Comment « mettre dehors » un journaliste étranger

Cette tribune est parue à Kampala dans le Daily Monitor du 31 mars 2006 Vous êtes le président ougandais. Admettons. Vous organisez une élection présidentielle, en ayant veillé au préalable à neutraliser votre principal adversaire. Vous l'estimez incapable de diriger correctement un pays aussi complexe et fragile. Ce serait une catastrophe. Bref, il est inconcevable que vous perdiez. Mais la presse, dans votre pays, est indocile et vigoureuse. Un journal, notamment, vous observe. Du reste, il s'appelle le Daily Monitor (L'Observateur quotidien). Les correspondants de la presse étrangère non plus ne sont pas dupes. Les informations qu'ils font sortir de votre pays vous dérangent. Ougandais et étrangers font aussi des émissions de radio, en compagnie de votre attaché de presse désarmé, où ils vous brocardent. Vous avez déjà envoyé la troupe mettre en garde ces irresponsables. Mais vos bailleurs de fonds vous questionnent. Il faut que ça cesse. Réduit ici à sa plus simple expression, ce scénario s'est déroulé sous nos yeux, en février et mars 2006, à Kampala. Son point d'orgue a été le refoulement absurde d'un journaliste canadien, qui revenait de courtes vacances en Afrique du Sud en compagnie d'un confrère. Le 8 mars, Blake Lambert, correspondant en Ouganda de l'hebdomadaire The Economist et du quotidien Christian Science Monitor, a été interpellé par les douaniers comme un vulgaire trafiquant à son entrée à l'aéroport international d'Entebbe. Renvoyé vers le Kenya à ses frais, il a finalement regagné son pays d'origine, le Canada. Cet épisode navrant n'est pas la première violation flagrante de la liberté de la presse en Ouganda cette année, ni malheureusement la dernière. L'originalité ougandaise, c'est que ce n'est cette fois ni la police, ni l'armée, ni la justice qui a servi au gouvernement pour surveiller et punir les journalistes indociles. C'est le « Media Center ». Officiellement, ce « Media Center », récemment institué par le pouvoir, a pour mission de « susciter une prise de conscience positive et factuelle du gouvernement dans les médias ». Il est présidé par un ancien avocat et éditorialiste du quotidien gouvernemental The New Vision, Robert Kabushenga. Placé sous l'autorité directe du Président, siégeant au 36 Clement Hill Road à Kampala, il a également pour mission « d'assister le Media Council dans l'accréditation de journalistes étrangers en Ouganda ». Pour cela, il fait des « recommandations ». La « recommandation » concernant Blake Lambert était claire. Le 1er février, dans une lettre à l'autorité en charge de renouveler les accréditations, Robert Kabushenga expliquait que les reportages du journaliste canadien étaient non seulement « injustes et partisans », mais également « préjudiciables » à la politique étrangère de l'Ouganda. Invité par une station de radio, le 12 mars, il précisait son idée : « Si j'avais l'autorité de mettre cet homme dehors, je l'aurais fait depuis longtemps. » Au même moment, en privé, Robert Kabushenga n'a d'ailleurs pas hésité à exprimer tout le bien qu'il pense des journalistes étrangers en général : « Nous les mettrons dehors. » Mais tout n'est pas si simple pour le Président que vous êtes. L'Etat que vous dirigez est doté d'institutions, de mécanismes et de règles. Un peu d'apparat. Il n'était donc pas si simple de se débarrasser de Blake Lambert. Certes, début janvier, sa précieuse accréditation, sans laquelle les journalistes étrangers ne sont pas autorisés à exercer leur métier en Ouganda, n'a toujours pas été renouvelée. Mais il existe un obstacle de taille sur la voie qui conduit à « mettre dehors » un correspondant étranger : le Media Council, un organe de régulation des médias fondé en 1995. Dans une lettre au ministre de l'Information du 1er février, son président, Father John Mary Waliggo, expliquait d'ailleurs qu'il lui serait difficile de refuser son accréditation à Blake Lambert, le conseil étant composé de « membres qui appartiennent à diverses affiliations politiques ». Problème. « Il n'est jamais facile, ajoutait M. Waliggo, de les pousser dans une direction unique. » La démocratie a ses inconvénients. C'est pourquoi le président du Media Council suggérait au ministre et au directeur du Media Center « d'utiliser les lois sur l'immigration, du fait que le visa de Lambert est expiré et lui demander de quitter le territoire, de refaire une demande de visa depuis chez lui et alors de la lui refuser ». Habile stratagème soufflé à un gouvernement autoritaire par un homme présidant une institution dont la mission est de garantir, sans céder aux pressions, le libre exercice du journalisme. On connaît la suite. Le Media Center de Robert Kabushenga, le Media Council de Father John Mary Waliggo, le ministère de l'Information du Dr. James Nsaba Buturo, toutes ces institutions sont devenues les outils d'une répression d'amateurs, dont les ficelles, au moins, sont un peu grosses. Reporters sans frontières est consternée par la manière dont le gouvernement ougandais sombre dans un univers fait d'agressivité envers la presse. Si cette attitude venait à être encouragée par le silence de la communauté internationale, nous sommes certains que l'affaire Blake Lambert connaîtrait de nouveaux développements. Ce serait l'affaire Daily Monitor et KFM, acte 3, l'affaire Will Ross, correspondant de la BBC, acte 2, l'affaire Canadian Television Network (CTN), acte 1, et puis pourquoi pas l'affaire Reuters, AFP, AP... Les Ougandais ne seraient alors plus informés que par des journalistes terrorisés ou aux ordres. Reporters sans frontières se refuse à attendre que l'Ouganda en arrive là et appelle le Commonwealth à réagir avant qu'un nouveau Zimbabwe ne voit le jour en son sein. Sinon, lorsqu'elles passeraient sur CNN, nous regarderions d'un œil plus atterré ces campagnes de publicité de l'agence TERP Consult, dirigée par le beau-fils du président Museveni, Odrek Rwabogo. Que disaient-elles ? L'Ouganda, « gifted by nature » (« doté par la nature »). Doté d'impunité.

Robert Ménard
Secrétaire général de Reporters sans frontières
Publié le
Updated on 20.01.2016