Cumhuriyet, dernière victime en date de la “purge sans fin” des médias turcs

Reporters sans frontières (RSF) dénonce avec la plus grande fermeté l’extinction accélérée du pluralisme en Turquie. Moins de 48 heures après la liquidation par décret de quinze médias kurdes, et alors qu’Internet reste coupé dans une partie du pays, la police a lancé ce 31 octobre un coup de filet contre l’un des derniers grands quotidiens d’opposition, Cumhuriyet.

Au moins douze journalistes et collaborateurs de Cumhuriyet ont été arrêtés le 31 octobre à l’aube, dont le directeur de la rédaction, Murat Sabuncu. La police a saisi les ordinateurs des journalistes Turhan Günay et Hakan Kara, eux aussi interpellés. Des mandats d’arrêt ont été émis contre au moins deux autres collaborateurs de Cumhuriyet, actuellement à l’étranger.


Cumhuriyet est de nouveau frappé par la répression, quinze médias sont encore liquidés, et presque plus personne n’est là pour en témoigner, déclare Christophe Deloire, secrétaire général de RSF. Si la Turquie ne cesse pas de se servir de l’état d’urgence pour assassiner la liberté de la presse, il sera bientôt trop tard : au rythme où s’abat la répression, le pluralisme ne sera rapidement plus qu’un lointain souvenir. Prend-on assez conscience du basculement majeur qui s’opère dans ce pays où plus aucun média n'est à l'abri de cette purge sans fin?”


Cumhuriyet s’est imposé ces dernières années comme l’un des principaux titres indépendants en Turquie. Son combat pour la liberté de la presse, dans un contexte de plus en plus hostile, et sa couverture courageuse des thèmes les plus sensibles lui ont valu le Prix RSF-TV5 Monde 2015 dans la catégorie “média”. Son ancien rédacteur en chef, Can Dündar, et son représentant à Ankara, Erdem Gül, ont été condamnés à cinq ans de prison pour leurs révélations sur des livraisons d’armes turques à des groupes islamistes syriens. Ils sont encore poursuivis pour “assistance à une organisation terroriste”.


Encore quinze médias liquidés


Les derniers grands médias proches du mouvement politique kurde ont été liquidés par décret dans la soirée du 29 octobre. Leurs locaux ont rapidement été mis sous scellés. Parmi les quinze titres concernés figurent les agences DIHA et JINHA. Pour les quotidiens Azadiya Welat et Özgür Gündem, déjà fermés manu militari en août, cette expropriation est le dernier clou du cercueil. La fermeture par décret de médias critiques est devenue habituelle dans le cadre de l’état d’urgence décrété le 20 juillet : 102 titres avaient été fermés dès la fin juillet, suivis début octobre par plus d’une vingtaine de chaînes de télévision et de stations de radios.


Internet coupé dans le Sud-Est


L’accès à Internet est sérieusement perturbé dans le sud-est anatolien, majoritairement peuplé de Kurdes. Les troubles ont commencé le 26 octobre, peu après l’arrestation des deux co-maires de Diyarbakir, Gültan Kisanak et Firat Anli, qui a entraîné une vague de protestations. D’abord étendue à une dizaine de villes de la région, la coupure se serait limitée à Diyarbakir à partir du troisième jour, selon le site de référence TurkeyBlocks.


“Internet à Diyarbakir, c’est comme l’eau dans mon village natal : limitée à deux heures par jour”, a écrit sur Twitter le journaliste Mahmut Bozarslan, le 27 octobre. Contacté par RSF, ce correspondant de l’AFP, Voice of America et Al Monitor affirme n’avoir jamais encore assisté à une telle coupure. “Ces interruptions interviennent au moment des manifestations contre les opérations policières. Elles nous empêchent de travailler et de rapporter ces événements à nos médias. La dernière coupure a commencé juste avant la conférence de presse [du leader du parti prokurde HDP, Selahattin] Demirtas et a pris fin une heure après, trop tard pour nous”, témoignait-il le 28 octobre.


Murat Güres, directeur de la rédaction du quotidien Ayintab à Gaziantep, a confié à RSF qu’il avait eu les plus grandes difficultés à faire sortir son journal du fait de la coupure d’Internet. Il témoigne que la connection à Internet a été interrompue une demi-heure après l’appel à manifester du HDP, le 26 octobre.


Près de 700 journalistes privés de cartes de presse


RSF a appris le 30 octobre que les grands journalistes Dogan Akin et Hasan Cemal s’étaient vus retirer leurs cartes de presse par la Direction chargée des médias (BYEGM), dépendant des services du Premier ministre. Le premier est directeur de la rédaction du site d'information T24. Le second, ancien chroniqueur du quotidien Milliyet dont il avait été licencié en février 2013 après avoir mis en cause Recep Tayyip Erdogan, est fondateur de l’ONG P24 et chroniqueur du site T24. Depuis l’entrée en vigueur de l’état d’urgence, la BYEGM a annulé pas moins de 670 cartes de presse, visant pour la plupart les collaborateurs des médias liquidés par décret.


Déjà 151e sur 180 au Classement mondial 2016 de la liberté de la presse, la Turquie s’enfonce dans une répression sans précédent depuis la tentative de putsch du 15 juillet 2016. Les autorités utilisent l’état d’urgence pour faire taire l’ensemble des voix critiques. Alors que se multiplient fermetures de médias, retraits de cartes de presse et de passeports, pas moins de 130 journalistes sont actuellement derrière les barreaux.


Lire le rapport de RSF “Turquie : état d’urgence, état d’arbitraire” (septembre 2016)
Publié le
Mise à jour le 31.10.2016