Attentat à la bombe et campagne haineuse : la presse évolue plus que jamais dans un climat détestable et inquiétant

A l’approche des élections municipales et présidentielle qui se tiendront le 23 octobre prochain, Reporters sans frontières est particulièrement préoccupée par la nouvelle détérioration de la situation de la liberté de la presse. En l’espace de quelques jours, la Bulgarie a renoué avec une violence aveugle qui n’a heureusement pas fait de victimes pour l'instant. Après la campagne haineuse qui poursuit encore aujourd’hui sur les réseaux sociaux la journaliste Miroliouba Benatova de la chaîne de télévision privée BTV, l’attentat à la bombe, dans la nuit du 13 octobre 2011, contre la voiture de Sasho Dikov nous ramène à nouveau vers les heures sombres qu’ont trop souvent connu les journalistes bulgares. Reporters sans frontières condamne fermement cet attentat qui aurait pu avoir des conséquences dramatiques. Il convient désormais de ne négliger aucune piste dans l’enquête sur les auteurs. Il faut désormais absolument s’interroger sur les concordances qui existent avec les précédentes explosions qui ont visé les médias alors même que les délégations de la Commission européenne étaient en visite officielle en Bulgarie. De telles coïncidences sont pour le moins suspectes et mériteraient qu’on s’y attarde avec la plus grande attention. Le silence des autorités européennes dans ces dossiers doit être brisé. Certes la Bulgarie est un état membre et les pouvoirs de la Commission européenne dans ce type de dossier ne sont pas très étendus. Mais l'Union européenne ne peut rester muette face à une situation aussi dangereuse au sein de ses propres frontières. L’impunité qui règne en Bulgarie sur toutes les affaires de presse doit absolument cesser. Une enquête sérieuse doit être diligentée pour identifier les commanditaires et les exécutants de l’attentat contre la voiture de Sasho Dikov. Les autres tentatives d’assassinat qui ont visé certains de nos confrères doivent impérativement bénéficier d’une attention tout aussi soutenue.Dans une interview qu’il a donnée à Reporters sans frontières à Sofia, Sasho Dikov revient d’ailleurs sur ces affaires et apporte son analyse de la situation (voir interview ci-dessous). Nous renouvelons également nos appels à destination des candidats à la présidence pour qu’ils s’engagent fermement et publiquement à ce que la justice soit enfin plus active dans la recherche des responsables de ces exactions. La difficulté d'une telle enquête est compréhensible, le complet laxisme judiciaire est, lui, intolérable. Par ailleurs, et sans nous prononcer sur le fond du dossier, nous restons très inquiets face à la campagne particulièrement haineuse qui vise la journaliste de la chaîne de télévision privée BTV, Miroliouba Benatova après la diffusion du reportage qu’elle a consacré le 24 septembre, aux manifestations dans la ville de Katounista. Les manifestations qui ont eu lieu devant le siège de BTV pour réclamer la tête de la journaliste et la haine qui se déverse à son encontre sur les réseaux sociaux et tout particulièrement sur Facebook est aussi inadmissible qu’inquiétante. Certaines pages n’hésitent pas à la présenter comme "l’ennemie du peuple bulgare", "une juive corrompue par les Roms". D’autres appellent même à écraser ses enfants, en souvenir de ce qu’il s’est passé lors de l’accident déclencheur. Si la déontologie et le professionnalisme d’un journaliste peut toujours faire l’objet d’un débat, celui-ci doit se tenir dans le respect d’un cadre légal et sans appel à la haine. Les limites sont ici très largement franchies et certains commentaires s’apparentent clairement à des menaces de mort qu’il convient de ne pas minimiser. Le profil Facebook de la journaliste a été plusieurs fois fermé par erreur. Craignant des représailles, Miroliouba Benatova ne peut plus travailler et n’est pas réapparue à l’antenne depuis. Il est impératif que la journaliste puisse retrouver rapidement sa liberté d’action, tant dans sa vie privée que professionnelle. Nous appelons BTV à continuer à soutenir leur journaliste et à ne pas céder aux pressions. Interview de Sasho Dikov Reporters sans frontières : Mr. Dikov, beaucoup de gens évoquent aujourd’hui les circonstances de l’attentat dont vous avez été la cible et plusieurs explications sont avancées. La version semi-officielle prétend que l’explosion de votre voiture avait juste pour but de vous faire peur. D’autres y voient une véritable tentative de meurtre. Qu’en pensez-vous ? Sasho Dikov : A ce jour, il n’y a pas de preuves suffisantes pour soutenir la thèse d’une tentative d’assassinat. Seuls les faits sont clairs : jeudi 13 octobre 2011, vers 22h, une bombe de forte capacité a été déclenchée et mon véhicule a explosé. Il est incontestable que s’il y avait eu des passants à proximité à ce moment-là, ils auraient été tués. De même, si j’avais été dans la voiture, je serais mort. A partir de là, on peut supposer toute sorte de choses. J’ai peut être été la cible de cet attentat en réponse à certains propos que j’aurais pu tenir, pour me faire peur et pour me faire taire. Il est possible aussi que cette explosion cherche tout simplement à discréditer le gouvernement alors que nous accueillions le président de la Commission européenne. Les auteurs ont pu me choisir à cause de ma popularité. Il savait que cela ferait du bruit. Je n’ai pas de conviction arrêtée. Reporters sans frontières : C’est quand même le troisième cas d’explosion depuis le début de l`année coïncidant avec des visites officielles de haut rang… Sasho Dikov : Oui, il y a eu aussi d’autres cas, surtout comme celui du journal Galeria - le journal est reconnu comme journal de l`opposition (le 10 février 2011, une bombe a explosé devant les bureaux du journal à Sofia, alors que quatre commissaires européens étaient en visite, ndlr). Moi, je suis connu pour ne pas être avare en critiques envers le gouvernement. C’est grave que ces évènements aient lieu exactement lors des visites des euro-commissaires. Le plus triste, le plus affreux, c’est qu’aucun de ces cas n’a été résolu. La journaliste Ani Zarkova a écrit une lettre très touchante dans le journal Troud, en première page. Ani a été attaquée il y a plusieurs années. On a tenté de la défigurer à l’acide et ce cas criminel n’a pas été divulgué. Il y a 20 ans, la voiture de Petar Blaskov, l’un des fondateurs de la presse démocratique en Bulgarie, a été brûlée – toujours pas de coupables. Un autre journaliste, Vassil Ivanov, a retrouvé son appartement brûlé il y a 3-4 ans – pareil. Nous avons eu ensuite l’attaque contre Ognian Stephanov… L’impunité est totale. Aucune des affaires que je viens d’évoquer n’a été résolue Ani Zarkova a très bien résumé notre situation. Les journalistes sont pris entre, d’un côté, des commanditaires qui se chargent d’écrire les scénarios des attentats et qui trouvent des exécutants serviles et de l’autre côté les quelques 15 000 fonctionnaires, agents de police qui ne parviennent pas à les identifier. On a des services spéciaux avec un budget pharaonique, dont des millions pour les écoutes téléphoniques.. Et aucun résultat. Cela est très inquiétant. Après l’explosion à Galeria, ils ont tout de suite essayé de présenter le cas comme si le journal et ses responsables avaient déclenché la bombe eux-mêmes. Ce fut la même chose avec moi : on a dit aussi que je l’avais fait tout seul, pour me rendre intéressant. Moi, Galeria… Yane Yanev (leader du parti d’opposition de centre droit) peut faire aussi faire exploser son bureau lui-même…Si on les écoute, tous les cas que je viens de citer ont été fomenté par les victimes… Reporters sans frontières : Croyez-vous que cela va arriver à nouveau ? Sasho Dikov : Sans doute. En effet, j’ai peur qu’on ne puisse pas toujours compter sur la chance. Reporters sans frontières : Est-ce que vous et votre famille bénéficiez d’une protection de la police ou des services spéciaux ? Sasho Dikov : Non rien de tel. Je ne pense pas que cela ait beaucoup de sens dans la mesure où les gardes ne pourront pas me protéger de cette bombe. De plus, je n’ai pas vraiment reçu de menaces. Le propriétaire de Kanal 3 m’avait proposé une protection, mais j’ai refusé. Reporters sans frontières : Pas de menaces, mais avez-vous été l’objet de pression ? Dans votre travail – de la part des rédactions ou autre… ? Sasho Dikov : Je ne veux pas prétendre être un martyr faisant l’objet d’attaques à cause de sa profession. J’ai toujours respecté les règles de ce métier que j’exerce depuis 34 ans. Je suis persuadé que le journalisme est avant tout et par nature une opposition à tout type de pouvoir. Un professionnel se doit juste de montrer divers points de vue. J’ai toujours respecté l’éthique journalistique et j’ai toujours travaillé en conscience et sans influences extérieures. J’ai pu me tromper dans mes commentaires ou dans la manière dont j’avais estimé certaines choses, mais ce ne sont que mes propres opinions. Au sein de la télévision Kanal 3, je jouis d’une situation exceptionnelle, d’une liberté d’expression totale. C’est assez rare ici pour être souligné. Il n’y a pas de thèmes tabous, rien qui vienne m’entraver. C’était déjà le cas avant les élections. Reporters sans frontières : La situation des médias bulgares s’est-elle encore détériorée ? Sasho Dikov : Je vais vous donner quelques exemples qui illustrent bien la situation. Le dernier en date est le plus frappant. Les présidents de l’Union des peintres bulgares ont décidé d’attribuer un titre honorifique au Premier ministre Borissov et au ministre de la culture. Un peintre, le président de leur commission de contrôle, a écrit une lettre ouverte aux médias en disant que ceci relevait de la servilité et que c’était une décision prise sous pression. Aucun des médias officiels n’a osé publier cette lettre ! J’ai donc écrit deux articles sur le cas pendant le week-end puisque l’attribution du prix devait avoir lieu le lundi. J’ai parlé à l’auteur de la lettre, le professeur Minev ; il s’est avéré que des journalistes l’avaient déjà interviewé, mais que ces interviews avaient été retirées du tirage des journaux. C`est totalement absurde ! J’ai donc écrit qu’on essayait de rendre Borissov ridicule avec une soumission pareille. Et si orgueilleux que cela puisse vous sembler, j’ai des raisons de croire que c’est à cause de moi qu’il a refusé le prix en question au dernier moment. Une conférence sur la liberté d’expression s’est tenue à Bruxelles il y a quelques mois. Les journaux Troud et 24 heures y ont envoyé des délégués, mais les articles n`ont pas été publiés. Pourquoi ? Autre exemple : l’année dernière je crois, le vice-ministre de la culture se présentait en apportant des fleurs de la part du Premier ministre à un concert. Ceci a été accueilli par de forts sifflements. Personne n’a rien osé dire par rapport à cela. Il y avait une vidéo sur Youtube. Personne a part moi et Slavi Trifonov [célèbre personnalité du spectacle bulgare : chanteur, acteur et invité de talk-show] n’a même osé commenter des évènements pareils ou faire circuler la vidéo. Non très franchement la situation ne s’améliore pas du tout. Les médias restent dans une position quasi identique à celle que nous connaissions il y a vingt ans. C’est déplorable.
Publié le
Updated on 20.01.2016