Affaire Ergenekon : une vingtaine de journalistes lourdement condamnés

Plusieurs médias nationalistes turcs signalent que certains de leurs collaborateurs figurent aussi parmi les quelques 250 personnes condamnées le 5 août 2013 dans le cadre du procès « Ergenekon » (voir ci-dessous). Ces informations portent à au moins vingt le nombre total de journalistes et essayistes condamnés dans cette affaire. Outre les noms déjà publiés dans son communiqué du 5 août, Reporters sans frontières a ainsi appris la condamnation de : - Mehmet Bozkurt, rédacteur en chef du quotidien Aydinlik (9 ans et 3 mois de prison) - Özlem Konur Usta, chef de la rubrique société d’Aydinlik (6 ans et 3 mois de prison) - Ruhsar Senoglu, ancienne rédactrice en chef d’Aydinlik (8 ans et 1 mois de prison) - Hayati Özcan, correspondant d’Aydinlik (10 ans et 11 mois de prison) - Ufuk Akkaya, directeur de l’information de la chaîne Ulusal Kanal (8 ans et 2 mois de prison). Par ailleurs, contrairement à ce qui avait été initialement annoncé, le reporter du journal Yurt Caner Taspinar n’a été acquitté que sur un chef d’inculpation, et a été condamné à 6 ans et 3 mois de prison. Le directeur de publication de Yurt, Merdan Yanardag, qui fait l’objet d’un mandat d’arrêt, a été condamné à 12 ans de prison. D’autres cas sont signalés, mais doivent encore être vérifiés. La Cour doit publier son verdict raisonné dans les semaines à venir. --------- 05.08.2013 - Affaire Ergenekon : au moins douze journalistes lourdement condamnés Le 5 août 2013, au terme de cinq ans d’instruction, la 13e chambre de la cour d’Assises spéciale d’Istanbul a rendu son verdict dans l’affaire « Ergenekon ». Parmi les 275 prévenus, au moins douze journalistes, accusés de collusion avec ce réseau putschiste ultra-nationaliste, ont été condamnés à de lourdes peines de prison. La Cour rendra publics les détails et le raisonnement de sa décision dans les semaines à venir.

Accès restreint au tribunal, perquisitions contre les médias nationalistes

Le verdict a été rendu dans l’un des tribunaux de la prison de haute sécurité de Silivri (banlieue nord d’Istanbul). Les forces de l’ordre avaient largement bloqué les accès routiers et sont brutalement intervenues pour disperser les groupes qui voulaient se rapprocher de la prison, faisant usage de balles en caoutchouc et de gaz lacrymogène. En vertu d’une décision du 2 août, l’accès à la salle d’audience était interdit aux observateurs et aux journalistes dépourvus de la carte de presse officielle (« carte jaune »). Des milliers de journalistes turcs ne disposent que d’une carte de journaliste délivrée par leur rédaction. Les forces de l’ordre ont été jusqu’à interdire l’accès de la salle d’audience à certains proches des prévenus, tels que Nazlican Özkan, la fille du journaliste Tuncay Özkan. Signe supplémentaire de la criminalisation de l’opposition, les domiciles de plusieurs journalistes nationalistes avaient été perquisitionnés à Istanbul dans la matinée du 3 août. Le parquet les soupçonnait d’« appeler à des rassemblements susceptibles de porter atteinte à l’ordre constitutionnel et de créer un climat de chaos et de trouble, d’inciter des groupes à manifester violemment contre le gouvernement, et de faire pression sur le jury qui s’apprête à rendre son verdict dans le procès Ergenekon ». Parmi les journalistes visés figuraient Ilker Yücel et Osman Erbil (Aydinlik), Mustafa Kaya et Mehmet Kivanç (Ulusal Kanal). D’autres lieux ont été perquisitionnés, dont les locaux de l’Union de la jeunesse de Turquie (TGB) et le domicile du président de la branche d’Ankara du Parti des ouvriers (IP).

Très lourdes peines de prison

Les magistrats ont jugé que l’existence de l’« organisation terroriste Ergenekon » était désormais établie. La principale accusation retenue contre les prévenus est la « tentative d’anéantir le gouvernement de la République turque ou de l’empêcher d’accomplir son devoir, partiellement ou entièrement » (art. 312.1 du code pénal), à travers divers plans élaborés lors de réunions clandestines au sein de l’armée, des milieux académiques et politiques. Le chroniqueur Mustafa Balbay, ancien représentant du quotidien laïc Cumhuriyet à Ankara élu député du parti d’opposition CHP, a été condamné à 34 ans et 8 mois de prison. Le journaliste Tuncay Özkan, également homme politique et ancien propriétaire de la chaîne Biz TV, a quant à lui été condamné à la prison à vie aggravée (sans possibilité d’amnistie). Les deux journalistes avaient déjà passé plus de quatre et cinq ans, respectivement, en détention provisoire. Le chirurgien Mehmet Haberal, propriétaire de la chaîne Baskent TV (BTV), a été condamné à 12 ans et 6 mois de prison, mais la Cour l’a remis en liberté conditionnelle en tenant compte de la durée qu’il avait passée en détention provisoire. L’ancien directeur de publication de l’hebdomadaire nationaliste Aydinlik, Deniz Yildirim, a reçu une peine de 16 ans et 10 mois de prison. Le dirigeant du Parti des ouvriers (IP) et chroniqueur d’Aydinlik, Hikmet Ciçek, a été condamné à une peine d’emprisonnement de 21 ans et 9 mois ; le journaliste Vedat Yenener, à 7 ans et 6 mois ; l’ancien directeur de publication de la chaîne nationaliste Ulusal Kanal, Serhan Bolluk, à 7 ans et 6 mois ; son successeur Adnan Türkkan, à 10 ans et 6 mois ; Turan Özlü, à 9 ans ; Güler Kömürcü, à 7 ans ; Ünal Inanç, à la tête du site d’information Aykiri Haber, à 19 ans et 1 mois. L’écrivain Ergün Poyraz a été condamné à 29 ans et 4 mois de prison ; l’essayiste Yalçin Küçük à 22 ans et 6 mois. La Cour a en outre lancé un mandat d’arrêt à l’encontre du directeur de publication du quotidien nationaliste Yurt, Merdan Yanardag. En revanche, le journaliste Caner Taspinar figure parmi les 21 prévenus acquittés. Parmi les autres personnalités lourdement condamnées figurent d’anciens militaires de premier plan tels que le chef d’état-major Ilker Basbug, le général Veli Küçük, les commandants Hursit Tolon et Sener Eruygur, le colonel Dursun Cicek. Mais également l’auteur de l’assassinat d’un juge du Conseil d’Etat en 2006, Alparslan Arslan, et celui d’une attaque à la grenade contre le siège du journal Cumhuriyet à Istanbul en 2008, Bedirhan Sinal. Ou encore l’avocat Kemal Kerinçsiz et le militant ultranationaliste Levent Temiz, qui avaient menacé le journaliste Hrant Dink avant son assassinat en 2007, le président du parti IP Dogu Perinçek, l’ancien président du Haut conseil de l’enseignement Kemal Gürüz… Les avocats des accusés se sont réunis après l’audience pour interjeter appel au plus tôt. L’enquête sur le réseau « Ergenekon », soupçonné de manœuvres de déstabilisation et de tentative de coup d’Etat contre le gouvernement islamo-conservateur de Recep Tayyip Erdogan, a été lancée en 2007. Le procès s’est ouvert l’année suivante, avant d’incorporer progressivement vingt-trois actes d’accusations différents. Parmi les crimes dont la justice rend responsable « Ergenekon », figurent l’assassinat du journaliste turc-arménien Hrant Dink en janvier 2007, celui de trois missionnaires protestants en avril 2007, des tentatives de meurtre contre des défenseurs des droits de l’homme et des responsables de minorités religieuses. Initialement saluée comme un progrès démocratique, l’enquête a suscité de plus en plus d’inquiétudes à mesure que les coups de filet de la police antiterroriste ciblaient des milieux toujours plus larges sur des fondements de moins en moins étayés. Une douzaine de journalistes restent poursuivis dans un autre volet de l’affaire, visant le site OdaTV et les journalistes d’investigation Ahmet Sik et Nedim Sener. La prochaine audience est fixée au 11 septembre 2013. (Photo: Ozan Kose / AFP) ------- 20.03.2013 - La perpétuité pour les journalistes turcs ? Le procureur de la 13ème Chambre de la Cour d’assises d’Istanbul a requis de lourdes peines contre les journalistes Tuncay Özkan, Mustafa Balbay, Yalçin Küçük et Güler Kömürcü Öztürk, accusés d’appartenir à l’organisation Ergenekon, dont le but aurait été de déstabiliser le gouvernement de l’AKP. “La prison à vie pour deux journalistes, réclamée par le procureur d’Istanbul, montre l’acharnement incompréhensible dont font preuve les autorités, a déclaré Reporters sans frontières. Le cumul des peines pour ces journalistes, qui se trouvent depuis plusieurs années en détention provisoire arbitraire est inacceptable. Nous demandons aux autorités turcs la remise en liberté conditionnelle de ces journalistes et un procès équitable, exempt de toute revanche politique.” Mustafa Balbay, chroniqueur au quotidien Cumhuriyet (République) et député du parti républicain CHP à Izmir (à l’ouest du pays) et Tuncay Özkan, ancien propriétaire et présentateur de la chaîne BizTV (NousTV) sont détenus dans la prison de Silivri (au nord d’Istanbul) depuis plus de 4 ans. Ils sont tous deux accusés d’« appartenir à l’organisation terroriste présumée ‘Ergenekon’ », et attendent toujours le verdict du juge. Lors de la 281ème audience qui s’est tenue le 18 mars, le procureur a présenté son réquisitoire de 2.271 pages au président de la Cour. Il y précise que “l’existence de l’organisation terroriste a été établie”, et demande par conséquent la prison à vie, sans possibilité d’amnistie, pour 64 accusés, dont Tuncay Özkan, Mustafa Balbay et l’écrivain-journaliste Yalçin Küçük . La sanction prévue dans l’article 312 alinéa 1 du Code pénal turc, en vigueur depuis le 1er juin 2005, stipule que “Quiconque tente d’anéantir le gouvernement de la République turque ou de l’empêcher partiellement ou entièrement d’accomplir son devoir sera puni de la prison à vie aggravée’’. Mustafa Balbay risque également de 14 ans à 33 ans de prison pour “possession et diffusion de documents classés secrets”. Après l’annonce du réquisitoire, il s’est insurgé contre les procédures mises en place: “Cela fait cinq ans que les demandes des accusés et de leurs avocats sont rejetées. C’est une parodie de justice. Nous rejetons le réquisitoire. La Cour réduit toutes les accusations comme des crimes commis à l’encontre du gouvernement. On est ici dans un tribunal pour la sécurité du gouvernement”. Yalçin Küçük avait été libéré en conditionnelle dans cette affaire mais demeure en prison dans le cadre du procès OdaTV. Le procureur demande de 7,5 ans à 15 ans de prison pour 96 accusés (le dossier Ergenekon contient 275 accusés, dont 67 incarcérés), dont la journaliste Güler Kömürcü Öztürk, et ce pour “appartenance” à cette organisation. Ancienne chroniqueuse du quotidien Aksam (Soir), cette journaliste n’a jamais été incarcérée dans cette affaire mais a été licenciée après la parution de son nom dans le dossier d’enquête et son mariage avec l’un des accusés. Le même motif est à l’origine de l’accusation d’un autre journaliste qui attend en liberté sa décision, Merdan Yanardağ. Ce directeur de la publication d’un quotidien Yurt (Patrie) risque aussi 15 ans de prison. Pour l’avocat Celal Ülgen, qui représente plusieurs accusés du dossier, la Cour ne les a pas entendus : les avocats insistaient pour que le tribunal évalue les pièces à conviction et retire du dossier certains éléments contraires au droit avant de donner sa décision. Il estime que ‘’le réquisitoire du procureur n’est en réalité rien d’autre que les sentences qui tomberont dans 7 ou 8 mois’’. Les avocats ont déjà déposé une requête de récusation auprès de la Cour. Le verdict ne tombera pas avant six mois. La 282ème audience du procès aura lieu le 8 avril prochain. Reporters sans frontières suit avec attention le déroulement de ce procès ainsi que du procès d’OdaTV qui aura lieu le 21 mars 2013. Lire la chronique du harcèlement judiciaire des médias en Turquie en juillet-novembre 2012. (Photo : Mustafa Ozer / AFP)
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Mise à jour le 20.01.2016