (OIF). Chaque média tâche de s'organiser au mieux pour couvrir le processus électoral. Sud Quotidien a effectué une semaine de mise à niveau de ses équipes avant le début de la campagne. Le groupe de presse Walfadjri a décidé de ne pas suivre les candidats, pour éviter de "faire leur communication". L'idée est au contraire de se rendre auprès des populations, de recueillir leurs attentes et de les confronter ensuite aux programmes et propositions des candidats. Le Quotidien compte quinze personnes mobilisées pour la campagne à Dakar, auxquelles s'ajoute le réseau des correspondants dans les principales villes du pays. Ce sont eux qui couvrent les déplacements des candidats. Le quotidien public Le Soleil a dépêché un envoyé spécial dans chacun des quarante-cinq départements. Son directeur général, Cheikh Thiam, affirme : "Nous ne voulons pas suivre les candidats, pour éviter la connivence. Nous sommes sur place, nous attendons la venue des leaders et nous couvrons l'actualité locale." Le Soleil dit avoir été pris de court par le fait que les leaders du M23 soient pour l'essentiel d'entre eux restés à Dakar. La direction du journal dit être en sous-effectifs dans la capitale car elle avait dépêché ses équipes à l'intérieur du pays. Un argumentaire que dénonce l'opposition, qui y voit plutôt une volonté de ne pas froisser le pouvoir. Malgré la candidature avortée de son propriétaire, Youssou N'Dour, le groupe Futurs Médias se targue d'être resté professionnel. "Les citoyens nous attendent au tournant. Ils savent à qui appartient le groupe. Si nous ne sommes pas indépendants, si nous ne sommes pas professionnels, nous le paierons", affirme Barka Ba, directeur de l'information de la chaîne Télévision Futurs Médias (TFM). Ce dernier se félicite de n'avoir reçu aucune mise en demeure du Conseil national de la régulation de l'audiovisuel (CNRA, organe de régulation). "Nous n'avons pas prêté le flanc", justifie-t-il. Du côté du CNRA, on estime que les médias "jouent le jeu". "Les médias publics et privés n'ont jamais été aussi sérieux en campagne", estime Modou Ngom, responsable du secteur des médias et du contrôle de la publicité de l'organe de régulation. Globalement, l'ensemble des candidats a un accès égal aux médias publics et un accès équitable aux médias privés. Quelques imperfections sont cependant à déplorer. La Radio-Télévision Sénégalaise (RTS) respecte scrupuleusement la règle qui confère cinq minutes par jour à chaque candidat dans "Le journal de la campagne", mais certains d'entre eux se plaignent du montage des éléments, qu'ils jugent défavorable. Le 10 février dernier, Youssou N'Dour avait refusé de s'exprimer au micro de la RTS à Thiès, expliquant que cette télévision lui avait auparavant refusé la parole au prétexte qu'il n'est pas un candidat officiel. Dans la presse écrite, le ton n'est pas toujours neutre. Selon l'orientation du journal, les articles sont plus ou moins favorables à l'un ou à l'autre des candidats. Plus grave, la corruption de journalistes pèse sur la campagne. Des journalistes affirment que la cellule de communication des FAL 2012 fournit quotidiennement 60 000 francs CFA (environ 100 euros) aux reporters membres du cortège qui couvre la campagne du président sortant. Plusieurs journalistes ont confié être désarçonnés par cette campagne, qualifiée d'"inhabituelle et atypique". Pourquoi? Parce que les débats portent davantage sur la validité de la candidature du président sortant que sur les programmes des candidats. Parce que les événements à couvrir sont davantage des marches et des manifestations que des meetings électoraux. Parce que la stratégie de l'opposition est difficile à lire. Quel candidat compte boycotter le scrutin, quel candidat compte y participer? Quel candidat compte rester à Dakar et protester, quel candidat compte faire campagne? "Les attaques contre les journalistes ou les médias sont restées jusqu'à présent des cas isolés, mais il importe de rester vigilants. La période qui s'ouvre sera délicate avec la poursuite des appels du M23 à manifester, la dernière semaine de campagne, le jour du scrutin et surtout la proclamation des résultats. Nous ne tolèrerons aucune entrave au travail des journalistes ni aucun acte de violence à leur encontre. Le respect de la liberté d'information et de la sécurité des professionnels des médias sera l'une des garanties de la transparence du processus électoral", a déclaré Reporters sans frontières. Appel à l'adoption du nouveau Code de la presse Depuis plus d'un an, un projet de loi établissant un nouveau Code de la presse sommeille dans les tiroirs de l'Assemblée nationale. Il bénéficie en apparence du soutien du ministre de la Communication, Moustapha Guirassy, et du chef de l'Etat, lequel a déclaré devant la presse que ce code lui convenait et qu'il ne "changerait pas une virgule". Son élaboration a été consensuelle. En redéfinissant les règles concernant – entre autres – le statut du journaliste, celui de l'entreprise de presse, l'environnement économique des médias, l'autorégulation, il devrait permettre un assainissement du secteur et une meilleure protection du journaliste. Pourtant, les députés refusent de l'adopter. On affirme à Dakar que le point de crispation repose sur la dépénalisation des délits de presse que prévoit le code. Reporters sans frontières rappelle que la dépénalisation ne signifie pas liberté de dire n'importe quoi. Elle ne signifie pas non plus que le journaliste échappe à la loi. Elle signifie simplement que les délits commis dans l'exercice de la profession de journaliste seront punis par des sanctions plus justes et plus adaptées que des peines de prison. C'est pourquoi d'ailleurs les professionnels du secteur au Sénégal parlent plutôt de "déprisonalisation". Il est crucial que les députés comprennent que la dépénalisation des délits de presse s'accompagne de la mise en place d'une série de sanctions (pécuniaires notamment) et de mesures garantissant l'autorégulation des médias. L'objectif de cette réforme est de reconnaître le délit de presse comme un délit spécifique et de réparer les préjudices que commettent les journalistes par des sanctions proportionnées. A Dakar, Reporters sans frontières a demandé aux quatorze candidats de s'engager à défendre et promouvoir la liberté d'information, mais aussi à user de tout leur poids, s'ils sont élus président(e) de la République, pour convaincre les députés d'adopter ce code. * Du 13 au 17 février 2012, Reporters sans frontières a rencontré les responsables du quotidien public Le Soleil, des quotidiens privés Sud-Quotidien et Le Quotidien, et des groupes de presse Walfadjri et Futurs Médias. L'organisation a également été reçue par la présidente du Conseil national de régulation de l'audiovisuel (CNRA), organe de régulation), Nancy Ndiaye Ngom, par la secrétaire générale du Syndicat des professionnels de l'information et de la communication (SYNPICS), Diatou Cissé, et par le président du Conseil des éditeurs et diffuseurs de presse du Sénégal (CEDPS), Madiambal Diagne. Elle s'est entretenue enfin avec des correspondants de la presse étrangère, des blogueurs, des diplomates et le président de la Rencontre africaine pour la défense des droits de l'homme (Raddho) et coordonnateur du M23, Alioune Tine. Photo de Makaila NGUEBLA, Blogueur et Militant des Droits de l'Homme.
Publié le
Updated on 20.01.2016