Le journalisme de terrain à haut risque en Afrique
La Namibie (26e), qui n’a toujours pas adopté la loi promise sur l’accès à l’information, cède sa première place régionale au Ghana (23e). Les trous noirs de l’information restent quant à eux trop nombreux : l’Erythrée (179e), avant-dernière du Classement mondial, Djibouti (173e), le Burundi (159e), ou encore la Somalie (168e), avec quatre journalistes tués lors d’attaques terroristes en 2017, sont les pays africains où la liberté de la presse est constamment étouffée.
Le journalisme de terrain entravé
Mener des enquêtes est une activité particulièrement risquée pour les journalistes du continent africain. Le journalisme d’investigation est notamment menacé en Tanzanie (93e, -10), qui enregistre l’une des plus fortes baisses au Classement, où le président John Magufuli ne tolère aucune critique. En l’espace d’un an, le fondateur d’un célèbre forum d’information a dû se rendre des dizaines de fois au tribunal pour y révéler ses sources, et un journaliste qui enquêtait sur une série d’assassinats de fonctionnaires locaux a disparu depuis fin novembre 2017. A Madagascar (54e), pour la première fois depuis 40 ans, un journaliste a été condamné à deux ans de prison avec sursis après une enquête dénonçant un scandale de corruption. Le directeur de publication d’un journal du Swaziland (152e) a été contraint de s’exiler en Afrique du Sud en raison d’une enquête sur l’octroi douteux d’une licence de téléphonie mobile. En République démocratique du Congo (154e), Journaliste en danger (JED), l’organisation partenaire de RSF, a documenté 121 cas d’attaques contre la presse en 2017. Agressions, arrestations arbitraires et suspensions de médias constituent un système organisé pour empêcher les journalistes de témoigner de la dérive autoritaire du régime.
La couverture des manifestations à caractère social ou politique reste un exercice délicat dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne. Au Togo (86e), la correspondante d’une chaîne de télévision internationale s’est vu retirer son accréditation à la suite de ses reportages sur les rassemblements de l’opposition. En Guinée (104e, -3), les propos du chef de l’Etat, qui a directement menacé de fermeture les médias susceptibles de donner la parole à un leader syndical, ont contribué à créer un climat d’hostilité à l’égard de la presse. Des radios ont été suspendues et des journalistes ont parfois été pris à partie par des manifestants. Les menaces et les agressions subies en marge de la contestation au Tchad (123e) ont conduit les journalistes à organiser une “journée sans presse” en février dernier. Toujours en fin de classement, le Soudan (174e) reste l’un des pays les plus risqués du continent pour effectuer des reportages de terrain. En janvier, 18 journalistes ont été arrêtés et plusieurs médias privés ont été suspendus à la suite de manifestations contre la hausse du prix du pain. Au Soudan du Sud voisin (144e), il est devenu presque impossible de couvrir la guerre civile qui ravage le pays depuis plus de quatre ans. En 2017, vingt journalistes étrangers ont été interdits de territoire et un reporter de guerre indépendant a été tué par balle.
Pour museler les voix dissidentes et empêcher la diffusion des informations qui relaient le mécontentement d’une partie de la population, les coupures internet ou la restriction d’accès aux réseaux sociaux sont désormais des instruments de censure courants sur le continent, voire systématiques à la veille de chaque manifestation en République démocratique du Congo. Le Cameroun (129e) comparaît devant son propre Conseil constitutionnel, une première, après avoir imposé un véritable blackout numérique pendant plusieurs mois dans deux régions anglophones qui se disent victimes de discriminations. Après avoir perdu 10 places en 2016, l’Ouganda (117e, -5) poursuit sa dégringolade au classement, et ce notamment, pour avoir créé une brigade chargée de surveiller étroitement sites internet et réseaux sociaux.
Des sujets qui restent tabous
Les difficultés croissantes rencontrées par les journalistes qui traitent de la sécurité nationale constituent une tendance de fond inquiétante. C’est notamment le cas au Nigeria (119e) et au Mali (115e), où les journalistes subissent régulièrement des pressions de la part des autorités. Celles-ci les accusent de nuire au moral des troupes à travers des reportages soulignant les difficultés des forces de sécurité face au terrorisme. Le journaliste camerounais Ahmed Abba, libéré en décembre 2017, aura passé 29 mois en détention pour avoir effectué une enquête sur Boko Haram. En Côte d’Ivoire (82e), les autorités ont interpellé et détenu huit journalistes pour leur demander de révéler leurs sources sécuritaires à la suite de la publication d’articles sur les mutineries qui ont secoué le pays en 2017.
La Mauritanie (72e, -17), la plus grosse régression au classement sur le continent cette année, a adopté une loi punissant de peine de mort l’apostasie et le blasphème, même en cas de repentir. Le blogueur Mohamed Cheikh Ould Mohamed est toujours détenu dans un lieu secret alors qu’il a déjà purgé sa peine de deux ans de prison pour “mécréance”. L’esclavage, pratique illégale mais toujours en vigueur dans le pays, est un sujet très sensible qui entraîne parfois l’expulsion de journalistes étrangers.
Un rapport publié récemment par RSF a montré que les sujets liés à la condition féminine peuvent parfois valoir aux journalistes qui les traitent de sévères représailles. Les témoignages de viols peuvent entraîner des condamnations pour diffamation aux journalistes qui en font état en Somalie, alors qu’une reporter qui avait rappelé la promesse non tenue du président de distribuer des serviettes hygiéniques dans les écoles a été battue en Ouganda.
De manière plus générale, les sujets critiques à l’égard des autorités n’ont pas bonne presse en Afrique subsaharienne, comme en témoigne la condamnation en appel à un an de prison ferme de Baba Alpha, un journaliste réputé pour ses critiques de la gestion des affaires publiques au Niger (63e, -2). Après avoir purgé sa peine, il a récemment été expulsé au Mali pour “menace à la sécurité intérieure de l’Etat”.
Un cadre légal restrictif
Les nouvelles lois sur les médias adoptées au cours de l’année n’ont pas favorisé l’exercice d’un journalisme plus libre et plus indépendant. La dépénalisation des délits de presse espérée au Sénégal (50e, +8) n’a pas été inscrite dans le nouveau code de la presse adopté en juin 2017. En Côte d’Ivoire, plus aucun motif ne justifie, dans la nouvelle loi sur les médias votée par l’Assemblée nationale, la détention de journalistes, mais ces derniers peuvent toujours faire l’objet de poursuites pour offense au chef de l’Etat ou pour diffamation. En Ethiopie (150e) et au Nigéria (119e), les lois anti-terroristes sont encore régulièrement utilisées pour arrêter des journalistes.
La seule bonne nouvelle dans ce domaine vient du Malawi (64e, +6), deuxième plus grosse progression régionale, avec la promulgation d’une loi facilitant l’accès aux informations sur les élus et les institutions, douze ans après le début des discussions.
Des changements de régime porteurs d’espoir ?
Le départ de trois des pires prédateurs de la presse sur le continent pourrait ouvrir une nouvelle ère pour le journalisme dans les pays concernés. La Gambie (122e) fait ainsi un bond de 21 places au Classement. Son nouveau président a promis l’adoption d’une loi moins restrictive sur la presse et l’inscription de la liberté d’expression dans la Constitution. Au Zimbabwe (126e, +2), le successeur de Robert Mugabe, son ancien bras droit, a lui aussi promis des réformes et l’instauration d”une “nouvelle démocratie” dans un pays au cadre légal particulièrement répressif à l’égard de la presse. La perspective de voir enfin naître un journalisme libre et indépendant en Angola (121e, +4) est plus incertaine. Après 38 ans de règne du clan dos Santos, l’arrivée au pouvoir de Joao Lourenço ne s’est pour l’heure pas traduite par une amélioration significative de la liberté de la presse. Dans ces trois pays, les promesses qui ont suivi les investitures devront déboucher rapidement sur des actes concrets pour que la liberté d’informer puisse enfin s’exercer sans entrave.