Radiotélévision de Serbie : chronique d'un martyre annoncé-1ère partie
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Dans le cadre de sa campagne aérienne en République fédérale de Yougoslavie, l'Alliance atlantique (Otan) a bombardé, le 23 avril 1999, le siège de la Radiotélévision de Serbie (Radiotelevizija Srbije, RTS) situé dans le centre de Belgrade, causant la mort de seize employés de la chaîne. De nombreux journalistes et organisations de défense des droits de l'homme ont critiqué, à l'instar de Reporters sans frontières (RSF), cette décision des alliés. " Le bombardement des locaux de la RTS représente un très dangereux précédent pour la presse ", avait déclaré RSF. Tout en soulignant le caractère partisan et propagandiste de la télévision d'Etat de Serbie, l'organisation de défense de la liberté de la presse avait précisé que " la propagande ne peut être combattue qu'avec des mots, grâce à un long travail d'explication didactique, et certainement pas avec des bombes ". Le même jour, plusieurs responsables de l'Alliance ainsi que des hommes politiques occidentaux ont justifié le bombardement de la RTS en rappelant que les installations de cette télévision constituaient une " cible légitime " en raison du rôle que celle-ci a joué pour attiser le conflit au Kosovo. " Véritable ministère du mensonge, la RTS est une source de propagande qui prolonge la guerre ", a notamment expliqué un représentant du gouvernement britannique, alors que le Ministère des Affaires étrangères s'est contenté d'indiquer que cette chaîne de télévision était une " cible correspondant à la phase actuelle des opérations alliées ". La RTS a repris ses émissions environ trois heures après le bombardement.
Plus d'un an et demi après, cet épisode de l'intervention aérienne de l'Otan destinée à faire cesser les violences contre les Albanais du Kosovo suscite toujours des polémiques. La destruction par la force d'un organe d'information, fût-il dévoyé à des fins de propagande, est-elle légitime ? Pourquoi les responsables de l'Otan ne se sont-ils pas contentés de détruire uniquement les installations de la RTS (antennes, émetteurs et relais) pouvant servir à des " fins militaires ", comme s'était engagé, début avril, son secrétaire général de l'époque Javier Solana ? Pourquoi avoir pris pour cible un bâtiment civil sachant pertinemment que des employés y travaillaient ?
Deux organisations de défense des droits de l'homme, Amnesty International et Human Rights Watch, ont examiné la légalité de cette frappe du point de vue du droit international, concluant à une violation des lois de la guerre, notamment de la " règle de proportionnalité " incluse dans le protocole I des Conventions de Genève de 1949 . Les deux organisations ont également mis en avant de nombreuses dissensions au sein de l'Alliance au sujet de cette frappe qui aurait été menée uniquement par des appareils américains qui ne dépendaient pas des centres de commandement européens de l'Otan.
Au moment des faits, le régime de Belgrade, connu pour son hostilité envers la presse indépendante, avait tiré tout le profit médiatique de cet événement en accusant les alliées de " tuer des journalistes ". " L'Otan incarne désormais le mal absolu ", avait déclaré à l'époque un porte-parole du parti de Slobodan Milosevic. Le bombardement d'un bâtiment situé au cœur de Belgrade et la mort des seize civils ont également profondément choqué l'opposition et les médias indépendants en Serbie qui y ont vu, pour la plupart, " une monumentale erreur de jugement ", voire un " aveu d'impuissance " des responsables occidentaux face à l'évolution du conflit. En revanche, les familles des victimes ont refusé, avec beaucoup de courage et de dignité, toute récupération par le régime de leur peine et ont tenu, pour la plupart, à faire leur deuil en privé, loin des caméras de la RTS. A la plaque commémorative posée sur l'immeuble de la RTS par la direction saluant la mémoire de ses seize employées tués lors du " bombardement criminel de l'aviation otanesque ", les familles ont répondu par un simple bloc de granit, érigé en dehors de l'enceinte de la RTS, sur lequel ont été gravés les noms et l'âge des victimes, " décédées à leur poste de travail suite au bombardement de l'Otan " avec, inscrite en grandes lettres, une question : " Pourquoi ? ". Lors d'une brève cérémonie commémorative après l'identification des six premiers corps, le discours du directeur général de la télévision, Dragoljub Milanovic, a été interrompu par les protestations de la foule qui s'est mise à scander " assassins ! ". Peu de temps après, de nombreux graffitis accusant la direction de la RTS " d'assassinat " sont également apparus sur les murs de Belgrade.
Dès le lendemain du bombardement et malgré la peur des représailles et l'état de guerre, nombreux ont été ceux, à Belgrade et en Serbie, à se poser certaines questions : " Pourquoi ces seize employés étaient-ils présents dans le bâtiment après l'alerte aérienne ? Les responsables de la chaîne étaient-ils au courant de l'imminence d'un bombardement ? Comment se fait-il qu'aucun des journalistes vedettes ni des membres de la direction n'ait été présent au moment des faits ?
Grâce aux récents changements politiques qui ont vu l'avènement du démocrate Vojislav Kostunica au poste de président de la Fédération, une enquête peut être enfin conduite en Serbie afin d'établir toutes les responsabilités dans ce drame dont Belgrade porte encore les stigmates. Un représentant de Reporters sans frontières (RSF) s'est rendu en Serbie afin de rencontrer des représentants des familles des victimes, leur avocat, des journalistes, dont des nombreux témoins du bombardement qui ont accepté pour la première fois de parler, ainsi que des responsables du gouvernement. Il a également été reçu par le président Kostunica qui a réaffirmé son engagement en faveur de la liberté de la presse dans le pays.
Alors que la communauté internationale reprend progressivement le dialogue avec la République fédérale de Yougoslavie, ce rapport de RSF fait le point sur les circonstances et les nombreuses zones d'ombre du bombardement de la RTS.
23 avril 1999 - 02h06
Carte postale illustrant l'avant et
l'après du bombardement
Au moins un missile à guidage électronique de type JDAM lancé par un bombardier américain B-2 frappe l'immeuble de la RTS, le 23 avril à 02h06, près d'un mois après le déclenchement de l'opération alliée en République fédérale de Yougoslavie. " Je me rappelle très bien cette nuit terrible, d'autant plus que j'étais de permanence à l'agence ", raconte Jovan Matic, journaliste à l'Agence France-Presse de Belgrade. " Je me souviens tout particulièrement du bruit qu'émettait le missile qui cherchait la route vers sa cible à travers la ville : à la fois un vrombissement et un léger sifflement. En revanche, son explosion a été relativement faible ; le missile a dû être programmé pour imploser une fois à l'intérieur du bâtiment afin d'éviter de causer des dégâts aux alentours. "
L'immeuble de la RTS est situé en plein cœur de Belgrade, dans une zone d'habitation dense, juste au croisement des rues Aberdareva, Hisarska et Takovska, derrière la cathédrale Saint-Marc. Le missile a touché, " avec une extrême précision " se rappelle encore Jovan Matic, l'angle du bâtiment situé à l'arrière de la rue Takovska, détruisant la régie et le système d'émission et de réception du signal. " Je me suis rendu peu après sur place, poursuit M. Matic. Tout l'angle du bâtiment n'était plus qu'un tas de gravats. Plus tard, à la télévision, nous avons vu les images, très dures, des premières victimes retrouvées par les pelleteuses. "
Seize employés de la chaîne, essentiellement des techniciens et des agents de sécurité, ont trouvé la mort dans ce bombardement : Darko Stoimenovski (26 ans, technicien), Nebojsa Stojanovic (27 ans, technicien), Dragorad Dragojevic (27 ans, agent de sécurité), Ksenija Bankovic (28 ans, technicienne vidéo), Jelica Munitlak (28 ans, maquilleuse), Dejan Markovic (30 ans, agent de sécurité), Aleksandar Deletic (31 ans, cameraman), Dragan Tasic (31 ans, technicien), Slavisa Stevanovic (32 ans, producteur), Sinisa Medic (33 ans, concepteur de programmes), Ivan Stukalo (34 ans, desk d'échange d'images), Milan Joksimovic (47 ans, responsable de la sécurité), Branislav Jovanovic (50 ans, opérateur des programmes), Slobodan Jontic (54 ans, décorateur), Milovan Jankovic (59 ans, mécanicien), et Tomislav Mitrovic (61 ans, responsable des programmes).
" L'identification des victimes a été particulièrement difficile et douloureuse pour les familles en raison de la puissance de la charge qui s'est libérée une fois que le missile eut pénétré à l'intérieur du bâtiment. L'un des techniciens de la régie a été complètement désintégré, une jeune femme n'a été identifiée que grâce à un bout de chaussette, une autre par une bague… C'est tout ce qui restait d'elles ", témoigne Jovan Matic.
Depuis cette date, le bâtiment touché est resté pratiquement en l'état ; on a tout juste déblayé les abords et renforcé quelques murs chancelants. " J'habite tout près, à une centaine de mètres, et ce soir-là, nous fêtions l'anniversaire de ma fille ", se souvient Janko Baljak, jeune journaliste et producteur indépendant qui a réalisé pour le compte de l'Association des médias électroniques indépendants (ANEM) un film sur le bombardement de la RTS. " Je me suis rendu compte, lors de l'enquête, que la plupart des familles des victimes étaient opposées au régime de Milosevic. Certains de leurs frères et sœurs étaient membres d'Otpor (l'organisation estudiantine qui a défié pendant près de deux ans le régime de Slobodan Milosevic). Une des victimes, Ivan Stukalo, faisait même des piges pour Studio B, la télévision contrôlée par l'opposition. "
Dans son film, intitulé " 02h06, Anatomie de la douleur ", M. Baljak donne longuement la parole aux familles de victimes ; en revanche, peu de témoignages filtrent de l'intérieur de la RTS. " A cause de la peur, la méfiance ou le choc subi. C'était visiblement trop tôt ", avance Jasmina Saferovic, journaliste de la radio indépendante B-92 qui a effectué la plupart des interviews. De la part de la direction de la RTS, les auteurs du film n'obtiennent aucun commentaire. " Je suis persuadé de leur responsabilité dans cette affaire, poursuit J. Baljak. Ils savaient que la RTS allait être bombardée, et ont sacrifié sciemment leurs employés. Je me demande seulement s'ils l'ont fait de leur propre initiative ou s'ils ont suivi des ordres d'en haut. A cela, seule une enquête judiciaire pourra répondre."
Isabella Kisic, journaliste du quotidien d'opposition Danas, est une des rares journalistes de la presse écrite à avoir longuement enquêté sur le bombardement de la RTS, malgré la peur et les menaces. " Je suis journaliste depuis plus de neuf ans, et c'est la première fois que j'ai eu vraiment peur des conséquences de mes articles ", avoue-t-elle. Pourtant, elle aussi n'a rendu publics que les témoignages des familles des victimes. Ses articles, et surtout les nombreuses lettres de parents des victimes qu'a publiées Danas, ont néanmoins suscité la réaction du rédacteur en chef de la RTS, Milorad Komrakov, qui a envoyé un droit de réponse au journal. " C'était une lettre vide de tout contenu dans laquelle il s'était borné à dénoncer, à l'aide de quelques formules usées jusqu'à la corde, la perfidie de l'Otan. Il ne s'est plus jamais expliqué sur cette affaire. "
Le silence des dirigeants de la RTS face aux rumeurs persistantes sur leur responsabilité dans la mort des seize personnes a été un vrai calvaire pour les proches des victimes. Les familles n'ont reçu qu'une lettre de condoléances de quelques lignes, officielles et convenues, peu après le bombardement et un vrai dialogue n'a jamais été établi entre eux et la direction. " S'ils ne sont pour rien dans cette affaire, qu'ils le disent devant la caméra ", s'insurge le père d'une des jeunes femmes tuée dans le bombardement. Le représentant de RSF a rencontré certaines des familles qui ont accepté de témoigner. Il a également pu s'entretenir avec un témoin direct du bombardement, ainsi qu' avec une responsable de la RTS qui avait jusqu'à présent refusé de témoigner de peur des représailles. Enfin, l'avocat des victimes, maître Slobodan Sisic, s'est longuement entretenu avec le représentant de RSF pour lui faire part de derniers éléments de l'enquête qu'il mène sur cette affaire.
Petar Jakonjic, technicien de montage
J'ai 42 ans et deux enfants. Cela fait plus de deux décennies que je suis à la RTS où j'ai surtout travaillé dans le domaine de la musique et de la production cinématographique de la chaîne ; j'ai participé à la réalisation de 22 films produits ou coproduits par RTS.
Au moment des bombardements, je faisais essentiellement des permanences de nuit; je croyais à l'époque que la RTS était l'endroit le plus sûr de Belgrade. D'une part, je ne pouvais pas imaginer que l'Otan allait bombarder le lieu où nous travaillions et, d'autre part, je croyais que nous serions mis au courant de l'éventualité d'un tel danger. Pourtant, avec le recul, je vois que certaines dispositions ont bien été prises sans que je leur accorde trop d'importance à l'époque. Beaucoup de mes collègues étaient affectés à ce qu'on appelait les équipes de réserve, quatre en tout, et une partie du matériel transféré dans la localité de Zlatibor, à une centaine de kilomètres de Belgrade. C'étaient de véritables chaînes de télévision parallèles qui étaient prêtes à prendre le relais si les locaux de la RTS étaient bombardés. De mon côté, j'ai été affecté au siège de la RTS en compagnie de mon collègue et ami Milo Lekic. Je n'avais pratiquement pas travaillé avec des journalistes jusqu'à présent, comme je l'ai déjà dit, j'avais surtout participé à des enregistrements musicaux et au montage de films.
Cette nuit-là, j'ai pris mon service comme d'habitude vers 19 heures. Je n'avais pas beaucoup de travail et j'étais content de retrouver mon ami Milo avec lequel je pouvais bavarder pour faire passer le temps. Peu après 22 heures, est arrivé dans les locaux un des rédacteurs en chef adjoint, Dusan Vojvodic. Il était officier de réserve et s'occupait essentiellement des questions militaires et de sécurité au sein de la chaîne. Sa fille, Natalia Sinanovic, travaillait également à la RTS en tant que journaliste. Ce soir, elle était de permanence de nuit dans le service culture.
Je me rappelle que M. Vojvodic, visiblement très agité, a pris sa fille par le coude et a commencé à s'entretenir avec elle. Ils sont passés près de moi et j'ai seulement pu entendre son père lui dire : " Cette nuit, tu ne resteras pas ici ! " Ils sont sortis du bâtiment en continuant de discuter. J'en ai parlé à Milo et nous nous sommes demandé ce que cela pouvait bien vouloir dire, lorsque Natalia est revenue, très perturbée, dans les locaux. Elle avait visiblement peur et ne voulait pas parler de ce que son père lui avait dit. Elle nous a seulement déclaré : " Vous êtes suffisamment grands pour comprendre ce que cela veut dire… Tout ce que je sais c'est que, cette nuit, au moment de l'alerte aérienne, je ne serai pas dans ce bâtiment. "
Nous étions toujours en train de commenter son comportement, lorsque à 23h15, comme tous les soirs, se déclencha l'alerte aérienne. Natalia n'était plus là. Dragan Radovanovic, notre chef de nuit, vint me voir. " Qu'est-ce qui se passe Petar, où est Natalia ? " Je lui ai expliqué ce que j'avais vu et entendu et il est immédiatement reparti. Quand il est revenu, c'était pour me rassurer, me disant que tout allait bien et qu'il venait de voir Natalia. Par la suite, j'ai compris qu'il m'avait menti.
Le journaliste de nuit, Dusan Ubovic, est arrivé vers 01h30 pour préparer le programme d'information "Vesti" qui a commencé pile à 02h00. Un quart d'heure auparavant, le chef de nuit était venu une nouvelle fois me voir : " Mais qu'est-ce qui te fait peur Petar ? Tu sais que tu n'as aucune raison de t'inquiéter ici ?… Tout va bien. "
On regardait avec Milo le programme "Vesti" - je me rappelle seulement qu'il était question de Milosevic - sur un des moniteurs internes à la RTS, lorsque survint la première explosion. Elle était tellement faible, que je croyais qu'un autre bâtiment que le nôtre venait d'être bombardé. On a commencé à sortir des locaux lorsque a eu lieu la deuxième explosion. De cette dernière, je m'en souviendrai toute ma vie : on aurait dit que le missile avait explosé dans ma poche. Je devais être à une quinzaine de mètres du point d'impact.
Il était 02h06. Toutes les horloges de la RTS se sont arrêtées à cette heure. Nous sommes sortis en courant devant le bâtiment et c'est alors que j'ai vu que l'angle où se trouvaient la régie, la salle de maquillage ainsi que l'antenne de réception et d'émission du signal avait été complètement pulvérisé. J'ai été étonné de voir également autant de personnes sortir de la RTS ; au moins 100-150 personnes devaient y travailler ce soir-là.
Un quart d'heure plus tard, pas mal de " beau monde " est arrivé devant la RTS. Je me rappelle avoir vu le chef de guerre Arkan, le rédacteur en chef Komrakov, le directeur général Milanovic, le ministre de l'Information serbe Alexandar Vucic…
Jusque là, je n'avais pas eu le temps d'avoir peur. Vers 03h00 je me suis retrouvé, je ne sais comment, chez un ami qui habitait non loin de la télévision. Il m'a offert quelques verres d'alcool fort, j'ai pu appeler la maison, puis nous avons regardé les premières images du bombardement. A la vue des premières victimes, j'ai réalisé l'ampleur de la tragédie. J'ai été pris de convulsions. Je ne crois pas m'en être remis jusqu'à ce jour.
Vers 04h00, je suis allé témoigner à la Sécurité d'Etat (DB). Par un pur hasard, je connaissais l'officier qui a recueilli mon témoignage. C'était un ami d'enfance. Je lui ai dit tout ce que j'avais vu et entendu cette nuit, notamment l'épisode avec la fille de M. Vojvodic. Ce dernier avait témoigné peu avant moi ; mon ami est allé jusqu'à me montrer sa déposition. Il y était écrit qu'il avait eu une espèce de " prémonition " quant au moment du bombardement.
J'ai eu droit à deux semaines de congé. Par la suite j'ai été muté dans un autre bâtiment. Pendant plus de six mois, j'ai été écarté de mes anciens collègues ; j'ai été probablement considéré comme un témoin gênant. Depuis le mois de janvier 2000, j'ai dû de nouveau revenir au siège de la RTS et je ressens toujours une peur incontrôlable qui m'envahit à la vue du bâtiment. Je n'arrive toujours pas à m'y faire.
Je pense que l'Otan a fait la plus grande erreur de son histoire en nous bombardant. Pour moi, cela a été d'autant plus paradoxal que j'ai grandi dans la culture américaine : mes groupes de musique, mes auteurs et mes films préférés sont tous d'outre-Atlantique. Et j'ai failli mourir sous une bombe américaine… Ce bombardement a, dans tous les cas, mis fin à mes illusions.
Il faut bien évidemment chercher les responsabilités des gens d'ici dans ce qui nous est arrivé. Mais je ne voudrais pas que cette enquête occulte l'essentiel : c'est l'Otan qui nous a désignés comme cible et nous a froidement bombardés. Ne l'oubliez pas.
Zanka Stojanovic, porte-parole des familles des victimes
J'ai 63 ans et je suis institutrice à la retraite. Mon fils, Nebojsa, a été tué lors du bombardement de la RTS. Il avait 27 ans. La presse m'appelle, officieusement, le porte-parole des victimes car j'ai donné beaucoup d'interviews pour la simple raison que, malgré les nombreuses menaces téléphoniques que j'ai reçues, je refuse d'avoir peur. Ce que j'avais de plus précieux dans ma vie, mon fils, je l'ai déjà perdu. Qu'est-ce qu'il me reste d'autre ? Ayant perdu mon mari, je vis seule. Ma vie n'aura de sens que si toute la lumière est faite dans cette affaire.
Nebojsa a commencé à travailler à la RTS en 1994. Les deux premières années, il faisait des remplacements, puis il a été titularisé. Il était technicien à la régie et, comme la plupart de ses jeunes collègues tués pendant le bombardement, il était célibataire et sans enfants. Il aimait beaucoup son travail et me disait souvent qu'il avait de la chance d'être tombé dans une équipe très sympathique.
Il n'était pas journaliste. Son travail consistait à contrôler les sons et les images que diffusait la RTS sur les ondes. Treize de ses camarades tués cette nuit étaient techniciens comme lui et les trois autres faisaient partie de l'équipe de sécurité. Le régime de Milosevic les a présentés comme des journalistes, car on voulait en faire les martyrs de la guerre de l'Otan. C'étaient des boucs émissaires ; aucun d'entre eux n'appartenait à un parti politique, mais ils sont tous morts à cause de la politique. Mon fils, par exemple, était contre le régime, comme la plupart des gens de son âge.
Il était souvent de permanence la nuit. Même cette nuit du 12 avril pendant laquelle, dit-on, des avions auraient décollé pour bombarder la RTS, mais suite à une intervention du président français, M. Jacques Chirac, leur mission aurait été arrêtée in extremis. Toutes ces victimes innocentes travaillaient, comme mon fils, pour des salaires minables - à peine 100 DM (330 francs) - et avaient des horaires très durs à tenir, notamment pendant la période des bombardements : de 19 heures jusqu'au matin.
Quatre jours après le bombardement de la télévision, je me suis rendue au siège de la RTS pour essayer de rencontrer un des dirigeants de la chaîne. En vain. Ils avaient organisé, ce jour-là, une cérémonie pour l'enterrement des six premiers corps identifiés qui a vite tourné court et ils se sont enfuis. Les enterrements se faisaient au fil des identifications des corps. La dernière à être mise en terre fût Ksenija Bankovic ; ce même jour, le directeur de la RTS, M. Milanovic, célébrait le mariage de son fils.
Aujourd'hui, de plus en plus de témoignages démontrent que les dirigeants de la RTS étaient au courant de ce bombardement, douze ou même vingt-quatre heures avant qu'il n'ait lieu. Le rapporteur spécial des Nations Unies pour l'ex-Yougoslavie, M. Jiri Dienstbier, l'a également confirmé dans un entretien avec le maire de Novi Sad, Nenad Canak . A cela s'ajoute la note interne que vient de retrouver notre avocat, maître Sisic, dans les archives de la RTS, qui prouve que les dirigeants de la RTS ont sciemment refusé de prendre les mesures nécessaires à la sécurité de leurs employés.
Et puis il y a cet épisode avec Dusan Vojvodic. Nous, les familles des victimes, sommes convaincues qu'il savait que le bombardement allait se produire et il a fait sortir sa fille sans en avertir les autres. J'espère qu'un jour, il devra s'expliquer devant un tribunal.
Mon fils était persuadé qu'il ne craignait rien à la RTS ; il pensait qu'ils seraient informés lors d'un éventuel bombardement. Tous les bâtiments officiels ont bien été bombardés sans faire la moindre victime ? Pourquoi la RTS dérogerait-elle à ce principe ? Il me rassurait sans arrêt : ne t'en fais pas maman, je suis en sécurité là-bas. Il me rappelait qu'il était entouré de nombreux journalistes étrangers : " Nous prenons des cafés avec des journalistes de la BBC, CBS, CNN, Skynews, nous fumons des cigarettes ensemble… " Nous étions d'autant plus confiants, que tous les dirigeants de l'Otan ne cessaient de répéter que l'Alliance ne s'en prendrait pas à des cibles civiles et ferait tout pour éviter la mort de gens innocents.
C'est pour cette raison que nous avons déposé une plainte contre l'Otan, par le biais d'une organisation humanitaire de Belgrade. Nous considérons que l'Alliance a contrevenu à ses engagements et doit en répondre devant la justice internationale. Nous nous sommes également adressés, il y a trois mois, au procureur du Tribunal pénal international (TPI), Mme Carla del Ponte, lui demandant de se saisir de cette affaire. Nous n'avons reçu aucune réponse. Nous tenons pour responsables les dirigeants de l'Otan ainsi que notre propre gouvernement pour ce qui est arrivé à nos enfants. Je pense que leurs vies ont été sacrifiées de manière complètement irresponsable et gratuite. C'est pour cela que nous avons inscrit sur le petit monument dédié à leur mémoire la question " Pourquoi ? ".
Que vous dire de notre combat ? C'est David contre Goliath… Pour seul soutien, nous avons eu une poignée de journalistes qui ont continué à chercher la vérité. La RTS, quant à elle, n'a annoncé qu'une seule fois ce drame, le même jour, à la 24e minute du journal télévisé Dnevnik, pour ne plus jamais en reparler. Pour toute compensation de la part de la chaîne, nous avons reçu l'équivalent de 4000 DM (12 000 francs) comprenant les frais d'enterrement. Fidèle à elle-même, la RTS a annoncé sur les ondes un montant dix fois supérieur. Mais ce qui nous fait le plus mal, c'est leur silence. Ils nous ont complètement ignorés pendant ces dix-huit mois.
Nous sommes treize familles à être très actives. Nous ne nous connaissions pas auparavant, mais nous avons été réunies dans notre peine. Nous ressentons aujourd'hui une certaine fierté pour notre action ; si nous n'avions rien entrepris, aujourd'hui, cette affaire serait tombée dans l'oubli. Nous voulons uniquement la vérité et la justice. Personne ne nous rendra nos enfants, mais que cela serve au moins de leçon pour le futur : que l'on sache qu'on ne peut pas sacrifier impunément des vies innocentes pour des raisons de propagande.
Après les changements du 5 octobre, maintenant que tout le monde nous aime, la mort de nos enfants nous semble d'autant plus absurde. Ceux-là mêmes qui nous bombardaient, il y a un an et demi, se précipitent pour nous féliciter. Et la mort de mon fils dans tout cela ? Gratuite et inutile. Voir 2e partie
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20.01.2016