Coronavirus : ces héros de l’information que la Chine a étouffés
Trois mois après la révélation des premiers cas de coronavirus sur les réseaux sociaux chinois et au sein de la société civile, Reporters sans frontières (RSF) retrace le récit de l'implacable répression des voix discordantes par l'appareil d’Etat, obsédé par sa volonté de contrôle absolu de l’information.
En Chine, en l'absence de libre exercice du journalisme dans les médias traditionnels, le relais est souvent assuré par les citoyens. Dans le cas de la crise du coronavirus, le premier d’entre eux est Li Wenliang, ophtalmologiste rattaché à l’hôpital central de Wuhan où, alors qu’on ignore encore la nature de la maladie, des premiers cas d’infection sont apparus dès novembre 2019. Il va être le premier lanceur d’alerte sur une possible pandémie de coronavirus.
“Le docteur Li est à l’image d’une large part de la population chinoise, qui veut témoigner de la réalité des faits et alerter les citoyens du pays sur l’incurie de son gouvernement, déclare Daniel Bastard, responsable du bureau Asie-Pacifique de RSF. La crise du coronavirus a été l’occasion de noter une profonde soif d’informations fiables au sein de la société chinoise, saturée de propagande. Face à cela, le gouvernement de Xi Jinping n’a répondu qu’avec une brutalité meurtrière.”
Le 30 décembre 2019, c'est dans un groupe de discussions privé d'anciens étudiants de la faculté de médecine sur la messagerie WeChat que le docteur Li Wenliang s'exprime pour la première fois à propos de ce virus de type SRAS, photo d'un test à l'appui. L’alerte est lancée. Ses messages sont immédiatement et massivement partagés sur le site de microblogging Weibo.
Mais ils sont, par la même occasion, captés par les autorités. Deux jours plus tard, le 1er janvier, Li Wenliang est interpellé en compagnie de sept autres médecins. Passé sur le grill pendant plusieurs heures, il est finalement contraint par la police à signer, le 3 janvier, un procès-verbal dans lequel il doit reconnaître avoir “répandu de fausses rumeurs”.
Bâillonné
Finalement testé positif au covid-19 le 1er février, le jeune médecin succombe à la maladie dans la nuit du 6 au 7 février. A l’annonce de son décès, les publications relayant la nouvelle cumulent plus de 1,5 milliard de vues sur Weibo. La photo de son visage barré d’un masque médical fait le tour de la blogosphère chinoise, avec un hashtag révélateur de l’état d’esprit de la population chinoise bâillonnée : en quelques heures, le mot-dièse #WomenYaoYanlunZiyou (“Nous voulons la liberté d’expression”) atteint les deux millions de posts, avant d’être censuré.
De fait, depuis la première alerte, les citoyens se sont largement emparés de la crise. Parmi eux, Chen Qiushi est un avocat qui s’est fait un nom dans la blogosphère chinoise avec les vidéos des manifestations qu’il a tournées à Hong Kong il y a plusieurs mois. Originaire du Heilongjiang, à l’extrême nord-est de la Chine, il embarque le 23 janvier dans un train pour Wuhan, afin de remonter à la source des informations. “Quel type de journalistes seriez-vous si vous n’osez pas aller sur la ligne de front?”, explique-t-il dans une vidéo prise devant la gare de Hankou, à Wuhan.
Dans les jours qui suivent, Chen Qiushi sillonne les hôpitaux de la ville pour rendre compte du chaos ambiant, interroge les membres de familles de victimes, visite un centre d’exposition transformé en zone de quarantaine. Ses vidéos drainent des centaines de milliers d’internautes, bien qu’il soit rapidement censuré sur Weibo et WeChat.
Soif d’informations fiables
Fang Bin, simple négociant en textiles résidant à Wuhan, ne s’était jamais considéré comme journaliste, jusqu’à ce qu’il ressente le besoin, lui aussi, d’informer ses concitoyens sur la situation réelle de la ville, au-delà des images de la machine de propagande du Parti communiste chinois (PCC). Dans son premier reportage vidéo, en date du 25 janvier, il documente l’état de saturation des hôpitaux ; on y voit notamment des images des corps des victimes de la maladie, empilés dans des bus transformés en corbillards de fortune. On y entend Fang Bin compter : “Cinq, six, sept, huit… Huit corps en cinq minutes. [...] Tant de morts !” La vidéo enregistre elle aussi des centaines de milliers de vues, avant d’être retirée par la censure.
L'attention suscitée en Chine par les reportages de ces deux vidéo-blogueurs illustre l'appétit des citoyens pour des images fiables et indépendantes alors même qu'ils sont saturés de propagande d'Etat. Et pour cause, juste avant leurs premières vidéos, dans un discours prononcé le 20 janvier, le président Xi Jinping appelait les fonctionnaires à “renforcer la direction de l’opinion publique”.
Dans un tel contexte, la publication de reportages indépendants par des citoyens devenus journalistes est intolérable pour l’appareil d’Etat chinois. Irrémédiablement, l’étau se resserre. Dans une vidéo publiée le 30 janvier et remise en contexte par RSF, Chen Qiushi fait part de ses craintes : “J’ai peur, explique-t-il. Devant moi, il y a le virus. Et derrière moi, le pouvoir légal et administratif chinois.” Dans sa dernière vidéo, diffusée en direct le 4 février, le journaliste donne la parole à un résident de Wuhan dont le père a succombé au coronavirus. Le 6 février 2020, son compte sur Weibo est supprimé. Le 7, ses parents sont informés qu’il est “en quarantaine”. Depuis, ses proches sont sans nouvelles.
Valeur d'avertissement
De son côté, dans une vidéo publiée le 2 février, Fang Bin, le négociant en textile devenu reporter, explique que des policiers lui ont confisqué son ordinateur portable et l’ont longuement interrogé. Deux jours plus tard, il poste une vidéo en direct depuis son domicile qui est, explique-t-il, entouré d’officiers de police en civil. Il témoignera ainsi du harcèlement grandissant des forces de sécurité, jusqu’à sa dernière vidéo, postée le 9 février : longue de 12 secondes, elle présente simplement un rouleau de papier sur lequel sont calligraphiés ces huit caractères : “Que tous les citoyens résistent ! Rendez le pouvoir au peuple !” Depuis, plus rien.
Le sort réservé à Fang Bin et Chen Qiushi a valeur d’avertissement. Et le 1er mars, l’entrée en vigueur d’une nouvelle réglementation encore plus répressive permet à Pékin de mettre un tour de vis supplémentaire sur les réseaux sociaux. On compte plus de 450 internautes interpellés depuis janvier pour avoir partagé des informations sur le coronavirus qualifiées de “fausses rumeurs” par les autorités.
Rien ne doit dépasser
Il s’agit de s’en prendre à toutes celles et ceux qui voudraient diffuser un discours ou des informations déviant de la ligne édictée par la direction du Parti. La presse officielle est mise au pas, et rien ne doit dépasser. En février, deux célèbres commentateurs politiques, Guo Quan et Xu Zhiyong, sont incarcérés, tandis qu’un troisième, Xu Zhangrun, est placé en résidence surveillée. Le 10 mars, le magazine Ren Wu, publication sœur du Quotidien du Peuple, doit retirer des kiosques une édition dans laquelle la directrice des urgences de l’Hôpital central de Wuhan, Ai Fen, dénonçait la censure imposée aux médecins.
A peu près au même moment, afin d’aller dans le sens des nouvelles directives du bureau de la propagande qui entend questionner l’origine chinoise du virus, le quotidien anglophone China Daily censure un article publié en ligne le 28 février. Le célèbre épidémiologiste Zhang Wenhong y émettait des doutes sur la thèse selon laquelle le virus aurait pu être importé de l’étranger.
Assauts contre la presse étrangère
Plus récemment, on a appris la disparition du commentateur politique Ren Zhiqiang, membre du Parti Communiste chinois, après qu’il a dénoncé les manquements du régime. Il serait, selon des proches, détenu dans les environs de Pékin.
Tout en muselant les voix à l’intérieur du pays, Pékin a également lancé une opération pour tenter de contrôler la diffusion des informations sur la scène internationale à coup de pressions sur les correspondants en Chine. Ainsi, le 18 mars, le ministère des Affaires étrangères chinois annonce que le gouvernement va tout simplement expulser au moins 13 journalistes états-uniens travaillant pour le New York Times, le Washington Post et le Wall Street Journal. Ayant mis la main sur la liste des fixeurs et autres employés chinois de ces médias, ainsi que sur celles et ceux de Time et de Voice of America, les autorités chinoises déclaraient le 20 mars avoir ordonné la révocation de leurs contrats pour au moins sept d’entre eux.
Une fois ces mises au pas internes et externes parachevées, la Chine n’a plus qu’à dérouler son redoutable appareil de propagande et de désinformation, pour tenter de faire oublier que c’est bien au cœur de son territoire que le virus a pris son essor, et qu’il lui a fallu trois semaines meurtrières pour prendre en compte les lanceurs d’alerte.
Le pays se situe à la 177e place sur 180 pays dans l’actuel Classement mondial RSF de la liberté de la presse 2019.