Après la tuerie du Capitale Gazette, les rédactions américaines face au harcèlement

La fusillade survenue à la rédaction du journal Capital Gazette a mis en avant la question du harcèlement des journalistes, notamment sur Internet. Reporters sans frontières (RSF) appelle l’ensemble des parties concernées à faire de la lutte contre cette grave menace à la liberté de la presse une priorité.

L’homme qui a ouvert le feu sur les employés du quotidien Capital Gazette, tuant cinq personnes le 28 juin dernier dans l’Etat du Maryland, harcelait depuis six ans la rédaction du journal sur Twitter. La tuerie a à immédiatement poussé  les journaux du pays à renforcer leur sécurité et celle de leurs reporters sur le terrain. La police de New York a déployé des équipes pour monter la garde à l'extérieur des rédactions de la ville pour éviter des attaques similaires. Il en a été de même à Chicago, Los Angeles et Nashville.

 

La dernière attaque ciblant délibérément des journalistes aux Etats-Unis remontait au mois d’août 2015, date à laquelle Alison Parker et Adam Ward, une présentatrice et un cameraman d’une chaîne de télévision locale en Virginie, ont été assassinés pendant qu’ils travaillaient. Mais jamais encore une attaque de l’ampleur de celle de Capital Gazette ne s’était encore produite dans le pays. Cependant, le climat de plus en plus hostile envers les médias suscite de nouvelles inquiétudes pour la sécurité des journalistes.

 

Cette hostilité envers les médias s’est notamment manifestée pendant la première année de mandat du président Trump, qui a qualifié la presse d'”ennemie du peuple américain” et qui n’a eu de cesse de décrédibiliser les médias critiques, en les accusant systématiquement de relayer des “fake news” (“fausses informations”). Depuis son arrivée à la tête de la Maison Blanche, Donald Trump multiplie les attaques contre les médias, et désigne même nommément certains journalistes. Ce harcèlement verbal constant n’est pas sans conséquence : le nombre d’atteintes à la liberté de la presse au niveau local est en hausse, 34 arrestations de journalistes et 44 attaques physiques ont été répertoriées.

 

Bien que les griefs du tireur envers le journal Capital Gazette aient été d’ordre personnel, ce drame est difficilement dissociable de la rhétorique anti-médias du président Trump et de la montée de l’intolérance envers les journalistes aux Etats-Unis.

 

Parmi les journalistes les plus violemment harcelés, figurent ceux qui couvrent les sujets politiques sensibles, et notamment les activités de l'administration Trump. La correspondante de la Maison Blanche, April Ryan, une reporter expérimentée de l’American Urban Radio Networks qui collabore également à CNN, déclarait en avril à Variety : “Je reçois des menaces de mort pour avoir posé une question. J’ai dû paramétrer mon téléphone pour accéder rapidement au numéro de la police.” Le correspondant de CNN Jim Acosta explique pour sa part avoir reçu une “menace de violence” pour une simple question posée au président Trump durant un événement organisé pour la fête de Pâques à la Maison Blanche. “Je reçois plus de menaces de mort que je ne peux en compter. En moyenne, j’en reçois une par semaine”, a-t-il confié à Variety. Le site Internet Vocativ, spécialisé dans les médias et les technologies, a par ailleurs noté une relation de cause à effet: dès que le président Trump attaque les médias à la télévision ou sur Twitter, l’ancienne reporter de Fox News, Megyn Kelly, est davantage la cible de harcèlement en ligne.

 

A travers le pays, les journalistes sont malheureusement coutumiers du harcèlement exercé par le tireur du Capital Gazette. La nature même du reportage rend d'ailleurs les journalistes vulnérables au harcèlement, particulièrement à l’échelle locale, et la frontière entre la violence verbale et physique devient de plus en plus floue. “Toutes les rédactions que je connais, peu importe leur taille ou leur emplacement géographique, sont régulièrement harcelées par au moins quelques personnes. Toutes le sont.”, affirmait dans un tweet, le 28 juin dernier, Audrey Cooper, rédactrice-en-chef du San Francisco Chronicle.

 

Dernier exemple en date: le 5 juillet, une semaine à peine après l’attaque à Capital Gazette, un journal local dans l’Ohio, Circleville Herald a reçu une lettre contenant une substance suspecte. Son auteur menaçait de s’en prendre physiquement au personnel du journal et assurait que la poudre blanche contenue dans l’enveloppe était du fentanyl, un opioïde qui peut être mortel à haute dose.

 

Dans un contexte où la rhétorique anti-média est devenue prédominante aux Etats-Unis, RSF recense et compile chaque semaine les différents incidents et les cas de harcèlement, explique Margaux Ewen, directrice du bureau Amérique du Nord de RSF. Notre crainte était que ce harcèlement verbal finisse par se transformer en violence physique, comme cela s’est produit le 28 juin à Annapolis. RSF invite les forces de l’ordre, les plateformes de réseaux sociaux, et les employeurs à faire de la lutte contre le harcèlement des médias une priorité, et à mettre en place toutes les mesures nécessaires pour garantir la sécurité des journalistes.”

 

Les réseaux sociaux, sur lesquels de plus en plus de personnes s’informent, sont devenus le nouveau terrain de jeu de ceux qui harcèlent les journalistes. Sur des plateformes comme Twitter - très largement utilisées par les médias - les journalistes sont devenues de véritables cibles. Certains journalistes interrogés par RSF ont reconnu avoir choisi d’être moins visibles sur Internet ou de s’auto-censurer, après avoir fait l’objet d’un harcèlement agressif sur Internet.

 

C’est le cas d’Andrew Kaczynski, reporter de CNN, qui avait réalisé un sujet sur l’utilisateur du site web communautaire Reddit qui avait été à l’origine d’une vidéo montrant le président en train de cogner sur une personne et dont le visage avait été remplacé par le logo de CNN. Après la diffusion de son reportage, des internautes pro-Trump ont posté de nombreux  commentaires négatifs et divulgué des informations personnelles sur le journaliste, dont son adresse et son numéro de téléphone. Selon le Daily Beast, les parents et la femme du journaliste ont reçu environ 50 tentatives d’intimidation et menaces par téléphone le jour suivant la publication du sujet. En conséquence, Andrew Kaczynski s’est abstenu de tweeter pendant plus d’une semaine et n’a publié qu’un seul sujet en presque deux semaines.

 

Si certains journalistes ont fini par s’habituer à ce harcèlement constant, en effaçant systématiquement les messages reçus, d’autres ne parviennent plus supporter cette situation. Jared Yates Sexton, un reporter politique pour Salon, qui subit du harcèlement sur Internet depuis deux ans, a tweeté le 28 juin : “Je reçois un flot de menaces de mort depuis une semaine. Je connais d’autres journalistes pour qui c’est aussi le cas. Il s’agit de comportements organisés, coordonnés et graves. Nous avons prétendu que ce n’était pas le cas pendant trop longtemps.” Comme Andrew Kaczynski, Jared Yates Sexton a été harcelé en juillet 2017 après avoir travaillé sur l’utilisateur de Reddit.

 

La sécurité des journalistes sur les réseaux sociaux est un problème complexe qui n’est pas suffisamment pris en compte, surtout de la part des plateformes de réseaux sociaux. Selon un sondage de 2017 réalisé par PEN America, 70.8 % des personnes qui ont alerté le réseau social sur lequel elles se faisaient harceler ont déclaré que la plateforme ne les avait pas aidées. Les comptes de certains journalistes ayant été victimes de harcèlement en ligne ont par ailleurs été temporairement désactivés par les plateformes de réseaux sociaux après qu’ils aient rapporté la situation.

 

Cette situation, initialement considérée comme un inconvénient fâcheux de l’usage d’Internet, est désormais largement reconnue par les journalistes comme une menace pour leur sécurité à laquelle une solution doit impérativement être trouvée. À la suite de la tuerie de Capital Gazette, médias et journalistes ont ainsi décidé de partager leurs expériences en matière de harcèlement. Beaucoup ont mis des ressources à la disposition de ceux qui pourraient être confrontés à ce genre de menaces.

 

Du Wall Street Journal au Washington Post, les rédactions utilisent désormais des outils permettant de modérer et de retirer les commentaires menaçants de leurs sites web et de protéger la confidentialité de leurs reporters. Du côté du Huffington Post, un porte-parole a indiqué à RSF que la rédaction offrait des formations pour les journalistes afin qu’ils puissent “se protéger et protéger leur identité en ligne”. PEN America a par ailleurs récemment publié un manuel sur le harcèlement sur Internet et, en 2017, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a présenté des solutions possibles pour les femmes journalistes. De la même manière, le guide pratique de sécurité des journalistes de RSF, publié en partenariat avec l’Unesco en 2015, contient des informations pour aider les journalistes à faire face à des situations de harcèlement dans le cadre de leur travail.

 

Entre 2017 et 2018, les Etats-Unis ont chuté de deux places au Classement mondial de la liberté de la presse 2018, établi par Reporters sans frontières et sont désormais classés 45e sur 180 pays.

 

Publié le
Mise à jour le 20.07.2018