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Classement mondial 2014

L’édition 2014 du « Classement mondial de la liberté de la presse » révèle l’impact négatif des conflits sur la liberté de l’information et ses acteurs. Le rang d’un certain nombre de pays est également affecté par une interprétation trop large et abusive du concept de la protection de la sécurité nationale, aux dépens du droit d’informer et d’être informé. Cette dernière tendance constitue une menace croissante au niveau global, dangereuse pour la liberté de l’information jusqu’au cœur des « États de droit ».
La Finlande conserve son rang de meilleur élève, en occupant pour la quatrième année consécutive la première place du classement. Elle est talonnée, comme dans la dernière édition, par les PaysBas et la Norvège. À l’extrême opposé, en queue de classement, le « trio infernal » réunit à nouveau le Turkménistan, la Corée du Nord et l’Érythrée, des pays où la liberté de la presse est tout simplement inexistante. Malgré les quelques rares turbulences qui ont pu les traverser en 2013, ces pays continuent de représenter des trous noirs de l’information et de véritables enfers pour les journalistes.

Le classement est établi cette année sur 180 pays contre 179 dans l’édition précédente. Nouvel entrant, le Bélize se situe d’emblée à une place enviable (29e). Les cas de violences envers les journalistes y sont rares. Quelques bémols cependant : des procédures pour « diffamation » assorties de lourdes demandes en réparation, des exceptions relatives à la sécurité nationale nuisibles à la bonne application de la loi sur l’accès à l’information publique (Freedom of Information Act), et une gestion des fréquences par le gouvernement parfois inéquitable.

Les conflits armés, fauteurs de chutes

Le classement 2014 souligne logiquement la corrélation négative entre un conflit – ouvert ou non déclaré – et la liberté d’information. Dans un contexte d’instabilité, les médias sont des objectifs et des cibles stratégiques pour les groupes ou individus qui tentent de contrôler l’information en violation des garanties apportées par les textes internationaux, en particulier l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, les conventions de Genève de 1949 et leurs protocoles additionnels I et II de 1977.

Depuis mars 2011, la Syrie (177e, 0) incarne ce cas de figure à l’extrême, au point d’occuper désormais le rang de pays où la liberté de l’information et ses acteurs sont le plus en danger, aux portes du « trio infernal ». La crise syrienne apporte également son lot de répercussions dramatiques dans toute la région. Consolidant la ligne de fracture entre les médias déjà polarisés au Liban (106e, -4), elle incite les autorités jordaniennes à serrer la vis et accélère la spirale de violences qui minent l’Irak (153e, -2) où les tensions confessionnelles entre chiites et sunnites s’exacerbent. En Iran (173e, +2), acteur clé de la région, les promesses du nouveau président Rohani d’améliorer la liberté de l’information ne connaissent pour l’instant aucune suite. La couverture de la tragédie syrienne, tant par la presse officielle que par la blogosphère, est étroitement surveillée par le pouvoir, qui réprime toute critique à l’encontre de sa politique étrangère.

Les chutes du Mali (122e, -22) et de la République centrafricaine (109e, -34) illustrent également cette corrélation négative. Les guerres ouvertes ou intestines qui déstabilisent la République démocratique du Congo (151e, -8), tout comme les actions de guérillas et de groupes terroristes en Somalie (176e, 0) et au Nigeria (112e, +4) ne contribuent pas à améliorer leur classement.

L’arrivée au pouvoir des Frères musulmans en Égypte (159e, 0) à l’été 2012 s’est accompagnée d’une recrudescence d’exactions à l’encontre des journalistes, et d’une mise en coupe réglée des médias par la confrérie, stoppée net un an plus tard. Depuis le retour de l’armée au pouvoir, la « chasse aux Frères » concerne les journalistes égyptiens tout comme leurs confrères turcs, palestiniens ou syriens. Dans les pays du golfe Persique – en particulier les Émirats arabes unis (118e, -3) –, des acteurs de l’information sont arrêtés et jugés, accusés de liens avec la confrérie.

Face à la recrudescence de violences, la communauté internationale réagit enfin – au moins dans les textes. Le 26 novembre 2013, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté par consensus sa première résolution sur la sécurité des journalistes et sur la création de la Journée internationale contre l’impunité des crimes contre les journalistes, qui sera célébrée le 2 novembre. Cette résolution est sans conteste un pas supplémentaire dans la bonne direction. Elle vient compléter la résolution 1738 condamnant les attaques perpétrées contre les journalistes dans les situations de conflits armés, initiée par Reporters sans frontières et adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies en décembre 2006, ainsi que le Plan d’Action des Nations unies sur la sécurité des journalistes et l’impunité, adopté en avril 2012. Reporters sans frontières demande notamment la mise en place par l’ONU d’un groupe d’experts chargés d’évaluer le respect par les États membres de leurs obligations, en particulier leur obligation de protéger les journalistes, d’enquêter sur tous les actes de violence et de traduire leurs auteurs en justice.

L’information sacrifiée sur l'autel de la sécurité nationale et de la surveillance ?

Les pays qui se prévalent de l’État de droit ne donnent pas l’exemple, loin de là. La liberté de l’information cède trop souvent devant une conception trop large et une utilisation abusive de la sécurité nationale, marquant un recul inquiétant des pratiques démocratiques. Le journalisme d’investigation en pâtit parfois gravement comme aux États-Unis (46e), qui perdent 13 places. L’un des reculs les plus marquants, dans un contexte accru de traçage des sources et de chasse aux lanceurs d’alerte. La condamnation du soldat Bradley Manning ou la traque de l’analyste de la NSA Edward Snowden sont autant d’avertissements à ceux qui oseraient livrer des informations dites sensibles, mais d’intérêt public avéré, à la connaissance du plus grand nombre. La profession a été fortement ébranlée par le scandale des relevés téléphoniques d’Associated Press, saisis sans préavis par le Département de la Justice afin d’identifier l’origine d’une fuite émanant de la CIA. L’affaire a rappelé l’urgence d’une « loi bouclier » entérinant la protection des sources pour les journalistes au niveau fédéral. Le processus législatif réactivé en ce sens ne rassure guère James Risen, du New York Times, soumis par la justice à l’obligation de témoigner au procès d’un ancien agent de la CIA dans une autre affaire de transmission d’informations classifiées. Il ne saurait non plus faire oublier les 105 ans de prison que risque le jeune journaliste indépendant Barrett Brown, pour avoir partagé en ligne certaines données de la société de sécurité privée Stratfor, sous contrat avec le gouvernement.

Le Royaume-Uni (33e, -3) s’est illustré au nom de la lutte contre le terrorisme par des pressions scandaleuses exercées sur le quotidien The Guardian et par les neuf heures de rétention de David Miranda, compagnon et collaborateur du journaliste Glenn Greenwald. Les autorités des deux pays semblent mettre davantage de zèle à traquer les lanceurs d’alerte plutôt qu’à encadrer des pratiques de surveillance abusives qui sont autant de négations du principe de privacy, cher à leur culture démocratique.

La loi sur « les secrets d’État », adoptée par la Diète nippone fin 2013, ajoute davantage d’opacité à la gestion par le gouvernement japonais de sujets d’intérêt général tels que le nucléaire, la relation avec les États-Unis, érigés en autant de « grands tabous ». Les notions de « journalisme d’investigation », d’« intérêt public », et de « secret des sources » ont été passées par pertes et profits par les députés, très soucieux d’éviter au pays (59e, -5) de voir son image écornée par des informations embarrassantes.

La « lutte contre le terrorisme » est également instrumentalisée par des gouvernements prompts à qualifier les journalistes de « menaces à la sécurité nationale ». Des dizaines de journalistes sont emprisonnés sous ce prétexte en Turquie (154e, +1), notamment lorsqu’ils couvrent la question kurde. Le Maroc, où les autorités confondent volontiers « journalisme » et « terrorisme » depuis l’affaire Ali Anouzla, stagne à la 136e place. En Israël (96e, +17), la liberté de l’information est une notion vulnérable face à l’argument sécuritaire. Au Cachemire indien, l’Internet mobile et les communications sont suspendus dès que des troubles menacent. Dans le nord du Sri Lanka (165e, -2), l’armée règne en maître et ne tolère aucune entorse à la vision officielle du processus de « pacification » des anciens bastions séparatistes tamouls. Les pays de la péninsule arabique mais aussi les régimes autoritaires d’Asie centrale, apeurés par les soubresauts des « printemps arabes », renforcent la censure et la surveillance des médias, à l’affût de toute « tentative de déstabilisation du pouvoir ».

Privatisation de la violence

Les groupes infra-étatiques constituent dans un certain nombre de pays la principale cause d’insécurité pour les journalistes. Les milices qui entretiennent le chaos dans la nouvelle Libye (137e, -5) ou les groupes armés yéménites liés à Al-Qaeda dans la péninsule arabique sont les visages de cette privatisation de la violence. Les milices Al-Shabaab en Somalie (176e, 0) ou le mouvement M23 en République démocratique du Congo (151e, -8) ont en commun de considérer les journalistes comme des ennemis. Les groupes djihadistes comme Jabhat Al-Nosra et l’État islamique d’Irak et du Levant (ISIS), désireux de contrôler les zones qu’ils « libèrent », s’en prennent violemment aux acteurs de l’information.

Ailleurs, et plus globalement, le crime organisé demeure une force prédatrice redoutable. C’est le cas au Honduras (129e, -1), au Guatemala (125e, -29), au Brésil (111e, -2) et au Paraguay (105e, -13), mais aussi au Pakistan, en Chine, au Kirghizstan ou dans les Balkans. Difficile voire impossible, à l’ombre de cette main criminelle, d’éviter l’autocensure à propos de sujets aussi sensibles que la corruption, le narcotrafic mais aussi l’infiltration des mafias dans les rouages de l’État. La passivité voire la complicité ou la complaisance de certaines autorités – parfois leur implication directe ou indirecte dans les crimes contre les médias – accentue l’impunité dont ces cartels criminels bénéficient et nourrit le cycle de violences qui s’abat sur les acteurs de l’information.

 

Les chutes remarquables

Outre la chute de treize places opérée par les États-Unis (46e, -13), toujours sur le continent américain, la chute vertigineuse du Guatemala (125e, -29) est due à une nette aggravation de la situation sécuritaire des journalistes, avec le doublement du nombre d’agressions par rapport à l’année précédente et quatre assassinats. La même tendance se vérifie au Paraguay (105e, -13), où les journalistes, déjà contraints à l’autocensure, ne cessent de recevoir davantage de pressions. Un professionnel des médias a été tué en 2013. Le pays avait déjà subi une lourde chute depuis le coup d’État de juin 2012, survenu trois ans après celui qui fit littéralement plonger le Honduras (129e, -1), lui- même enlisé dans le chaos postélectoral.

Sur le continent africain, les deux chutes les plus remarquables, au Mali et en République centrafricaine, sont dues à des situations de conflit précédemment évoquées. Au Burundi, alors que la campagne présidentielle se profile, une loi restreignant les libertés des journalistes a été votée par le Sénat. Au Kenya (90e, -18), la réponse autoritaire très critiquée des autorités à la couverture médiatique de l’attentat de Westgate s’ajoute aux initiatives parlementaires dangereuses – au premier chef, la loi, adoptée fin 2013, créant un tribunal spécial pour juger des contenus audiovisuels.

En Guinée (102e, -15), dans un contexte électoral marqué par de nombreuses manifestations, les journalistes ont été pris en étau entre la répression gouvernementale et des manifestants survoltés, rendant leurs conditions de travail dangereuses et difficiles. Plusieurs journalistes ont été blessés ou agressés au cours des manifes- tations.

Les mesures de censure et de blocage prises en Zambie (93e, -20) contre des sites d’information ont grevé le bilan du pays qui avait pourtant bien progressé au cours des années précédentes.

Enfin, dans les pays où les dirigeants au pouvoir depuis longtemps craignent les évolutions de régime, on assiste au traditionnel durcissement des politiques à l’encontre des acteurs de la liberté de l’information : poursuites en justice abusives au Tchad (139e, -17) ou multiples suspensions de médias au Cameroun (131e, -10).

Le Koweït (91e) subit une chute de 13 places qui reflète un certain raidissement. Au Printemps 2013, un projet de loi liberticide a été abandonné. Il prévoyait des amendes allant jusqu'à 300 000 dinars (environ un million de dollars) pour « critique envers l’émir ou le prince héritier » ou encore « déformation de leurs propos » et des peines pouvant aller jusqu’à dix ans d’emprisonnement pour « offense à Dieu, aux prophètes de l’Islam, ou encore aux compagnons ou épouses du prophète Mahomet ».

Ces évolutions spectaculaires ne doivent pas faire oublier la tragique stagnation du fond du Classement : année après année, le Vietnam (173e, -1), l’Ouzbékistan (166e, -1) et l’Arabie saoudite (164e, 0), pour ne citer qu’eux, n’en finissent pas de resserrer leur emprise sur l’information et savent adapter leurs méthodes de censure radicale à l’ère du numérique. Ceux qui ont le courage d’y résister sont promis aux châtiments les plus cruels. Au Kazakhstan (161e, 0) et en Azerbaïdjan (160e, -3), le pluralisme médiatique est en passe de succomber à la dérive répressive de dirigeants inamovibles.

Les améliorations notables de l'édition 2014 du classement

Les violences, les cas de censure directe et les abus de procédures ont eu tendance à diminuer au Panamá (87e, +25), en République dominicaine (68e, +13) ou encore en Bolivie (94e, +16) et en Équateur (94e, +25). Dans ce dernier pays, le degré de polarisation n’en demeure pas moins très élevé et souvent préjudiciable au débat public.

L’année 2013 a été marquée par quelques évolutions législatives louables, comme en Afrique du Sud (42e, +11) où le président a refusé de signer une loi jugée liberticide pour les médias.

En Géorgie (84e, +17), l’élection présidentielle de 2013 s’est déroulée dans un climat moins tendu que les élections législatives de l’année précédente, marquées par de nombreuses agressions et campagnes de haine visant des journalistes. À la faveur de la cohabitation politique puis de l’alternance, le pays rattrape une partie du terrain perdu ces dernières années à mesure que s’essoufflait l’élan réformateur du gouvernement Saakachvili. La forte polarisation du paysage médiatique représente cependant toujours un défi majeur pour l’avenir.

Israël gagne 17 places. Les conséquences de l’opération Pilier de défense de novembre 2012, qui avait fait deux morts dans les rangs des journalistes, avaient été prises en compte dans le classement 2013, ainsi que de nombreux raids conduits contre des médias palestiniens, et lui avaient alors coûté la perte de 20 places. Cette amélioration est donc à relativiser. La liberté de l’information reste soumise à l’argument sécuritaire. Si la presse israélienne bénéficie d’une liberté de ton, les médias situés en « territoire israélien » (selon la conception israélienne) doivent composer avec la censure militaire préalable et les « gag orders » (ordres de censure). Les enquêtes sensibles, touchant à la sécurité nationale, ne sont pas les bienvenues. Les exactions de l’armée israélienne contre les professionnels de l’information palestiniens et étrangers restent extrêmement fréquent es , notamment lors d es mani fes tati ons hebdomadaires devant le Mur de séparation. En novembre 2013, de nombreux photojournalistes ont été visés délibérément alors qu’ils quittaient les lieux de la manifestation. La Haute Cour de Justice a avalisé, le 4 décembre dernier, l’ordre de confisquer l’équipement de Wattan TV, confiscation intervenue lors d’un raid de l’armée en février 2012.

Le Timor-Leste (77e) gagne 14 places au lendemain d’un congrès historique de journalistes qui s’est tenu à Dili du 25 au 27 octobre, au cours duquel ont été adoptés le premier code déontologique et un Conseil de la presse composé de sept membres. La vigilance reste de mise. La loi sur la presse, actuellement à l’étude au Parlement, constitue le prochain défi de taille pour la liberté des médias dans le pays.

Des modèles régionaux à la dérive ?

L’évolution de certains pays dans le classement, symptomatique de leur approche de la liberté de l’information, n’impacte pas seulement leurs populations, mais également celles des pays voisins en raison de leur rayonnement régional et de leur influence sur d’autres États qui les regardent – à juste titre ou non – comme des modèles, des exemples à surveiller ou à suivre.

L’amélioration constatée en Afrique du Sud (42e, +11) s’inscrit à contre-courant des autres pays qui se posent comme des modèles régionaux, contraints à la stagnation ou en régression.

Accéléré par les effets de la crise économique et les poussées de fièvre populistes, l’éparpillement des pays de l’Union européenne dans le classement se poursuit. C’est notamment le cas de la Grèce (99e, -14) et de la Hongrie (64e, -7). En Grèce, les journalistes sont régulièrement victimes d’agressions par des membres d’Aube dorée, parti néonazi entré au Parlement en juin 2012. L’État hellénique tient aussi une grande part de responsabilité : en fermant le groupe d’audiovisuel public grec sous la pression de la troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international), le gouvernement d’Antonis Samaras semble avoir fait l’économie de la démocratie. En Hongrie, le gouvernement de Viktor Orbán donne l’impression d’avoir perdu les valeurs démocratiques de l’Union européenne et enchaîne les réformes liberticides. Conséquence directe de l’érosion du modèle européen, l’Union a de plus en plus de mal à tirer vers le haut les pays candidats : les négociations d’adhésion ne se traduisent pas toujours par les efforts attendus sur le plan des libertés publiques. Pour exemple, la Macédoine, à la 123e position, n’a jamais été aussi mal classée.

Les géants du Nouveau Monde – États-Unis (46e, -13) et Brésil (111e, -2) – ne montrent pas non plus l’exemple. Le premier est déchiré depuis le 11 septembre 2001 par un dilemme entre impératifs de sécurité nationale et respect des principes du premier amendement. Le second est l’un des pays les plus meurtriers du continent pour la presse. L’insécurité est entretenue par les mafias et le crime organisé. Le « pays aux trente Berlusconi » est handicapé par un modèle médiatique qui fait obstacle au pluralisme.

Si la Russie (148e, +1) ne sombre pas plus bas dans le classement, elle ne le doit qu’à la résistance et l’opiniâtreté de sa société civile. En réalité, les autorités intensifient chaque jour la dérive répressive amorcée depuis le retour au Kremlin de Vladimir Poutine en 2012. Et exportent ce modèle à travers toute l’ex-Union soviétique. De l’Azerbaïdjan (160e, -3) à l’Asie centrale en passant par l’Ukraine (127e, 0), législations liberticides et système de surveillance des communications russes sont allégrement dupliqués. Moscou utilise également les instances onusiennes et des alliances régionales comme l’Organisation de coopération de Shanghaï pour son travail de sape des standards internationaux en matière de liberté de l’information.

À la 154e place, loin de ses aspirations régionales, la Turquie n’enregistre aucune amélioration et demeure l’une des plus grandes prisons au monde pour les journalistes. La révolte de Gezi a exposé au grand jour les pratiques répressives des forces de l’ordre, la progression de l’autocensure et les dangers du discours populiste du Premier ministre. Les échéances électorales et les inconnues du processus de paix avec la rébellion kurde annoncent d’ores et déjà une année 2014 déterminante pour l’avenir des libertés publiques.

La Chine (175e, -1) connaît une blogosphère d’une étonnante vitalité et de plus en plus mobilisée. L’ancien Empire du Milieu n’en continue pas moins de censurer et d’emprisonner les voix dissidentes, ce qui lui vaut de reculer encore d’une place. La nouvelle puissance utilise son poids économique pour étendre son influence sur les médias hongkongais, macanais et taïwanais et remettre en cause leur indépendance.

L’Inde (140e, +1) a été frappée par une vague de violence sans précédent à l’encontre des acteurs de l’information. Huit professionnels des médias ont été tués en 2013. Les journalistes sont fréquemment la cible d’une variété d’acteurs, étatiques et non étatiques. Aucune région ou presque n’est épargnée, même si le Cachemire et le Chhattisgarh demeurent les deux seuls États où la violence et la censure sont endémiques. Les groupes mafieux, les manifestants et partisans politiques mais aussi la police et les forces de sécurité locales se rendent tous coupables de menaces et de violences physiques à l’encontre des journalistes, trop souvent abandonnés par la justice et contraints à l’autocensure.L’ouverture exceptionnelle de la Birmanie, qui pourrait s’ériger en modèle de transition démocratique dans la région, s’était traduite par une forte progression du pays dans le classement 2013. Alors que le processus de réformes s’essouffle, le « modèle birman » doit encore faire ses preuves.

 

Asie - Pacifique

La chine, un grand frère qui surveille et export son modèle de censure

Dans un discours prononcé le lendemain de sa nomination à la tête du Parti communiste chinois (PPC), en novembre 2012, Xi Jinping s’adresse directement aux journalistes : « Amis de la presse, la Chine doit en apprendre davantage sur le monde et le monde doit en apprendre davantage sur la Chine. J’espère que vous continuerez à faire plus d’efforts et à contribuer à la compréhension mutuelle entre la Chine et les autres nations du monde. »

Malheur aux journalistes qui ont compris : « Décrivez la dure réalité de la Chine ! » là où il fallait entendre : « Suivez la propagande du Parti à la lettre ! » Depuis ce discours, les autorités ont multiplié les arrestations de journalistes et de blogueurs, durci leur politique de répression envers les cyberdissidents, renforcé le contrôle de l’information et la censure en ligne et intensifié les limitations imposées à la presse étrangère.

Embarrasser un officiel ou dénoncer un scandale de corruption, c’est prendre le risque de subir la dégradation publique. Le journaliste Luo Changping, contraint de quitter le magazine Caijing en novembre 2013,Liu Hu, reporter du quotidien New Express, arrêté pour diffusion de « fausses informations », ou encore leNew York Times figurent parmi les derniers exemples de journalistes et de médias réprimés en raison de leur travail d’investigation. Les avocats des droits de l’homme et des cyberdissidents, comme Xu Zhiyong et Guo Feixiong (Yang Maodong), emprisonnés sous des prétextes fallacieux et sans même avoir été jugés, ont payé le plus lourd tribut de ces douze derniers mois.

L’envoi quotidien de « directives » à la presse traditionnelle par le département de la Propagande, la censure en ligne permanente, les arrestations arbitraires en hausse et l’emprisonnement du plus grand nombre de journalistes et net-citoyens au monde, y compris le Prix Nobel de la paix 2010 Liu Xiaobo, font de la Chine un véritable modèle de censure et de répression. Ce modèle essaime hélas ailleurs dans la région.

Ainsi au Vietnam, les autorités de Hanoï redoublent de zèle en matière de répression et de contrôle de l’information, au point même de talonner le grand frère chinois. Renforcement des ressources destinées à la surveillance d’Internet, vagues d’arrestationsprocès iniques et adoption continue de directives liberticides déclinent le calvaire des acteurs de l’information œuvrant en marge du système. Le pays demeure à ce jour la deuxième prison au monde pour les blogueurs et net-citoyens. Vingt-six des trente-quatre blogueurs actuellement incarcérés l’ont été depuis l’accession de Nguyen Phu Trong au poste de secrétaire général du Parti communiste du Vietnam. En septembre 2013, le Parti a encore franchi un cap répressif avec l’instauration du décret 72 , qui rend illégal l’usage des blogs et des réseaux sociaux pour partager des informations sur l’actualité. Le Parti s’est ainsi engagé dans une lutte sans merci contre le Web 2.0, qu’il considère comme un contrepoids encombrant à une presse qu’il tient à sa main.

 

Les démocratie d'Asie et du Pacifique

L’année 2013 a témoigné de l’extrême susceptibilité de certains gouvernements de la région Asie-Pacifique face à la critique publique, même sous régime démocratique. En témoignent la multitude de procédures judiciaires, parfois assorties de peines disproportionnées, engagées contre des journalistes sous la pression des centres de pouvoir.

Avec le crime de « lèse-majesté », le gouvernement thaïlandais dispose d’un outil efficace pour intimider ou faire taire les insolents. La peine avec sursis infligée à Chiranuch Premchaiporn (Jiew), directrice du quotidien en ligne Prachatai, pour des « commentaires critiques à l’encontre de la monarchie » ou la condamnation à onze années de prison du rédacteur en chef du magazine bimensuel Voice of Thaksin, Somyot Prueksakasemsuk, constituent des exemples marquants. Ces verdicts ont, en effet, un impact dissuasif sur l’ensemble de la presse nationale.

En Corée du Sud, les journalistes indépendants Kim Ou-joon et Choo Chin-woo, auteurs du podcast « Naneun Ggomsuda », ont essuyé les foudres de la présidence. Réprimés pour leur ton satirique, les journalistes ont été accusés d’avoir « diffusé de fausses informations » et des « informations diffamatoires » à l’encontre du frère et du père de la présidente, Park Geun-hye. Aux Tonga et en Papouasie-NouvelleGuinée, quatre journalistes ont été sanctionnés ou condamnés à des amendes pour avoir « critiqué » le Premier ministre.

Les démocraties asiatiques ne sont pas davantage exemptes de « zones interdites », où l’information demeure soumise au black-out et à la censure. Dans la province indienne du Cachemire et dans la Papouasie occidentale indonésienne, des politiques de contrôle liberticides entravent gravement l’activité des journalistes. Au Cachemire, le gouvernement impose même un couvre-feu et bloque régulièrement les réseaux Internet et 3G.

Surveillance et secret des sources

En Australie, l’absence de législation pour protéger de manière adéquate les sources des journalistes continue à faire peser sur eux la menace d’emprisonnement pour « outrage à la Cour » en cas de refus de les divulguer. Pas moins de sept requêtes de ce type ont été soumises à la justice pour la seule année 2013. L’interception des métadonnées du reporter Jon Stephenson par les forces militaires néo-zélandaises, qui jugeaient ses articles trop critiques, et l’espionnage téléphonique dont a été victime la journaliste Andrea Vance illustrent la défiance croissante des autorités envers les médias et leur rôle de contre-pouvoir.

La menace chinoise

Le poids économique croissant de la Chine permet aujourd’hui au gouvernement de Pékin d’étendre son influence sur les médias hongkongais, macanais et taïwanais, jusqu’ici relativement épargnés par la censure politique. L’indépendance des médias de ces trois territoires, historiquement revendiqués par la Chine, y est sévèrement remise en cause. L’assujettissement croissant de l’exécutif hongkongais au contrôle du Parti communiste chinois, et les pressions que ce dernier exerce sur les médias à travers son « bureau de liaison » compromettent de plus en plus un pluralisme jusqu’alors à peu près préservé. À Taïwan, le rachat du China Times par le groupe Want Want au bénéfice du PCC menace le pluralisme de la presse dans cette république insulaire.

Fukushima censuré

Arrestations, perquisitions de domicile, convocations par les services du Renseignement intérieur, menaces de poursuites judiciaires, qui eût pu croire que les journalistes indépendants prenaient autant de risques en couvrant l’après-Fukushima ? Depuis l’accident nucléaire en 2011, le système unique au monde des « Kisha clubs », ces clubs de presse dont seuls les membres sont accrédités auprès des autorités, exacerbe les discriminations dont sont victimes les journalistes free-lance et la presse étrangère. Souvent exclus des conférences de presse organisées par TEPCO et le gouvernement, privés d’une information réservée aux grands médias au sein desquels l’autocensure est la règle, les journalistes indépendants luttent à armes inégales contre le « village nucléaire ». Après que le gouvernement de Shinzo Abe a légiféré sur les « secrets d’État », leur combat pour la liberté d’informer s’annonce encore plus dangereux.

 

Violence et impunité inquiétantes sur le sous-continent indien

Pour la seconde année consécutive, le sous-continent indien est la région d’Asie qui enregistre la plus forte hausse d’insécurité pour les acteurs de l’information. L’évolution la plus inquiétante réside dans le caractère ciblé des attaques. Au Népal, les militants maoïstes redoublent d’hostilité envers des journalistes critiques à l’encontre de leurs leaders politiques. L’approche des élections à l’Assemblée constituante de novembre 2013 a malheureusement été propice à ce climat.

L’Inde établit un triste record, avec pas moins de huit journalistes et un collaborateur des médias tués, dont la moitié au cours de représailles préméditées. Ce bilan, deux fois plus lourd que celui de 2012, dépasse même celui du Pakistan, longtemps le pays le plus meurtrier au monde pour les journalistes. Multiples sont les menaces – mafia, forces de sécurité, manifestants, groupes armés – pesant sur les professionnels des médias. L’inefficacité des autorités locales à mener des enquêtes, parfois tout juste expédiées, et l’inertie des autorités fédérales pour lutter contre l’impunité favorisent l’insécurité et l’autocensure.

L’année 2013 est également très sombre pour la liberté de l’information au Bangladesh. Dès le mois de février, les blogueurs indépendants couvrant notamment les procès d’anciens leaders politiques accusés de crimes de guerre durant la guerre de libération de 1971 sont devenus les cibles d’agressions incessantes. L’un d’eux, Ahmed Rajib Haider, y a laissé la vie. Asif Mohiuddin, lui, a été poignardé à plusieurs reprises par des militants islamistes qui l’accusaient d’avoir blasphémé et insulté le Prophète. Entre les mois de mai et d’octobre, les journalistes ont subi le feu croisé de la police et des émeutiers durant des manifestations réclamant l’instauration d’une loi contre le blasphème. Pendant ce temps, l’impunité demeure totale pour les assassins des journalistes Sagar Sarowar et Meherun Runi, tués en février 2012.

Cette même mauvaise volonté pour rendre la justice se retrouve pareillement au Pakistan, dont le gouvernement semble impuissant face aux groupes armés, talibans, djihadistes mais aussi l’appareil militaire, qualifié d’« État dans l’État » par de nombreux observateurs internationaux. Au cours de l’année 2013, sept journalistes ont été assassinés dans l’exercice de leurs fonctions. Quatre d’entre eux, Mohammad Iqbal (News Network International), Saifur Rehman et Imran Shaikh (Samaa News) et Mehmood Ahmed Afridi, ont été tués au Baloutchistan, province la plus meurtrière du pays. Si les groupes armés constituent la principale menace pour les journalistes pakistanais, les agences de renseignement, en premier lieu desquelles l’Inter-Services Intelligence (ISI), continuent de sévir. Les journalistes qui osent témoigner ont confirmé que les militaires continuent d’avoir recours à la surveillance, aux enlèvements, à la torture et aux assassinats.

Uthayan : pour certains médias, la guerre est loin d’être terminée
En avril 2013, Uthayan, le quotidien en langue tamoule, fait l’objet de deux violentes attaques à dix jours d’intervalle. Deux de ses employés frôlent la mort. Son imprimerie est incendiée, ses locaux ravagés. Ces raids ne sont pourtant pas à mettre sur le compte de la guerre civile opposant le LTTE et l’armée régulière, celle-ci s’étant officiellement achevée en mai 2009. Fondé en 1985, Uthayan, seul journal à ne pas interrompre ses activités durant le conflit, est aujourd’hui lu par près de cent mille Tamouls sur les cinq cent mille qui peuplent la péninsule. N’hésitant pas à critiquer le pouvoir autoritaire du clan Rajapaksa, le quotidien continue à payer au prix fort son refus de se soumettre à la fois au gouvernement et aux militaires. Six de ses collaborateurs ont trouvé la mort dans l’exercice de leur métier. Uthayan reçoit en décembre 2013 le prix Reporters sans frontières de la liberté de la presse.

 

Birmanie : le "printemps" démocratique perd du souffle

L’ouverture et la démocratisation de la Birmanie seraient-elles en passe de s’essouffler ? Un nombre croissant d’organisations internationales de défense des droits de l’homme s’en inquiètent à juste titre. L’euphorie générale née des amnisties successives de prisonniers politiques, en octobre 2011 et janvier 2012, n’est plus de saison. Le gouvernement de Rangoun peine à résoudre les conflits civils et ethniques qui minent le pays. Disposant désormais d’une plus grande liberté d’expression, la société civile gronde contre les autorités.

La mise sur le marché de quotidiens privés constitue l’une des grandes nouveautés de l’année 2013. En mars, le gouvernement a annoncé avoir autorisé le lancement de huit quotidiens d’information et étudier les requêtes d’au moins six autres publications, dont certaines dirigées par les « médias de l’exil » qui ont désormais pignon sur rue à Rangoun. Une vingtaine de ces nouveaux journaux circulent déjà dans les principales villes du pays. La mutation du paysage médiatique birman doit aussi au lancement de plusieurs médias en ligne voire de stations de radio. Le processus s’accélère grâce aux nombreuses aides apportées par les organisations internationales de promotion et de défense des médias, et aux soutiens de ces dernières en matière de formation technique et éthique. L’effort bénéficie également aux minorités, dont certaines bénéficient d’une presse locale dans leur langue.

Le cadre légal évolue plus timidement. Le gouvernement et le Parlement ont certes entériné leurs engagements, pris en 2012, de mettre un terme à la censure préalable et d’octroyer davantage de liberté aux médias et aux organisations de presse. Pour autant, la promesse d’élaborer une législation conforme aux standards internationaux n’a toujours pas été tenue. Le 4 mars 2013, le gouvernement soumet sans la moindre consultation à la Chambre basse de l’Assemblée nationale (Pyidaungsu Hluttaw) un projet de loi sur la presse nettement liberticide. La loi sur les entreprises d’imprimerie et de publication et la dernière version du projet de loi sur les médias audiovisuels témoignent à leur tour de l’ambivalence des autorités quant au respect réel des droits fondamentaux.

La Birmanie est donc loin d’avoir achevé sa transition démocratique. Le processus de réformes est pourtant suivi avec un fort intérêt au-delà des frontières birmanes, en premier lieu par les pays voisins. Au Laos, où la situation de la liberté de l’information connaît une stagnation préoccupante ; au Cambodge ; à Singapour, où les autorités se crispent ; ou encore au Vietnam toujours soumis à l’autoritarisme du parti unique. Les gouvernements et les populations de ces pays surveillent le développement d’un nouveau modèle régional de gouvernance du côté de Rangoun. Un modèle encore bien loin d’avoir fait toutes ses preuves. La Birmanie servira-t-elle de mètre étalon à une évolution positive de la liberté de l’information en Asie du Sud-Est ? La question reste en suspens.

 

AFRIQUE

En Afrique de l'ouest, conflits et menaces terroristes fragilisent la presse

L’engagement au service de la liberté d’information implique de prendre des risques nouveaux et difficilement calculables, dans des conflits dont les paramètres ont changé. Les chutes très lourdes du Mali et de la République centrafricaine dans le classement illustrent cette corrélation négative entre conflit et liberté d’information.

L’information et son contrôle ont bien sûr toujours été des enjeux stratégiques. Les putschistes du capitaine Sanogo à Bamako n’ont-ils pas eu pour première action de prendre possession de l’Office de la radiotélévision malienne ?

L’arrivée des nouvelles technologies a permis à l’information de « s’échapper » des organes traditionnels tels que la presse ou la radio, multipliant le nombre et le type d’acteurs de l’information sur le terrain. Les conflits sur le continent africain se sont également diffractés. Ils ne se limitent plus à un affrontement entre deux armées mais prennent la forme de conflits infra-étatiques ou de guerre dite « asymétrique » où des groupuscules s’opposent à des armées (plus ou moins) constituées, ou à d’autres groupuscules. En parallèle, la menace terroriste croît du fait de groupes aux revendications politiques, certains instrumentalisant les conflits pour en retirer un gain économique, comme en témoignent les guerres intestines pour le contrôle des gisements miniers à l’est de la République démocratique du Congo.

Ces dangers diffus impactent la circulation de l’information. En raison de l’insécurité, les journalistes sont confrontés à des difficultés croissantes pour accéder au terrain des opérations. Ainsi, au moment de l’opération Serval au Mali,plusieurs reporters ont choisi d’embarquer à bord de convois militaires se rendant sur la ligne de front afin de ne pas laisser la communication sur cette guerre à la seule armée française. Reste que ces conditions particulières de reportage donnent alors une couverture partielle des événements sur le terrain, depuis un point de vue spécifique.

Les nouveaux acteurs des conflits, notamment les groupes terroristes, ne se sentent pas tenus par les conventions de Genève protégeant les civils, dont les journalistes, en temps de conflit. Au contraire, dans un contexte de « guerre de l’information », ces derniers sont devenus des cibles privilégiées.

Ainsi, le groupe terroriste islamique Al-Shabaab qui sévit en Somalie n’a cessé de s’en prendre à ces témoins gênants. Dans ce pays d’Afrique le plus meurtrier pour les journalistes, sept d’entre eux ont perdu la vie depuis le début 2013. En 2012, dix-huit sont morts au cours d’attaques terroristes. La menace à Mogadiscio est telle que certains médias en sont venus à loger leurs journalistes dans leurs locaux afin de leur éviter de circuler en ville. N’est-ce pas une opération de terreur réussie lorsque les journalistes ne peuvent même plus aller librement au contact de l’information ?

Autre caractéristique de ces guérillas : elles ne se résolvent pas. Les cessez-le-feu ne sont pas signés ou pas respectés. S’installent alors durablement des situations de non-droit, où des groupes variés alternent au pouvoir. Dans la mesure où la « guerre » n’est pas résolue, le contrôle des médias continue d’être un objectif stratégique. La liberté de l’information paie alors le prix fort.

Depuis sa prise, à l’hiver 2012, de certains territoires du Nord-Kivu en République démocratique du Congo, le groupe armé M23 a imposé une relecture de tous les journaux avant leur diffusion, menaçant de mort les directeurs de radio qui publiaient des informations allant à leur encontre.

Cette instabilité constante crée un pouvoir fragilisé, se sentant facilement menacé. La situation en Centrafrique en novembre en constitue un exemple flagrant. Les anciens putschistes tentent une normalisation alors que les hommes de la coalition qui les a portés au pouvoir, la Séléka, ne désarment pas, et que les soutiens à l’ancien président Bozizé ont pris les armes. À Bangui, un général à la tête de la puissante police politique du pouvoir a personnellement interrogé et menacé un journaliste pour un article évoquant un remaniement ministériel.

Cet acharnement témoigne néanmoins de l’immense contre-pouvoir que les journalistes continuent à incarner. Ils donnent à voir et à entendre, ils ordonnent des bribes d’information pour créer un sens accessible à tous et conservent toute leur importance, en temps de guerre plus que jamais.

 

La corne de l'Afrique continue sa descente aux enfers

La Corne de l’Afrique est en proie à une pauvreté et à un autoritarisme inégalés sur le continent. Les libertés individuelles en sont les victimes collatérales.

Éthiopie post-Zenawi : une libéralisation manquée

La mort en août 2012 du Premier ministre Meles Zenawi et la nomination de Hailémariam Dessalegn avaient laissé espérer une période d’ouverture politique et sociale bénéfique à la liberté de l’information. Las. La loi antiterroriste liberticide de 2009 pèse toujours comme une épée de Damoclès et pousse les acteurs de l’information à l’autocensure. Les médias qui osent défier l’omerta, surtout s’ils dénoncent la corruption des autorités, sont systématiquement intimidés.

À ce jour, cinq journalistes demeurent emprisonnés dans la tristement célèbre prison de Kality. Woubeshet Taye et Reyot Alemu, respectivement directeur adjoint de l’hebdomadaire en langue amharique Awramba Times et éditorialiste pour l’hebdomadaire national Fitih, sont toujours derrière les barreaux, plus de deux ans après leur arrestation en juin 2011 pour « terrorisme ». L’étau autour de la presse éthiopienne ne semble pas près de se desserrer et il est peu probable que le régime laisse les critiques émerger avant l’échéance électorale de 2015.

Djibouti : la voix des sans-voix n’est pas entendue

Djibouti est un carrefour hautement stratégique de la région. Vu ses atouts économiques et politiques, il est facile de détourner les yeux de la dictature d’Ismaïl Omar Guelleh en place depuis 1999. Sous son règne, le pays s’est peu à peu fermé au monde et à la critique. La liste des journalistes emprisonnés et torturés ne cesse de s’allonger. Les libérations ne sont jamais que provisoires. En attestele cas de l’opposant et journaliste Daher Ahmed Farah, incarcéré à cinq reprises et arrêté douze fois depuis son retour d’exil en janvier 2013.

La notion de médias indépendants est étrangère au pays. Le seul organisme de radiodiffusion national, Radio-Télévision Djibouti, se fait le porte-parole du gouvernement. Les quelques journaux d’opposition ont disparu du paysage médiatique au fil des ans.

Deux journalistes de la radio indépendante La Voix de Djibouti, qui émet depuis l’Europe, ont été emprisonnés en l’espace de douze mois.

Érythrée : la plus grande prison d’Afrique pour les journalistes

Depuis le coup de force de 2001 d’Issayas Afeworki, la suppression de toute presse privée, et l’emprisonnement de onze journalistes, dont sept sont maintenant morts en détention, l’Érythrée est la plus grande prison d’Afrique avec vingt-huit journalistes emprisonnés.
Il n’y existe pas de médias privés et les médias publics sont si étroitement surveillés qu’ils sont contraints d’occulter des pans entiers de l’histoire contemporaine, telles les révoltes des « printemps arabes ». Sans satellite ou connexion Internet, impossible d’accéder à l’information. Seules quelques radios indépendantes, comme Radio Erena, arrivent à émettre depuis l’extérieur.

 

Somalie, sous l’insécurité : l’autoritarisme

Les chantres d’une accalmie de la situation en Somalie ont vite déchanté. Dans ce contexte où terrorisme et préoccupations sécuritaires gouvernementales s’affrontent, les journalistes qui continuent de tenter de faire un travail objectif sont des cibles privilégiées. En 2013, sept journalistes ont succombé lors d’attaques terroristes attribuées ou soupçonnées d’être le fait de la milice islamiste Al-Shabaab. En novembre 2013, elle prive toute une région de télévision en réquisitionnant les antennes satellites des villageois sous prétexte qu’elles leur donnaient accès à des images non respectueuses de l’islam. L’information en soi est perçue comme une menace.

Malheureusement, le gouvernement somalien ne rehausse pas la donne. En octobre 2013, un raid de police ordonné par le ministre de l’Intérieur expulsait Radio Shabelle , lauréate 2010 du prix RSF, de ses locaux, après une série de reportages critiquant l’insécurité croissante dans Mogadiscio. Cette expulsion, et la confiscation de tout le matériel de la radio, fait office de double peine pour ce média puisque le bâtiment servait également à loger les journalistes trop exposés pour pouvoir habiter en ville. Leur matériel leur a été rendu quelques semaines plus tard, détruit et inutilisable : ils ne peuvent plus émettre. De toute façon, ils n’en ont pas le droit. Pour enfoncer le clou, le ministère de la Communication leur en a refusé l’autorisation.

 

En Afrique centrale, la dégradation se poursuit

En 2013, la situation de la liberté de l’information en Afrique centrale, une zone qui s’étend du littoral atlantique jusqu’à la région des Grands Lacs, continue de se dégrader.

Une accalmie se profile dans le conflit de l’est de la République démocratique du Congo où la situation des médias demeure néanmoins tendue. La République centrafricaine est toujours plongée dans les affres d’affrontements dont on ne mesure pas encore toutes les conséquences. Le Tchad aux mains d’Idriss Déby s’illustre par une politique de répression à l’encontre des journalistes, tandis que le climat se durcit au Cameroun, que le Burundi fait passer des législations inquiétantes et que la Guinée équatoriale demeure un trou noir de l’information.

Cette dernière incarne peut-être la situation la plus extrême. Dans le seul pays hispanophone d’Afrique, aucune violation de la liberté de la presse n’est à déplorer en tant que telle, en raison de l’absence totale de presse ou de médias indépendants. Les journalistes sont forcés à l’autocensure ou à l’exil, l’information annihilée.

Le conflit en République centrafricaine a complètement démantelé un réseau de médias déjà affaibli et déconsidéré. En prenant fait et cause pour une partie ou l’autre au conflit, les titres de presse ont davantage participé à l’escalade des tensions qu’à une mission d’information.

Le Tchad occupe une bonne place parmi les pays autoritaires. Son dirigeant des vingt-trois dernières années a même durci le ton en 2013, emprisonnant trois journalistes pendant plusieurs mois sous des motifs fallacieux. Certes remis en liberté, ils n’ont pu reprendre une activité journalistique libre. L’un ne fait plus parler de lui, l’autre se serait rangé du côté du pouvoir, quant au troisième, menacé, il a dû quitter le pays : victoire de l’intimidation étatique qui prive peu à peu le pays de ses forces vives journalistiques.L’argument sécuritaire intervient à point nommé pour justifier le contrôle des publications ou le statu quo. Au Cameroun, le Conseil national de la communication tente par exemple de sanctionner des publications faisant état de la coopération transfrontalière avec le Nigeria dans la lutte contre Boko Haram. Au Tchad encore, c’est un directeur de journal qui est accusé d’« incitation à la révolte » pour un article sur le mécontentement de l’armée. En République démocratique du Congo, le conflit de l’Est paralyse depuis des années le reste du pays et si la réforme de la loi sur la presse est régulièrement présentée comme une priorité gouvernementale, elle n’est jamais mise à l’agenda.

Les lois sur la diffamation sont instrumentalisées pour masquer des trafics d’influence ou la corruption. L’éditeur du bimensuel Les Coulisses, Nicaise Kibel’oka, en RDC, fait ainsi, depuis plus d’un an, l’objet d’un véritable harcèlement judiciaireNicaise Kibel’oka, en RDC, fait ainsi, depuis plus d’un an, l’objet d’un véritable harcèlement judiciaire pour un article dénonçant la fraude des Douanes. Depuis juin 2013, son procès en appel a été reporté sept fois sans jamais se tenir, alors que la procédure a été émaillée d’irrégularités. En Angola, le livre du journaliste Rafael Marques de Morais sur les sombres dessous de l’exploitation diamantifère, Diamantes de Sangue : Corrupção e Tortura em Angola, lui a valu d’être arrêté et interrogé plusieurs fois.

Certains pays travaillent activement à durcir leur législation. Le Burundi en est le triste exemple, qui a voté en avril 2013, malgré les protestations de la société civile, une loi portant gravement atteinte à la liberté de la presse, à l’encontre de tous les standards internationaux. Celle-ci prévoit notamment une liste démesurément longue et vague de sujets risquant de mener leur auteur en prison. La nécessaire proportionnalité des sanctions, le statut des journalistes ou le respect du secret des sources n’y sont pas garantis. Cette loi est d’autant plus inquiétante qu’elle s’inscrit dans un triptyque législatif visant à restreindre la liberté d’association et d’expression politique, confirmant en cela la dérive autoritaire du gouvernement burundais, ce qui ne semble pas émouvoir outre mesure les chancelleries occidentales.

Ce cœur stratégique de l’Afrique est-il voué à sombrer encore davantage alors que ses médias sont de plus en plus empêchés ou incapables de jouer le rôle de contre-pouvoir face à des régimes durcis par leur quête insatiable de contrôle ?

Nord-Kivu
Informer au Nord-Kivu est devenu un combat quotidien. Sous administration du mouvement armé M23 ou des autorités congolaises, les journalistes sont soumis à une pression permanente. Le M23 s’est illustré par la censure totale qu’il impose, exigeant d’avoir accès aux éditions des journaux avant leur diffusion. Sous son contrôle, six médias ont été suspendus ou pillés et au moins sept journalistes blessés ou menacés. Dans les territoires sous leur contrôle, les autorités se rendent complices de menaces contre les journalistes, d’arrestations arbitraires ou d’enlèvements également, comme celui du journaliste retrouvé ligoté sur le bord d’une route à Beni en octobre 2013. Dans un pays à la justice défaillante, ces crimes n’entraînent pas de sanction. En résulte une situation d’autocensure mais également d’exil interne des journalistes qui quittent la province par dizaines. Certains continuent leur courageux travail, mais pour combien de temps encore ?

 

Amériques

L'information à l'épreuve d'une violence multiple

Plus de vingt ans ont passé depuis que l’Amérique latine et les Caraïbes ont presque cessé de vivre sous la botte des dictatures militaires ou sous le feu des guerres civiles. La Colombie fait exception avec un conflit armé vieux d’un demi-siècle. Cuba se distingue également par son régime hérité de la guerre froide, qui ne tolère aucun contre-pouvoir indépendant, mais voit à son tour l’émergence d’une société civile forcer la remise en cause de son « modèle ». État de paix et institutions démocratiques ont formellement gagné. Formellement, car il reste du chemin à parcourir entre la garantie constitutionnelle des libertés publiques et un réel État de droit. Nombreux sont les journalistes et défenseurs des droits de l’homme à l’éprouver tous les jours face à une violence à la fois élevée et multiple, mêlant crime organisé, paramilitarisme et parfois répression d’État.

Exemplaire de cette sanglante confluence, le Honduras affiche un taux d’homicide proche de celui d’un pays en guerre, avec une moyenne de 80 pour 100 000 habitants (le pays n’en comptant au total que sept millions). Une trentaine de journalistes y ont été tués en une décennie dont vingt-sept à la suite du coup d’État qui renversa le président élu Manuel Zelaya le 28 juin 2009. Le lien avec l’activité professionnelle est établi pour neuf de ces affaires, l’impunité quasi absolue constituant la règle dans cet État failli. Attentats, menaces, agressions et « sanctuarisations » de certains médias doivent autant à des milices privées à la solde des latifundiaires, à l’armée et à la police (de statut militaire) qu’à des cartels très présents.

Cette situation se vérifie aussi en Amérique centrale et dans les Andes. Au Pérou et en Colombie, la couverture du narcotrafic, de la corruption mais aussi des conflits fonciers ou miniers expose fortement les journalistes aux représailles. Ténu mais réel, l’espoir d’un prochain accord de paix entre le gouvernement de Bogotá et la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) ne saurait éliminer la donne du narco-paramilitarisme, elle aussi héritée des années de combat. Combien de journalistes, et avec eux des syndicalistes, avocats et représentants d’associations, subissent la pression, souvent fatale, d’unités paramilitaires reconstituées telles que les Urabeños ou les Rastrojos ?
Au Mexique, ces prédateurs ont pour nom Zetas, parmi d’autres organisations criminelles sévissant avec la complicité d’autorités locales – parfois fédérales – corrompues. Le pays traîne l’effroyable bilan de quatre-vingt-huit journalistes tués et dix-huit disparus entre 2000 et 2013, une séquence aggravée par ladite « offensive fédérale contre les cartels » menée sous la présidence de Felipe Calderón (2006-2012) qui aura fait plus de soixante mille morts au sein de la population.

Le crime organisé et son infiltration entravent de même l’investigation et l’information plus au sud, comme au Brésil et au Paraguay. Dans ces pays comme dans d’autres, la fragile condition du journaliste doit bien souvent à son manque de statut, à une faible solidarité interne à la profession mais aussi à la tragique inféodation de médias, surtout régionaux, aux centres de pouvoir. Véritable entorse au pluralisme et à l’indépendance de la presse,le « colonélisme » brésilien fait du journalisme l’instrument des barons locaux, à la merci de règlements de comptes politiques parfois mortels.

Jouet politique, le journaliste, et avec lui son média, l’est aussi dans des pays confrontés à une forte polarisation, où l’opposition entre secteur privé et secteur public – ou plutôt d’État – vire à l’affrontement. Le Venezuela en est une illustration extrême. Les nombreuses périodes de campagne électorale y démultiplient les occasions d’invectives et d’agressions. Ce climat déteint aussi en Équateur et en Bolivie, et dans une moindre mesure en Argentine.

 

États-Unis, Brésil : Les géants du nouveau monde ne montrent pas l'exemple

Superpuissance pour l’un, puissance émergente pour l’autre. L’un a longtemps incarné la démocratie consolidée où les libertés publiques sont reines. Fort d’une Constitution démocratique adoptée trois ans seulement après la fin de sa dictature (1964-1985), l’autre a créé au cours des années Lula (2003-2010) les conditions de développement d’une société civile puissante. Riches de leurs diversités,États-Unis et Brésil devraient porter au plus haut la liberté de l’information à la fois comme norme juridique et comme valeur. La réalité est hélas loin de correspondre à cette ambition.

Aux États-Unis, le 11 septembre 2001 génère un dilemme de fond entre les impératifs de sécurité nationale et les principes du premier amendement de la Constitution. Celui-là même qui consacre le droit de tout individu à informer et à être informé. Le socle constitutionnel de 1787 a fortement tremblé sur ses bases au cours du double mandat de George W. Bush, du fait de pressions voire d’emprisonnement de certains journalistes refusant de livrer l’identité de leurs sources ou leurs archives à la justice fédérale.

Depuis la prise de fonctions de Barack Obama, la situation ne s’est guère améliorée sur le fond. On ne traque plus le journaliste ? On chasse sa source en l’utilisant parfois comme rabatteur. Ce ne sont pas moins de huit individus qui ont été inculpés au titre de l’Espionage Act depuis l’accession au pouvoir de Barack Obama, contre trois sous l’administration Bush. L’année 2012 fut en partie celle de Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks. L’année 2013 retiendra le nom d’Edward Snowden, informaticien de la National Security Agency qui dénonça les programmes de surveillance massive développés par les services de renseignements des États-Unis. Le « donneur d’alerte », voilà l’ennemi. D’où la peine de trente cinq ans de prison infligée au soldat Manning, soupçonné d’être la « taupe » de WikiLeaks.

Une peine bien congrue comparée à celle encourue par le journaliste indépendant Barrett Brown pour une inculpation de hacking : cent cinq ans de réclusion. Dans un climat généralisé de traçage des sources et des données, l’année 2013 restera enfin celle du scandale Associated Press, surgi avec l’aveu de saisie des relevés de lignes téléphoniques de l’agence de presse par le Département de la Justice.

Au nord, le journalisme d’investigation vacille. Au sud, le journalisme au quotidien est toujours synonyme de risques et de périls. Avec cinq journalistes tués au cours de l’année 2013, le Brésil se hisse au sinistre rang de pays le plus meurtrier du continent pour la profession, une place tenue jusqu’alors par un Mexique bien plus sanglant.

Ces tragédies, le Brésil les doit bien sûr à son insécurité toujours élevée. La prégnance du crime organisé dans certaines régions rend risqué le traitement de thèmes tels que la corruption, la drogue ou le trafic de matières premières. Les mafias veillent. Les autorités aussi. Réprimant parfois par le feu, elles sévissent beaucoup par la procédure. Journaliste et blogueur en croisade contre le trafic de bois précieux, Lúcio Flávio Pinto cumule pas moins de trente-trois poursuites judiciaires à son encontre. Paradoxe de la révocation en 2009 de la loi de presse de 1967 héritée du régime militaire : les injonctions de censure contre des médias et des journalistes embouteillent à présent les tribunaux, à la demande d’hommes politiques servis par une justice complaisante.

Ces hommes politiques sont bien souvent ceux qu’on appelle « colonels », gouverneurs ou parlementaires, propriétaire de leur État. Localement, ils colonisent les titres et les fréquences, quand à l’échelle nationale dix grands groupes familiaux se partagent l’espace de diffusion. Le « printemps brésilien » durement réprimé a également porté la contestation contre un modèle médiatique devenu obstacle au pluralisme. Au grand dam de nombreux médias communautaires et alternatifs, le géant tarde ici à se réformer.

Brésil : un « printemps » plombé

La très forte répression policière qui a sévi au Brésil en 2013 s’est aussi abattue sur les acteurs de l’information. C’est au mois de juin qu’éclatent des protestations d’envergure à l’annonce d’une augmentation des tarifs de transports à São Paulo. L’embrasement gagne tout le pays, la population admettant mal les dépenses pharaoniques engagées dans la perspective de la Coupe du monde de 2014 et des jeux Olympiques de 2016. Ce « printemps brésilien » donne également lieu à une forte remise en question du modèle médiatique dominant. Il souligne enfin les sinistres habitudes conservées par les polices militaires des États depuis l’époque de la dictature. Une centaine de journalistes auront subi des violences durant les manifestations, dont plus des deux tiers sont attribués aux forces de l’ordre.

 

La régulation du paysage médiatique, nouvelle bastille des gauches continentales

Les fréquences se redistribuent-elles plus facilement que les lopins de terre ? On sait combien la réforme agraire constitue de longue date un marqueur identitaire pour une Amérique latine longtemps championne des inégalités sociales. Il trouve une forme d’écho dans le récent défi posé aux gouvernements progressistes du sud de la région : la démocratisation des supports d’information et de diffusion.

 

À l’image de l’espace cultivable, le champ médiatique latinoaméricain se distingue par sa très forte concentration aux mains d’oligopoles vitrines des oligarchies locales et nationales. Ce statu quo a prévalu à la faveur de mécanismes de radiodiffusion entérinés sous les dictatures militaires des années 1960 et 1970, quand les médias constituaient une chasse gardée sous contrôle. La fin de la censure systématique n’a malheureusement pas éliminé une surconcentration qui fait toujours obstacle à un réel pluralisme. Le Brésil, le Chili et la Colombie illustrent cette situation. Plus grave, les liens incestueux entre médias dominants et centres de pouvoir dictent encore l’agenda politique de certains pays. Ces mêmes médias dominants ont, en effet, joué un rôle clé lors des coups d’État survenus en 2009 au Honduras et en 2012 au Paraguay.

Ailleurs, le modèle médiatique connaît une profonde remise en question sous l’impulsion de gouvernements progressistes portés par la vague électorale des années 2000. Mais s’agit-il de réguler l’espace de diffusion ou d’encadrer les médias et leurs acteurs ? Les réponses apportées selon les pays présentent d’importants contrastes, dans un climat polarisé.

En Argentine, comme en Uruguay, c’est une stricte réforme du cadre audiovisuel qui est à l’œuvre à la faveur de législations appelées Loi sur les services de communication audiovisuelle (LSCA) de part et d’autre du Río de la Plata. Adoptée en 2009, la LSCA argentine aura été pionnière en son genre en réservant un tiers de l’espace de fréquences aux organisations à but non lucratif. Cette disposition offre une vraie chance à des médias communautaires nombreux sur le continent mais privés de relais, voire criminalisés. En vertu de ses clauses anticoncentration, la LSCA est venue logiquement contrarier les intérêts du groupe Clarín, en conflit ouvert avec la présidente Cristina Kirchner depuis 2008. Après quatre ans de bataille judiciaire, le 29 octobre 2013, la Cour suprême a déclaré constitutionnels les deux articles contestés par l’oligopole, imposant pour l’un une cession des surplus de fréquences et pour l’autre une limitation de couverture d’une même entreprise sur un même territoire.

Uruguay : un modèle de législation

Votée à la Chambre des députés le 10 décembre 2013, laLoi sur les services de communication audiovisuelle (LSCA) pourrait devenir une référence en matière de régulation des médias. Le pays a été pionnier dans la région avec sa loi ad hoc sur les radios communautaires adoptée en 2007. La LSCA prévoit une redistribution des fréquences en trois tiers pour les différents types de médias : privés, publics et communautaires. Or la LSCA offre une garantie majeure en interdisant toute attribution de fréquence discrétionnaire, en fonction de la ligne éditoriale des stations et chaînes concernées. La faible polarisation médiatique du pays comparé à ses voisins joue à son tour en faveur de la nouvelle loi, comme le large débat associant la société civile qui a présidé à l’élaboration de celle-ci.

Les dispositions générales de la LSCA ont directement influencé d’autres législations régionales dédiées à un partage équitable des fréquences selon les types de médias (publics, privés et communautaires). La réforme de la loi de télécommunications en Bolivie (2011) entérine ce principe, tout comme la loi de communication adoptée en Équateur le 14 juin 2013. La critique perdure concernant cette dernière, qui entend également promouvoir l’information « vraie, opportune, contrastée, contextualisée et d’intérêt public ».

Face à des médias privés souvent agressifs et eux-mêmes décriés, le gouvernement équatorien dispose à présent de l’arme légale. Il peut aussi compter sur un consortium de médias publics ou sous tutelle (incautados) désormais dominant parmi les fréquences nationales. Il tient enfin à sa main une importante manne publicitaire officielle indispensable à la survie de nombre de médias régionaux. Au Venezuela, la logique de « guerre médiatique » surgie avec le coup d’État de 2002 l’a emporté sur toute forme de régulation. L’espace audiovisuel national est presque entièrement soumis à l’exécutif et à ses annonces publiques obligatoires, baptisées cadenas.

 

Afrique du Nord et Moyen-Orient

Une crise syrienne lourde de consaquence pour la liberté de l'information au moyen-orient

La Syrie est le pays le plus dangereux au monde pour les journalistes. L’année 2013 a été marquée par une très forte détérioration de la situation sécuritaire et par la complexification du conflit. Près de cent trente acteurs de l’information ont été tués depuis mars 2011. Ils sont pris en étau : d’un côté, l’armée régulière de Bachar Al-Asad, qui continue à arrêter et à tuer ces témoins gênants qui documentent le conflit ; de l’autre, des groupes islamistes armés dans les zones dites "libérées" du nord du pays, principalement l’Islamic State of Iraq and Sham (ISIS). Depuis le printemps 2013, ces groupes multiplient les enlèvements et mettent en place des comités juridiques (hay’at shar’iya) placés sous le sceau de l’arbitraire. Dans les zones kurdes, les forces de sécurité du PYD (Parti de l’union démocratique), la principale force politique, constituent un obstacle à l’exercice de la liberté de l’information. Menacés de toutes parts, les acteurs syriens de l’information fuient massivement le pays.

Au Liban, où les médias sont des outils de propagande au service d’hommes d’affaires et de politiciens, le conflit syrien consolide la ligne de fracture déjà existante entre, d’un côté, les médias du "8 mars" (mouvement principalement chiite, soutenu par l’Iran et le régime de Damas) et, de l’autre, ceux du "14 mars" (principalement sunnite, soutenu par l’Arabie saoudite, contre le régime de Damas). Cette extrême polarisation entre "médias pro-Damas" et "médias pro-opposition" renforce la polarisation sociopolitique de la société libanaise.

En Jordanie, les « printemps arabes » et les événements en Syrie conduisent les autorités à renforcer leur contrôle sur les médias, notamment sur Internet, quitte à susciter un tollé au sein de la société civile jordanienne. En juin 2013, près de trois cents sites d’information sont bloqués sur le territoire jordanien, en application d’une nouvelle législation sur la presse qui restreint drastiquement la liberté de l’information en ligne.

L’Irak sombre depuis 2012 dans un nouveau cycle de violences, soubresauts de la guerre civile engendrée par l’intervention américaine de 2003 et le chaos dans lequel elle a plongé le pays. Les tensions confessionnelles entre sunnites et chiites sont exacerbées par le conflit syrien et impactent négativement la sécurité des journalistes et l’indépendance des médias, tout comme les entraves quotidiennes de la part des autorités et des forces de sécurité. Ainsi, fin 2013, ISIS attaque les locaux de la chaîne de télévision Salaheddine à Tikrit (au nord de Bagdad) et tue cinq professionnels de l’information du média.

L’Iran, acteur régional incontournable, joue un rôle crucial dans le conflit syrien. Les autorités continuent d’appliquer un contrôle strict de l’information, notamment quand cette dernière touche à son allié de Damas, à la présence des Gardiens de la révolution, aux aides financières. Autant de sujets considérés comme "mettant en danger la sécurité nationale". La question du nucléaire ou la situation des droits de l’homme et des prisonniers d’opinion est également censurée. Fin 2013, l’Iran demeure l’une des plus grandes prisons du monde pour les professionnels des médias avec cinquante journalistes et net-citoyens emprisonnés. Malgré la libération de certains prisonniers d’opinion, les promesses du candidat Hassan Rohani de "libérer tous les prisonniers politiques" et d’un changement "en faveur de la liberté d’expression et de la presse" restent lettre morte depuis son arrivée au pouvoir.

Syrie

Selon Reporters sans frontières, entre mars 2011 et décembre 2013 : — près de cent trente acteurs de l’information ont été tués dans le cadre de leurs fonctions dont vingt-cinq journalistes professionnels, dont sept étrangers

  • plus de cent-vingt acteurs syriens de l’information ont fui le pays

Fin 2013 :

  • près d’une vingtaine d’acteurs syriens de l’information sont détenus par le régime de Bachar al-Asad
  • dix-neuf journalistes étrangers sont détenus, retenus en otages ou portés disparus
  • plus d’une vingtaine d’acteurs syriens de l’information sont retenus en otages par des groupes armés islamistes

 

Quand les groupes infra-étatiques sans légitimité font régner la peur

 

Dans un certain nombre de pays, les groupes infra-étatiques constituent la principale menace pour les acteurs de l’information et sont source d’insécurité. En Syrie, des groupes islamistes armés qui multiplient enlèvements et menaces depuis le printemps 2013 sont les nouveaux prédateurs de la liberté de l’information. En Irak, les milices armées, souvent rattachées à des organisations politico-confessionnelles, n’hésitent pas à s’en prendre aux journalistes. Fin 2013, ISIS, jusqu’alors actif en Syrie, n’hésite pas à perpétrer des actions contre des médias sur le sol irakien.

En Libye, la liberté de l’information est menacée par l’insécurité rampante qui continue d’ébranler le pays. La révolution du 17 février 2011 a entraîné la chute de Muammar Al-Kadhafi après plus de quarante ans d’un pouvoir sans partage s’appuyant sur un contrôle strict de l’information. Trois ans plus tard, être journaliste en Libye demeure une tâche particulièrement ardue. L’élan inspiré par le "printemps des médias" libyens s’essouffle. La Libye "libre", dirigée par un gouvernement de transition, est aujourd’hui caractérisée par un état proche de l’anarchie où le règne des milices armées prévaut sur l’État de droit, et les professionnels des médias en sont profondément affectés : autocensure persistante, menaces à répétition, intimidations, détentions arbitraires, voire torture. Que ce soient des groupes armés sommairement, des structures ad hoc légitimées par le gouvernement – comme certains des douze "Boucliers de la Libye", milice placée sous l’autorité du ministère de la Défense libyenne –, ou encore des milices renommées comme Al-Qa’qa’a, tous ont été responsables d’exactions à l’encontre de journalistes.

Les citoyens yéménites jouissent d’une plus grande liberté d’expression depuis que ‘Abd Rab Mansour Hadi a succédé à Ali Abdullah Saleh à la présidence en février 2012. Divers groupes armés se rendent pourtant responsables d’une recrudescence des menaces et des violences envers les médias. Qu’ils soient liés à Al-Qaeda dans la péninsule arabique, à la rébellion houthie au Nord, au mouvement sécessionniste au Sud ou à des conservateurs religieux,tous s’en prennent aux acteurs de l’information. Les partis politiques jouent également un rôle : les médias yéménites sont pour la plupart affiliés à des organisations politiques dont ils se font les porte-parole. Non contents d’être la cible d’acteurs non étatiques, de nombreux journalistes font face à la méfiance, voire à l’hostilité, des forces de sécurité. L’ONG yéméniteFreedom Foundation – qui assure une veille de la situation des médias dans le pays – recense pour les onze premiers mois de 2013, 268 attaques affectant 356 personnes. Au plus fort du soulèvement en 2011, le Syndicat des journalistes yéménites a recensé trois cent trente-trois attaques contre les journalistes et les médias. Et l’impunité est de mise : la justice a largement échoué à ouvrir des enquêtes sur ces cas d’exactions, tout comme à sanctionner les responsables. Malgré l’ouverture d’un « dialogue national », la loi sur la presse et les publications n’a pas encore été modifiée : tribunaux d’exception et peines privatives de liberté pour les journalistes restent au menu.

Double peine pour les journalistes irakiens

En Irak, des groupes armés n’hésitent pas à s’en prendre aux journalistes. Ainsi, cinq reporters ont été tués à Mossoul en l’espace de trois mois fin 2013. En novembre 2013, deux cameramen, ‘Alaa Edward Boutros, de la chaîne de TV locale Nineveh Al-Ghad, et Bachar Abdulqader Najm Al-Nouaïmi, de la chaîne Al-Mosuliya, sont assassinés. Quelques semaines plus tôt, le correspondant de la chaîne Al-Sharqiya TV, Mohamed Karim Al-Badrani, et son cameraman Mohamed Al-Ghanem, tombaient sous les balles d’inconnus armés. Un mois plus tard, la jeune présentatrice pour la chaîne Al-Mosuliya, Nawras Al-Nouaimi, est assassinée. L’impunité règne sans partage. Aucun des assassins n’a été arrêté. Au lieu de prendre les mesures nécessaires pour assurer la protection des acteurs de l’information irakiens, les autorités contribuent au climat d’insécurité qui affecte les journalistes en les inculpant pour leurs écrits.

 

Frères musulmans et libération de l'information

L’Égypte sous Morsi ou la « frérisation des médias »

La chute d’Hosni Moubarak en février 2011 laissait espérer une amélioration de la situation des libertés fondamentales. L’arrivée au pouvoir des Frères musulmans en Égypte à l’été 2012 coupe rapidement court à ces aspirations. En novembre 2012, le président Morsi fait adopter un décret constitutionnel élargissant ses pouvoirs, avant de faire marche arrière à la suite d’une levée de boucliers. La Constitution adoptée fin 2012 par référendum n’apporte pas les garanties suffisantes en matière de liberté d’expression. L’indépendance des médias publics n’est de fait pas assurée. La loi fondamentale ouvre en réalité la voie à une islamisation du cadre légal. Une fois au pouvoir, les Frères musulmans s’attachent à contrôler les médias publics. En août 2012, Mohamed Morsi fait nommer par la Chambre haute les responsables des titres de la presse gouvernementale proches de la confrérie. Ces nominations influencent largement la ligne éditoriale de ces médias. Les plaintes contre les journalistes ainsi que les agressions explosent.
Une « Sissi-isation » des médias égyptiens à l’œuvre depuis juillet 2013

Après la prise de pouvoir par l’armée, les nouvelles autorités égyptiennes, dominées par le général Al-Sissi, s’en prennent systématiquement aux médias étrangers ainsi qu’aux médias affiliés aux Frères musulmans, ou considérés comme proches de la confrérie, à nouveau frappée d’interdiction. La chaîne Al-Jazeera est tout particulièrement dans le viseur des autorités. Au cours du second semestre 2013, cinq reporters ont été tués et au moins quatre-vingts journalistes ont été arbitrairement interpellés, par la police ou par des manifestants pro-Morsi ou pro-armée. Les arrestations arbitraires et les tortures se généralisent. La "chasse aux Frères" vise les journalistes égyptiens, mais aussi leurs confrères turcs, palestiniens ou syriens s’inscrivant en porte-à-faux avec certaines dispositions de la nouvelle Constitution égyptienne, adoptée par référundum en janvier 2014.

L’alibi marocain de la lutte contre le terrorisme

Les autorités marocaines, placées sous la houlette des islamistes depuis les élections de 2011, tardent à concrétiser les promesses de réformes annoncées depuis le référendum constitutionnel de 2011. L’année 2013 a été marquée par l’ "affaire Ali Anouzla". Le directeur de la version arabophone du site d’informations Lakome a été arrêté en septembre pour avoir publié un lien vers un article du quotidien espagnol El Pais, lui-même renvoyant vers une vidéo attribuée au groupe Al-Qaeda au Maghreb islamique (AQMI). Libéré après cinq semaines passées en détention préventive, le journaliste est poursuivi pour "assistance matérielle" et "apologie de crimes terroristes" et encourt de dix à trente ans de réclusion criminelle. Cette affaire illustre l’inquiétant amalgame que font les autorités marocaines entre travail journalistique et incitation à l’exécution d’actes terroristes.

En Tunisie : des nominations condamnent l’indépendance des médias publics

L’accession au pouvoir du parti Ennahda au lendemain des premières élections libres de Tunisie ne permet pas de rompre avec la – traditionnelle – mainmise des autorités sur les médias publics. Reprenant à son compte les habitudes du système Ben Ali, le parti islamiste se lance dans un jeu de chaises musicales, faisant et défaisant les carrières à la tête des radios et télévisions publiques. Le 3 mai 2013, la nomination des membres de la Haute Autorité indépendante pour la communication audiovisuelle (HAICA) fait renaître les espoirs des défenseurs de la liberté de la presse. Espoirs rapidement déçus par l’annonce inopinée d’une nouvelle vague de nominations aux postes clés de l’audiovisuel public en août de la même année. Trois ans après la chute de Zine el-Abidine Ben Ali, la main de fer du politique continue de courtcircuiter les tentatives de réformes, rendant impossible l’indépendance des médias publics.

Péninsule aranique : le contôle de l'informaion une priorité

Les pays de la péninsule arabique, échaudés par les risques de contagion des « printemps arabes », renforcent leur surveillance et leur contrôle des médias, en commençant par Internet, devenu le lieu d’expression d’une liberté qui ne parvient pas à se faire une place dans les médias traditionnels. Les cyberpolices des monarchies du golfe Persique sont ainsi à l’affût de tout article, billet ou tweet critique, remettant en cause la politique menée.

Aux Émirats arabes unis, toute proximité avec les Frères musulmans est réprimée. Deux net-citoyens qui ont relayé sur Twitter des informations relatives au procès des quatre-vingt-quatorze Émiratis accusés d’affiliation avec le parti Al-Islah ont été condamnés à de lourdes peines de prison. Les autorités avaient décidé d’interdire l’accès du tribunal aux observateurs et à la presse internationale, laissant des journalistes locaux triés sur le volet couvrir les audiences. Un scénario similaire se profile pour le procès de vingt Égyptiens et dix Émiratis accusés d’entretenir des liens avec les Frères musulmans et d’avoir tenté de renverser le régime. Le 21 janvier 2014, les accusés ont été condamnés à des peines allant de trois mois à cinq ans de prison ferme. Il est fort à parier que Twitter sera examiné à la loupe, et que les autorités n’hésiteront pas à sanctionner lourdement les individus osant braver l’omerta.

L’Arabie saoudite, qui figure sur la liste des pays "ennemis d’Internet" de RSF, n’est pas en reste. Le royaume applique une censure implacable à ses propres médias et à Internet, multipliant les condamnations de netcitoyens. En 2013, les censeurs sont particulièrement attentifs aux revendications en faveur du droit pour les femmes à conduire, un sujet très populaire sur le Web et qui bénéficie de certains échos dans les médias traditionnels. Ainsi, fin octobre 2013, Tariq Al-Moubarak, chroniqueur pour Asharq Al-Awsat, a été arrêté pour avoir – entre autres – publié un article dans lequel il critiquait notamment l’interdiction de conduire imposée aux Saoudiennes. Quand il est question de religion, les autorités de Riyad badinent encore moins. Fin juillet 2013,une condamnation à sept ans de prison ferme et six cents coups de fouet est prononcée en première instance contre le fondateur du site Libéraux saoudiens (censuré depuis). Raef Badawi a publié un article sur la Saint-Valentin dénigrant la police religieuse. Lors de l’ouverture de son procès en juin 2012, il a été initialement poursuivi pour "apostasie" (renoncement à la foi), un chef d’inculpation finalement abandonné.

Au Koweït, les autorités opèrent un tour de vis axé sur les deux principaux sujets sensibles : la personne de l’émir et la religion. Deux citoyens-journalistes, Badr Al-Rashidi et Ourance Al-Rashidi, sont condamnés pour "insulte à l’émir". Leur grâce, en juillet 2013, reste le fait du prince. Sans réforme de la loi, de telles condamnations peuvent encore tomber. En avril 2013, un projet de loi liberticide est abandonné. Il prévoyait des amendes pouvant aller jusqu’à près de 800 000 euros pour « critique envers l’émir ou le prince héritier » et des peines pouvant aller jusqu’à dix ans d’emprisonnement pour « offense à Dieu, aux prophètes de l’islam, ou encore aux compagnons ou épouses du prophète Mahomet ».

À Oman, enfin, la personne du sultan reste l’un des principaux tabous. Quiconque le critique s’expose aux foudres du pouvoir. Certains l’ont payé cher avant d’être parfois graciés.

Le Bahreïn, royaume de la désinformation
Depuis le début du soulèvement populaire en février 2011, les autorités bahreïnies sont passées maîtresses dans l’art de manipuler l’information sur les manifestations et leur répression. Soucieuses de leur image, elles ont su manier habilement des puissances occidentales réticentes à condamner les exactions qui y ont été commises, sachant se contenter des effets d’annonce des dirigeants bahreïnis et de réformes superficielles. Ainsi, Manama a été désignée capitale de la culture arabe en 2012, puis capitale du tourisme arabe en 2013. Dernier coup de maître de ces as de la communication : le Bahreïn accueillera la Cour arabe des droits de l’homme de la Ligue arabe… en dépit du fait que certaines prisons du royaume regorgent de prisonniers de conscience.

 

Union européenne et Balkans

Union européenne : des droits fondamentaux garantis mais menacés

C’est un Conseil de l’Europe âgé d’un an à peine qui affirme, en 1950, la « liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières ». Soixante-trois ans plus tard, cette affirmation a été réitérée à de nombreuses reprises dans plusieurs textes ayant scellé les fondements de l’Union européenne. En conséquence, des garanties du droit européen de qualité et explicites s’imposent aux États membres : la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, entrée en vigueur en 1953, et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, proclamée en 2000, consacrent la liberté d’informer et d’être informé. La réalité pourrait paraître en adéquation avec les textes : le Vieux Continent domine largement le classement mondial de la liberté de la presse, avec trente et un représentants sur les cinquante pays les mieux classés. Les modèles en termes de liberté de la presse sont au Nord, en Finlande, en Norvège, ou aux Pays-Bas, pays qui occupent la tête du classement depuis de nombreuses années. Leur succès repose sur des fondements constitutionnels et légaux solides, qui s’appuient sur une véritable culture des libertés individuelles, davantage intégrée qu’au Sud.

Seule évolution positive dans cette partie de l’Union, l’Italie, qui sort enfin d’une spirale négative alors qu’une loi encourageante dépénalisant la diffamation par voie de presse est en préparation.

Le premier pays du classement depuis 2008, la Finlande, présente paradoxalement deux handicaps à l’épanouissement d’un environnement serein pour la liberté de l’information : les peines de prison pour diffamation existent bien, et l’ensemble des médias nationaux sont entre les mains de trois principaux propriétaires. Il est pourtant extrêmement rare que de telles peines soient prononcées contre des journalistes pour leurs écrits, et un pluralisme très riche a pu se développer malgré cette structure financière très concentrée. Dans ce pays où le papier résiste bien au numérique, la presse est autorégulée par l’intermédiaire du Council for Mass Media, corps indépendant reposant sur l’adhésion volontaire des titres de presse et des associations de journalistes, et dont le financement est majoritairement assuré par les cotisations de ses membres.

Malgré les bonnes performances de l’Union européenne au classement mondial de la liberté de la presse, des faits regrettables entachent l’action de certains États membres en matière de protection de la liberté de l’information. Parmi eux, le Royaume-Uni et la France, pays traditionnellement respectueux de la liberté de la presse, mais qui ont connu une année 2013 inquiétante.

Le couple franco-allemand connaît des turbulences. L’Allemagne se maintient en bonne position mais la France décroche légèrement. Alors que le Conseil constitutionnel français a entériné une loi rendant passible de prison la publication des patrimoines de certains élus, l’Hexagone, qui est toujours dans l’attente d’une loi efficace de protection du secret des sources, accuse un recul d’une place. Point d’orgue de l’année 2013, la décision prise par la justice française de faire retirer les enregistrements de l’affaire Bettencourt des publications de Mediapart et du Point : une atteinte grave à liberté de la presse, violant le droit du public à être informé d’une affaire d’intérêt général impliquant des responsables politiques de premier plan.

Au Royaume-Uni, le gouvernement britannique a dépêché des agents dans les sous-sols du Guardianpour y faire détruire les disques durs du quotidien contenant des informations pointant les pratiques des services de renseignement britanniques (GCHQ). Peu de temps après, le conjoint de Glenn Greenwald, l’ex-blogueur vedette du quotidien ayant collaboré avec le lanceur d’alerte Edward Snowden, a été détenu pendant neuf heures à l’aéroport d’Heathrow sous le régime du Terrorism Act. En mélangeant journalisme et terrorisme, les autorités britanniques reproduisent de manière inquiétante et surtout avec une facilité déconcertante l’une des pratiques les plus répandues des régimes autoritaires. Dans un tel contexte, la société civile ne pouvait que s’inquiéter d’une charte royale visant à réguler la presse. Adoptée à la suite du scandale des écoutes téléphoniques menées par le tabloïd News of the World, son impact sur la liberté de l’information au Royaume-Uni sera mesuré dans la prochaine édition du classement mondial.

Ces éléments montrent que si la liberté de l’information bénéficie d’un encadrement légal de qualité et s’exerce de manière relativement satisfaisante à l’échelle de l’Union européenne, elle reste soumise à rude épreuve dans certains pays membres, y compris chez ceux se réclamant le plus des libertés individuelles.

La Bulgarie, dernier pays de la zone UE

Au coude à coude avec la Grèce pour la dernière place des pays de l’Union européenne, c’est bien la Bulgarie qui conservera ce triste privilège au terme d’une année difficile, marquée par cinq mois de manifestations et un climat politique tendu. En marge de ces manifestations massives demandant la démission du gouvernement, des journalistes seront victimes d’agressions répétées par les forces de l’ordre. Sur un autre terrain, la situation est aussi tendue pour les journalistes indépendants, notamment pour les journalistes d’investigation, dont les voitures partent parfois en fumée. Ainsi en 2013, la journaliste Genka Shikerova, réputée pour ses interviews politiques sans concessions, a vu son véhicule incendié devant chez elle à Sofia. L’année 2012 avait été marquée par l’incendie de la voiture de la journaliste d’investigation Lidia Pavlova.

Des pays européens à la dérive sombrent dans le classement

Si la liberté de l’information est parfois malmenée dans certains pays de l’Union européenne, elle est très clairement bafouée dans d’autres. C’est le cas de la Grèce, qui a perdu plus de cinquante places au classement mondial de la liberté de la presse en l’espace deseulement cinq ans. Une chute vertigineuse pour la plus vieille démocratie du monde. La crise économique de 2007 affecte tout particulièrement le secteur médiatique grec. Les quelques riches armateurs et entrepreneurs qui financent les médias nationaux réorientent leurs investissements vers des activités économiques plus rentables. Les plans de licenciements se succèdent, le chômage frappant durement les journalistes. Outre les difficultés économiques, la presse grecque traîne une réputation plombée par des années de clientélisme. Alors que les manifestations s’enchaînent pour protester contre les mesures d’austérité dictées par des gouvernements éphémères, les journalistes couvrent tant bien que mal les événements, pris en étau entre des policiers souvent violents et des manifestants qui les accusent de collusion avec le pouvoir.

La situation sécuritaire s’aggrave avec la montée en puissance du parti néonazi Aube dorée, qui compte en juin 2012 près de vingt sièges au Voulí, le Parlement, à la faveur d’un euroscepticisme et d’une hostilité croissants envers les étrangers accusés de « voler la Grèce ». Les cadres d’Aube dorée, suivis par leurs militants, ciblent ouvertement les journalistes. Les agressions deviennent systématiques dans tout le pays et les menaces de mort se multiplient.

En juin 2013, la Grèce connaît un tournant important de son histoire médiatique. Engagé dans une course à la réduction des coûts, le gouvernement du conservateur Antonis Samaras prend une décision sans précédent pour un pays membre de l’Union européenne : sous la pression de la troïka (Commission européenne, Banque centrale, FMI) qui réclame des coupes budgétaires, le Premier ministre décide de fermer le groupe d’audiovisuel public grec (ERT), et avec lui ses quatre chaînes de télévision et ses cinq radios. Alors qu’en quelques heures seulement la décision est signifiée au groupe ERT, les écrans noirs indiquant « No signal » plongent l’Europe et le monde dans la consternation. Sous la pression internationale, le gouvernement annonce la création d’un nouveau groupe d’audiovisuel public : NERIT.

Au coude à coude avec la Grèce dans le classement mondial de Reporters sans frontières, la Hongrie est confrontée, depuis l’accession au pouvoir de Viktor Orbán en 2010, à une érosion continue des libertés publiques, au premier rang desquelles celle de l’information. Le gouvernement Orbán, qui dispose d’une majorité des deux tiers au sein du Parlement, a fait adopter en 2011 une loi sur les médias hautement restrictive. Introduisant des amendes pour les auteurs de contenus ne respectant pas les critères d’une « information équilibrée », notion intentionnellement floue, le texte prévoyait aussi la création d’une dangereuse autorité de régulation des médias. Statutairement lié au parti majoritaire, le Fidesz-MPSz (parti conservateur), le « Conseil des médias » n’apportait qu’une seule garantie : celle d’une ingérence politique dans les contenus d’information. L’Union européenne est depuis parvenue à faire revenir le gouvernement hongrois sur certaines dispositions, mais pas à ajourner les plus liberticides.
Dans cette chasse à l’information indépendante, la station Klubradio devient à elle seule le symbole de la lutte pour le droit à être informé. Le nouveau Conseil des médias refuse de renouveler la licence de la radio, malgré son ancienneté et ses centaines de milliers d’auditeurs, pour attribuer sa fréquence à une station inconnue du public. Face à la mobilisation populaire, et après plusieurs décisions de justice, l’autorité de régulation finit par accorder à Klubradio une licence à long terme en mars 2013.

28e membre de l’UE, la Croatie fait face à des défis

Le 1er juillet 2013, la Croatie est devenue le vingt-huitième pays membre de l’Union européenne. Six années de négociations avec la Commission européenne ont conduit le pays à opérer des transformations importantes, parmi lesquelles l’inscription, en 2010, dans la Constitution de la liberté des médias et du droit à accéder à l’information. De nombreux progrès restent à faire. La société de radiotélévision croate (HRT), groupe d’audiovisuel public, est pointée pour son manque d’indépendance après les réformes menées par le gouvernement de Zoran Milanović (centre gauche). Depuis juillet 2012, les nominations du directeur du HRT, des membres de son comité de surveillance et de ses administrateurs sont confiées au Parlement : cette disposition instaure un contrôle politique des contenus par le parti majoritaire.

 

Les balkans : une poudrière pour les journalistes

La Macédoine brigue l’intégration à l’Union européenne depuis 2005. Après huit ans, les négociations en ce sens n’ont toujours pas débuté. Empêtré dans le « conflit du nom », qui l’oppose à la Grèce depuis son indépendance en 1991 et entrave les pourparlers – le nom de la Macédoine étant revendiqué par les deux États et les deux peuples –, le pays mène malgré tout des réformes pour mettre le pays sur la voie de l’adhésion. Le vernis démocratique utilisé par le gouvernement macédonien depuis quelques années ne fait pourtant que cacher la multiplication des atteintes à la liberté de l’information.

Tomislav Kezarovski est devenu le symbole de cette dérive. Condamné à quatre ans et demi de prison en octobre 2013 pour avoir révélé l’identité d’un témoin protégé dans une affaire de meurtre, le journaliste a, sous la pression internationale, vu sa peine transformée en assignation à résidence. Le lendemain de sa sortie de prison, l’un de ses confrères et compatriotes est arrêté en Serbie sur mandat d’Interpol pour « espionnage ». Il s’agit de Zoran Bozinovski, connu dans les Balkans comme le « Julian Assange macédonien ». Il s’est notamment illustré pour ses enquêtes sur Sashe Mijalko, chef des services secrets et membre de la famille du Premier ministre Nikola Gruevski.

Au Monténégro, la sécurité des journalistes demeure une préoccupation majeure. Le plus jeune pays d’Europe, indépendant de la Serbie depuis 2006, peut compter sur un journalisme d’investigation plus développé que chez certains de ses voisins. Les quotidiens Vijesti et Dan ainsi que le magazine Monitor portent cette information libre, mais leurs journalistes doivent régulièrement faire face à des intimidations et à des agressions physiques. D’une extrême gravité, pour certaines.

En août 2013, une charge de TNT explose devant le domicile de Tufik Softić, journaliste d’investigation et collaborateur de Vijesti et Monitor. Coutumière des menaces et des agressions, la victime n’est heureusement pas touchée par l’explosion qui aurait pu, à quelques minutes près, se révéler meurtrière. Enquêtant depuis plusieurs années sur les organisations clandestines et le trafic de drogue, Tufik Softić avait aussi mis en cause des responsables politiques dans ses articles. La réponse des autorités à ces violences est malheureusement bien en deçà des attentes. Pour preuve de cette impunité, le commanditaire de l’assassinat de Dusko Jovanović, rédacteur en chef du quotidien Dan abattu en pleine rue en 2004, n’a jamais été retrouvé ni condamné.

La menace n’est pas que physique. D’autres moyens sont employés pour tenter de faire taire les journalistes indépendants. Le Monténégro, à l’instar de la Macédoine, vise depuis 2010 l’entrée au sein de l’UE. La classe politique du pays maîtrise parfaitement le langage des institutions européennes. Elle maintient à l’intention de la communauté internationale l’illusion d’une ambition démocratique, une communauté internationale plus préoccupée par la stabilité de la région que par les progrès en matière de libertés. Au pouvoir depuis près de vingt ans, le Parti démocratique socialiste du Monténégro (DPS) de l’incontournable et très riche président du pays Milo Djukanović, ancien proche de Slobodan Milošević et homme d’affaires controversé, mène de véritables campagnes de haine contre les journalistes indépendants. Régulièrement qualifiés de « traîtres à la nation » ou de « fascistes », ces derniers essuient aussi des insultes et des menaces d’une incroyable vulgarité. En 2013, peu après la publication d’une tribune titrée « Danse avec le dictateur », la directrice de Monitor, Milka Tadić-Mijović, a fait l’objet de vindictes sexistes ordurières, notamment par SMS. Malgré une plainte auprès de la police, qui dispose du numéro de téléphone ayant émis ce SMS, aucune poursuite n’a été engagée.

 

L’Albanie ouvre une nouvelle page de son histoire médiatique

Les élections albanaises du 23 juin 2013 marquent une alternance politique. Le Parti socialiste albanais arrive au pouvoir après des élections incontestables qui tranchent avec les exercices électoraux compliqués des vingt dernières années en Albanie. Son programme pour le paysage médiatique albanais est ambitieux : définir une nouvelle législation qui améliore la transparence de la propriété des médias, renforcer l’indépendance du groupe d’audiovisuel public et garantir l’accès à l’information des institutions albanaises aux médias. En octobre 2013, les onze membres du conseil d’administration du groupe d’audiovisuel public avaient dépassé leur mandat d’un an. Une donnée qui laisse entrevoir l’ampleur de la tâche du nouveau gouvernement, dont l’objectif est d’obtenir le statut de candidat à l’adhésion à l’Union européenne.

 

Europe de l’Est et Asie centrale

La tentation autoritaire des modèles régionaux

Sotchi 2014 : derrière la vitrine olympique, la guerre du Kremlin contre la société civile

Plus de deux décennies après l’implosion de l’Union soviétique, Moscou demeure une référence essentielle pour toute la région, à laquelle l’unissent de forts liens culturels, économiques et politiques. L’ouverture dans le faste des XXIIe jeux Olympiques d’hiver à Sotchi, en février 2014, ne doit pas occulter la réalité du bras de fer qui oppose en Russie une société civile toujours plus affirmée à un État toujours plus répressif.

Les vastes manifestations de 2011-2012 ont banalisé la critique du régime. L’autocensure des médias est pourtant loin d’avoir disparu. Les télévisions fédérales restent sous contrôle et face au « retour de la politique en Russie », les autorités ont fait le choix de la répression. Depuis que Vladimir Poutine a repris possession du Kremlin en mai 2012,les lois liberticides s’empilent. Activistes, médias et blogueurs n’échappent pas au couperet : réintégration de la diffamation dans le domaine pénal, mise en place d’une liste noire de sites Internet, élargissement démesuré de la notion de « haute trahison », etc. Les « valeurs traditionnelles » sont invoquées pour justifier de nouvelles restrictions à la liberté de l’information. Parmi elles,la pénalisation de la « propagande homosexuelle » et de l’« insulte aux sentiments des croyants ».

Des professionnels des médias sont privés de liberté du fait de leurs activités. À Sotchi, le journaliste free-lance Nikolaï Iarst a été assigné à résidence pendant six mois et demeure inculpé dans le cadre d’une affaire de détention de drogue montée de toutes pièces. À Rostov-sur-le-Don, le blogueur Sergueï Reznik et le journaliste Alexandre Tolmatchevsont emprisonnés sur la base d’accusations douteuses. Le photographe russe Denis Siniakov et le vidéaste britannique Kieron Bryan, qui couvraient les activités de militants de Greenpeace dans l’Arctique, ont passé deux mois en détention provisoire, accusés de « piraterie » et d’« hooliganisme ». L’impunité persistante entretient un climat d’insécurité, notamment dans le Caucase. Au moins trente-trois journalistes ont été assassinés du fait de leurs activités professionnelles en Russie depuis 2000.

La Turquie à la croisée des chemins

Forte d’un rayonnement diplomatique et économique croissant, la Turquie se positionne comme un modèle de démocratie régionale, notamment pour les régimes issus des « printemps arabes ». Après dix ans de règne du parti islamo-conservateur AKP, l’emprise de l’armée sur la vie politique et les médias a disparu et un certain nombre de tabous liés à l’idéologie kémaliste se fissurent. De nouvelles lignes rouges tendent malgré tout à les remplacer. En dépit de timides réformes, la pratique judiciaire reste largement répressive. Le nombre de professionnels des médias emprisonnés se maintient à des niveaux inédits depuis le régime militaire : fin 2013, ils étaient une soixantaine, dont au moins vingt-huit détenus du fait de leurs activités professionnelles, faisant de la Turquie l’une des plus grandes prisons du monde pour les journalistes. Malgré des directives visant à limiter le recours à la détention provisoire, les prisonniers restent souvent incarcérés des mois, voire des années, avant d’être jugés.

Après les combats les plus violents de la décennie, l’ouverture de négociations de paix entre le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan et les rebelles kurdes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) suscite de grands espoirs. Les autorités ont promis des réformes démocratiques. Elles sont urgentes. La plupart des journalistes emprisonnés et poursuivis font les frais d’une législation antiterroriste héritée des années de plomb. Une vingtaine d’articles du Code pénal complètent cet arsenal législatif liberticide. Au-delà des textes de loi, un règlement pacifique de la question kurde permettrait enfin de faire évoluer une culture judiciaire empreinte de réflexes paranoïaques et répressifs.

Le mouvement de protestation sans précédent de l’été 2013 a démontré la soif de liberté de la société turque. Il a aussi mis au jour le manque de culture démocratique des forces de l’ordre, et la menace que pose pour le pluralisme la concentration croissante des grands médias entre les mains d’hommes d’affaires liés à l’État.

Gezi, terrain miné pour les journalistes
Cent cinquante-trois blessés, trente-neuf interpellés : entre mai et septembre 2013, les journalistes font largement les frais de la violente répression du mouvement de protestation antigouvernementale en Turquie. Parfois pris à partie par les manifestants, ils sont aussi systématiquement pris pour cibles par les forces de l’ordre. Ce déchaînement de violence intervient dans un climat d’hystérie distillé par les discours officiels et un certain nombre de médias progouvernementaux : chroniqueurs critiques, utilisateurs des réseaux sociaux et correspondants des médias étrangers sont dépeints au mieux comme les agents d’un complot international destiné à renverser le régime, au pire comme des terroristes. L’autocensure se révèle dans toute son ampleur lorsque des chaînes d’information en continu omettent de retransmettre les violents affrontements qui secouent Istanbul. Les journalistes récalcitrants sont poussés vers la sortie : pas moins de quatorze d’entre eux sont congédiés tandis que vingt-deux préfèrent démissionner. Quant aux chaînes qui couvrent au plus près les événements, elles écopent d’amendes astronomiques.

 

L'impunité des despotes pétroliers gaziers

Dans l’espace post-soviétique, les régimes les plus attentatoires à la liberté de l’information subissent peu de pressions de la part de la « communauté internationale ». Et pour cause : le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Kazakhstan et l’Azerbaïdjan sont également les pays les plus favorisés par la nature et le tracé des pipelines. Suffisamment riches pour se sentir intouchables, ces États sont en outre courtisés du fait de leur importance stratégique. C’est pour l’heure en toute impunité qu’ils mettent en coupe réglée les médias et jettent en prison les journalistes récalcitrants.

Glaciations despotiques et fuites en avant répressives
Après vingt ans d’arbitraire absolu, le Turkménistan s’est formellement doté en janvier 2013 d’une loi sur les médias, proclamant officiellement le pluralisme et l’interdiction de la censure. Une fiction absolue dans un pays soumis au régime totalitaire du président Gourbangouly Berdymoukhammedov. L’ensemble des médias basés sur place reste contrôlé par l’État. Le journalisme indépendant n’est possible que dans la clandestinité, en collaboration avec des titres en exil. Avec tous les risques que cela comporte : Annakourban Amanklytchev et Sapardourdy Khadjiev viennent de purger sept ans de prison dans des conditions effroyables. Les arrestations arbitraires sont monnaie courante. Le pays reste au voisinage de la Corée du Nord et de l’Érythrée dans les tréfonds du classement mondial de la liberté de la presse.

La censure la plus stricte prévaut également en Ouzbékistan, où pas moins de dix journalistes et net-citoyens sont derrière les barreaux. L’un d’entre eux a reçu le prix 2013 de la liberté de la presse de Reporters sans frontières : Muhammad Bekjanov, ancien rédacteur en chef du journal Erk et l’un des fers de lance du combat pour la démocratie, est emprisonné depuis près de quinze ans. Soumis à la torture, privé de soins, il est en danger de mort. Tout comme le journaliste indépendant Solidjon Abdourakhmanov, incarcéré depuis 2008, coupable d’avoir enquêté sur les conséquences de la catastrophe écologique de la mer d’Aral. Non contentes de leur contrôle absolu sur les médias traditionnels, les autorités mettent ces dernières années un soin tout particulier à raffiner leurs techniques de censure du Net.

Pour des despotes au pouvoir depuis plus de vingt ans, la succession est une question épineuse. Comme son homologue ouzbek Islam Karimov, le président kazakh Noursoultan Nazarbaev n’a pas clairement désigné de successeur. Alors que les appétits s’aiguisent et que des accrocs apparaissent dans la stabilité dont jouissait le Kazakhstan depuis l’indépendance, la paranoïa et la volonté de contrôle du pouvoir vont croissant. Et la liberté de l’information est en chute libre. Au tournant 2012-2013, les principaux médias d’opposition nationaux ont tous été fermés. À la capitale comme en province, procédures judiciaires et harcèlement administratif poursuivent les voix récalcitrantes.

La fuite en avant répressive vaut tout autant pour l’Azerbaïdjan. Alors que se multiplient les arrestations de journalistes et de blogueurs, c’est là aussi l’existence même du pluralisme médiatique qui est en danger. Les chaînes de télévision sont sous contrôle, les principales radios étrangères ont été bannies et le principal journal d'opposition, qui ne circule guère que dans la capitale,est proche de l'asphyxie économique. Agressions, arrestations, campagnes de discrédit, enlèvements, menaces de mort attendent les journalistes et blogueurs récalcitrants. L'apparition de nouveaux médias alternatifs en exil parviendra-t-elle à sauver le pluralisme ?

Des despotes sans hydrocarbures

Certains États post-soviétiques n’attendent cependant pas la manne pétrolière ou gazière pour réprimer les médias. Au Bélarus, les journalistes indépendants continuent de lutter à armes inégales contre la propagande de la « dernière dictature d’Europe ». Ceux qui couvrent les mouvements sociaux sont systématiquement interpellés. La justice et le KGB prétextent régulièrement la « lutte contre l’extrémisme » pour faire taire ceux qui refusent de se conformer à la ligne officielle. En 2013, l’album de photojournalisme Belarus Press Photo 2011 a été interdit et l’une des principales maisons d’édition indépendantes privée de licence. La revue Arche et les médias indépendants basés à l’étranger, comme Belsat TV, sont confrontés à toutes sortes de tracasseries administratives.

 

L'information à l'épreuve de société polarisées

Le quatuor de tête

Dans l’édition 2014 du Classement mondial de la liberté de la presse, le quatuor de tête de la zone est le même que l’année passée. Malgré leur grande dispersion, la Moldavie, la Géorgie, l’Arménie et le Kirghizstan bénéficient tous d’un pluralisme important et d’une censure étatique relativement faible, mais la forte polarisation des sociétés se reflète dans le paysage médiatique et le climat de travail des journalistes, souvent pris à partie par divers groupes de pression. Dans des contextes où l’orientation politique des médias est largement corrélée avec l’identité de leurs propriétaires, l’indépendance des rédactions reste un défi majeur.

En Géorgie et en Arménie, les scrutins électoraux de 2013 se sont déroulés dans une atmosphère plus apaisée que les précédents. Les violences contre les journalistes ont été plus rares. L’audiovisuel public arménien a fait des progrès en termes d’impartialité, mais le contexte électoral a accentué la guerre de l’information dans les médias privés – guerre dans laquelle le pouvoir dispose d’avantages certains. L’alternance politique en Géorgie s’est traduite dans les médias : la chaîne Imedi, acquise en 2007 par des proches de l’ancien président Saakachvili, a été restituée à la famille de son actionnaire originel peu après les élections d’octobre 2012. La justice a ouvert une enquête pour transfert frauduleux d’actifs et blanchiment d’argent, impliquant le maire de Tbilissi. Élu Premier ministre, Bidzina Ivanichvili a annoncé la fermeture de la chaîne privée TV9, lancée en 2012 par son épouse et qui avait joué un grand rôle pour le propulser au pouvoir. La nouvelle loi sur l’audiovisuel devrait permettre de limiter les affrontements politiques au sein de la Radio-Télévision publique géorgienne, qui s’étaient traduits courant 2013 par une cascade de licenciements.

 

Ukraine et Tadjikistan entre deux eaux

L’indépendance des rédactions soulève les mêmes questions en Ukraine, où le passage des médias d’un propriétaire à l’autre s’est traduit par de brusques changements de ligne éditoriale, l’instauration de nouveaux tabous et de nombreux licenciements. L’adoption en seconde lecture d’une loi censée favoriser la transparence sur la propriété des médias se fait attendre. La crise politique ouverte en décembre 2013 et le brusque virage liberticide pris par Kiev échappent à la période couverte par cette édition du classement mondial. Nul doute qu'ils pèseront de tout leur poids sur le classement de l'Ukraine dans l'édition 2015.

Les prémisses de cette dérive étaient néanmoins visibles : concentration croissante des principaux médias entre les mains d'oligarques proches du gouvernement,actes de violence toujours plus fréquents et impunis contre les professionnels des médias, manœuvres d'intimidation contre les journalistes indépendants... Fin 2013, les acquis de la "révolution orange" en matière de liberté de l'information étaient déjà bien entamés.

 

Au Tadjik

istan, la couverture de la campagne présidentielle a été nettement déséquilibrée en faveur d’Emomali Rakhmonov, leader omniprésent qui dirige le pays depuis plus de vingt ans. Sur Internet, le blocage arbitraire des sites d’information indépendants s’est banalisé, même s’il ne dure en général que quelques jours. La nouvelle loi sur les médias, entrée en vigueur en mars 2013, comprend sur le papier des éléments satisfaisants, mais elle semble pour l’heure sans effet sur la réalité.