Birmanie

Les autorités ont pris des mesures drastiques en 2010 afin de réorganiser l'Internet birman et de se donner, à la prochaine crise, les moyens de couper l’accès de la Toile à la population, sans être elles-mêmes affectées. A l’approche des élections de novembre 2010, les premières depuis vingt ans, les censeurs ont redoublé d’efforts, utilisant blocages, intimidation et cyberattaques pour réduire les risques de couverture négative. La manipulation est à son paroxysme.

L'étendue de la censure du Net en Birmanie
Le régime applique une censure brutale et extensive à Internet. Le "firewall" birman restreint les utilisateurs à un intranet épuré des critiques du régime. Parmi les sites bloqués : les médias birmans en exil, les proxies et autres outils de contournement de la censure, la presse internationale, les blogs et sites qui proposent des bourses d’études à l’étranger. Dans une interview accordée au magazine Rolling Stone, le hacker américain et membre de WikiLeaks, Jacob Appelbaum, explique l'étendue de la censure en démontrant que seulement 118 des 12 284 adresses IP du pays ne sont pas bloquées par le régime et ont accès au World Wide Web. Il montre aussi la vulnérabilité du réseau en cas d’attaques. Les censeurs reposeraient sur la complicité d’entreprises occidentales. Certains fournisseurs d’accès birmans auraient acquis des équipements et un hardware de censure et de surveillance auprès de la filiale chinoise de l’entreprise franco-américaine Alcatel-Lucent. Reporters sans frontières et l’association Sherpa ont adressé, en mars 2010, une lettre aux responsables d’Alcatel-Lucent pour leur demander des explications, notamment sur la vente du hardware "Lawful Interception Integrated" à la Birmanie. L’entreprise a démenti ces informations, affirmant qu’elle s’était contentée de fournir des infrastructures de télécommunications dans le cadre d’un projet financé par la Chine. Cependant, dans un article du journal Myanmar Times de mai 2008, un porte-parole du fournisseur d’accès Hanthawaddy, contrôlé par les autorités, confirme que la filiale chinoise d’Alcatel-Lucent a bien fourni un système de filtre et de surveillance des communications. Des blogueurs courageux
Malgré la sévérité de la censure, le nombre de blogueurs ne cesse de croître : ils sont 1 500 à ce jour, dont 500 régulièrement actifs. Le nombre atteint 3 000 si l'on prend en compte les blogueurs birmans basés à l'étranger. Reporters sans frontières et la Burma Media Association récompensent chaque année les meilleurs blogueurs de Birmanie. Des milliers d’internautes birmans votent alors pour leurs blogs favoris. Fin février 2010, à Chiang Mai, en Thaïlande, une dizaine d’entre eux ont reçu le prix des meilleurs blogs birmans, notamment Myanmar E-Books, meilleur blog dans la catégorie générale. Le prix du meilleur blog d’actualité est revenu à The Power of Fraternity. Dans les mois qui ont précédé les élections de novembre 2010, certains blogueurs ont tenté d'informer leurs compatriotes sur le scrutin et ses enjeux. Ils ont parfois diffusé des informations sur les candidats en lice ou sur la législation électorale – des informations essentielles rarement relayées par la presse traditionnelle, soumise à une censure préalable drastique. Malgré la lenteur des connexions, malgré les risques encourus, les internautes birmans continuent de contourner la censure pour lire la presse étrangère, être en relation avec leurs amis sur Facebook ou tout simplement se divertir. Trois net-citoyens croupissent en prison
Les journalistes qui collaborent avec les médias en exil et les blogueurs sont dans la ligne de mire des autorités, et ce particulièrement depuis la "Révolution safran" de 2007. Les condamnations internationales qui ont suivi la large diffusion des images de la répression avaient fortement embarrassé la junte militaire. Elles utilisent une législation particulièrement répressive adoptée en 1996, l’Electronic Act qui concerne Internet, la télévision et la radio. Cette loi interdit notamment l’importation, la possession et l’utilisation d’un modem sans permission officielle, sous peine d’être condamné à quinze ans de prison pour "atteinte à la sécurité de l’Etat, à l’unité nationale, à la culture, à l’économie nationale, à la loi et à l’ordre". La junte militaire considère les net-citoyens comme des ennemis. Trois d’entre eux sont en prison pour s’être exprimés librement sur la Toile. Zarganar, blogueur et comédien, surnommé le "Chaplin birman", a été arrêté le 4 juin 2008, après avoir témoigné pour des médias étrangers, notamment la BBC World Service, sur la mauvaise gestion et le silence coupable du gouvernement birman face aux dégâts humains et matériels qu’avait causés le cyclone Nargis. Il purge une peine de trente-cinq ans de prison, en vertu de la loi électronique. Nay Phone Latt, blogueur, propriétaire de trois cybercafés à Rangoon, a été condamné, le 10 novembre 2008, à vingt ans et six mois de prison pour avoir témoigné, sur son blog, de la difficulté des jeunes Birmans à s’exprimer librement, notamment depuis les manifestations de l’automne 2007. Selon les sources de Reporters sans frontières, les parents de Nay Phone Latt auraient pu rencontrer leur fils le 7 octobre 2010. Le jeune blogueur aurait été privé de promenade pendant 5 mois, et serait resté confiné dans sa cellule. Il serait actuellement dans une prison au sud-est du pays, avec dix autres prisonniers politiques. Depuis sa prison, Nay Phone Latt, qui ne bénéficie pas des soins nécessaires à ses problèmes de santé, continue cependant son combat pour la liberté d’expression. Le blogueur Kaung Myat Hlaing ("Nat Soe"), déjà condamné à deux ans de réclusion criminelle, accusé à tort d’avoir pris part aux attentats commis lors du Festival de l’eau en avril 2010, a écopé, en février 2011, de dix ans de prison supplémentaires, au titre de l’Electronic Act. Le jeune homme, âgé de 22 ans, a été interrogé pendant dix jours, privé de nourriture, d’eau et de sommeil. Il a avoué faire partie du groupe dissident "The best fertiliser". Il lui est reproché d’avoir participé à des campagnes d’affichage en faveur de la libération d’Aung San Suu Kyi et d’autres prisonniers politiques. La refonte de l'Internet birman, un écran de fumée
L’entreprise birmane Yatanarpon Teleport, contrôlée par la junte, a annoncé en octobre 2010 le lancement du "premier portail Web national" du pays, dans la lignée du développement de sa “Silicon Valley”, dénommée Yadanabon Cyber City. Reporters sans frontières et la Burma Media Association ont rendu public, en novembre 2010, un rapport exclusif, compilé par des sources locales et intitulé "Le portail Web national : développement ou répression ?". Les deux organisations expriment leur crainte selon laquelle le nouvel Internet birman, décrit comme un progrès par le gouvernement, ne serve en réalité à renforcer la surveillance et la répression, tout en réservant les bénéfices d’un accès plus rapide et de meilleure qualité aux membres du régime. Le développement de la fibre optique permettra l’accès à Internet mais aussi aux services de communication vocale et de TV sur Internet (VoIP et TVIP), grâce à l’augmentation de la bande passante disponible. Les internautes birmans seront répartis entre trois fournisseurs d’accès à Internet, contre deux à ce jour. L’un desservira le ministère de la Défense, un autre le gouvernement et un dernier les civils. Les actions de blocage – total ou partiel – d’Internet pour la population risquent d’en être facilitées, sans que ni le gouvernement ni l’armée ne soient affectés. En 2007, lors de la "Révolution safran", les trois catégories étant desservies par les mêmes fournisseurs, la coupure d’Internet destinée à empêcher les civils de divulguer les images de la répression avait également touché militaires et membres du gouvernement. Par ailleurs, la nouvelle structure permettrait au ministère de la Défense de contrôler directement le point d’entrée d’Internet dans le pays. Le gouvernement et les militaires bénéficieraient probablement d’un débit et de performances techniques plus élevés que l’internaute ordinaire, puisque les fournisseurs d’accès à Internet seraient de "tailles égales" pour les trois catégories, malgré un nombre d’utilisateurs très différents d’un FAI à l’autre. Le coût de ce nouveau service, qui se répercuterait sur les abonnements, pourrait également être un frein à l’amélioration du taux de pénétration du Web, actuellement autour de 2 %, dans un pays où le salaire moyen est de 30 dollars par mois, et l’heure de connexion dans les cybercafés s’élève à 60 centimes de dollars. Ce portail national proposerait une messagerie Ymail et un service de chat Ytalk, destinés à concurrencer Gmail et Gtalk. Ils permettraient aux autorités d’accéder plus facilement aux communications des internautes. Enfin, des mouchards indétectables pourraient être placés sur le serveur destiné à la population civile, afin de récupérer différentes données confidentielles. La junte militaire pourrait alors renforcer ses capacités de surveillance et réduire encore la liberté d’expression. Les aléas de l’accès à Internet au moment des rendez-vous importants du pays laissent à penser que le nouveau portail arrive à point nommé. Perturbations du Net à l'approche des élections du 7 novembre 2010 : ralentissement, cyberattaques et manipulation
Le processus électoral engagé par la junte militaire n’a eu aucune crédibilité, notamment en raison de l’absence de liberté pour les médias birmans et étrangers. Les médias birmans, malgré les contraintes (censure préalable, intimidations, détentions et expulsions de journalistes étrangers, renforcement de législations liberticides, perturbations du Net), ont toutefois réussi à offrir au public une variété d'informations et d'analyses sans précédent depuis les dernières élections de 1990. La junte a imposé aux partis politiques de faire valider par le Bureau de la censure, dans les 90 jours qui suivent leur inscription auprès de la Commission électorale, les informations ou programmes qu’ils souhaitent publier. Cette annonce du 17 mars 2010 sur la publication des tracts, journaux, livres ou autres publications relatives à l’élection, tombe sous le coup de la Loi sur les éditeurs et les imprimeurs (1962 Printers and Publishers Registration Act) qui prévoit des peines allant jusqu’à sept ans de prison pour la diffusion d’informations critiques à l’encontre du gouvernement ou qui troublent la "tranquillité". Un ralentissement important des connexions Internet a été constaté à plus d'un mois des élections, début octobre, révélateur de la volonté des autorités de renforcer le contrôle de l’information. "Je ne peux plus me connecter à mon compte Gmail avec les proxies. Tous les sites basés en dehors du pays sont devenus horriblement lents", avait alors expliqué un journaliste de Rangoon à Reporters sans frontières. Le magazine The Irrawaddy a rapporté que des cybercafés de la capitale avaient fermé pendant la période préélectorale. Ce ralentissement a fait suite aux attaques informatiques dont ont été victimes plusieurs sites Internet de médias birmans en exil, notamment The Irrawaddy et la Democratic Voice of Burma (DVB), sous la forme de déni de service distribué. Quelques jours à peine avant la tenue du scrutin législatif, une attaque massive a été menée sur le réseau Internet en Birmanie. Les attaques ont débuté vers le 25 octobre 2010 en crescendo, conduisant à des coupures régulières de la Toile pendant quelques jours et ce, jusqu'à la fin des élections. Il est devenu très difficile pour les journalistes et internautes de transmettre vidéos et photos, et donc de faire leur travail. Le gouvernement a rejeté la faute sur des hackers ayant lancé des attaques DDoS contre le pays. Mais selon des sources birmanes contactées par Reporters sans frontières, la plupart de ces attaques auraient été lancées par des agents du gouvernement pour justifier la coupure d'Internet. Ces attaques DDoS avaient visé le fournisseur d'accès Myanmar Post and Telecommunication et étaient, selon Arbor Networks – entreprise américaine de sécurité sur Internet –"plusieurs centaines de fois" supérieures à ce qui était nécessaire pour submerger le réseau terrestre et satellitaire. Elles auraient atteint 10 à 15 GB de données par seconde. Une ampleur largement plus importante que les attaques très médiatisées contre la Géorgie et l'Estonie en 2007. Lors de la "Révolution safran" en 2007, les internautes birmans avaient diffusé des informations et des vidéos sur la répression sanglante mise en œuvre par les autorités contre les moines et les manifestants. Le régime avait alors coupé l'accès à Internet pendant plusieurs jours. Les connexions se trouvent aussi ralenties lors de journées importantes comme le 8 août, anniversaire du soulèvement politique de 1988, ou bien lors du procès de la dissidente Aung San Suu Kyi, en 2009. Cette dernière, libérée le 13 novembre 2010, a fait savoir son intention d'asseoir sa présence et celle de son parti, le NDP (Parti démocratique national) sur la Toile. Aung San Suu Kyi, libre et connectée ?
La célèbre dissidente birmane et prix Nobel de la Paix, coupée de tous moyens de communication pendant ses années de résidence surveillée, dispose désormais d'une connexion internet à son domicile, via le fournisseur d'accès d'Etat, Yatanarpon Teleport. Elle a déclaré son intention d'utiliser Internet et les réseaux sociaux, en particulier le site de micro-blogging Twitter, pour mieux s'adresser aux jeunes Birmans, dans le pays et à l'étranger en organisant des discussions en ligne. Cette dernière initiative semble difficilement réalisable à ce jour en raison de la mauvaise qualité de l'infrastructure. Quant aux collaborateurs de la dissidente, ils restent discrets sur leur rôle dans le développement du réseau en ligne du NDP. Ils risquent gros en vertu de l'Electronic Act. Aung San Suu Kyi est consciente du fait que ses communications seront sous haute surveillance et que le régime peut décider à tout moment de suspendre son accès à Internet. La dissidente aurait déclaré ne rien avoir à cacher.
Publié le
Updated on 20.01.2016