Enquête sur la mort de Norbert Zongo
Organisation :
1. Rappel des faits
Dimanche 13 décembre 1998, aux environs de 16 heures, Norbert Zongo, son jeune frère Ernest, son chauffeur Ablassé Nikiema et un de ses employés Blaise Ilboudo, trouvent la mort, à environ 7 km du village de Sapouy (100 km au sud de Ouagadougou), sur la route qui conduit à leur ranch, le "Safari Sissili". Les corps de Norbert, Ernest et Blaise sont calcinés, dans l'habitacle même du 4x4. Le feu a détruit tout l'intérieur du Toyota immatriculé 11 J 6485 BF. Le corps du chauffeur gît, selon le compte rendu du quotidien Sidwaya , "dans une petite rigole, située sur le côté gauche de la voiture (...) avec la partie basse du corps léchée par les flammes, le bassin simplement protégé par les lambeaux d'un pantalon jean". Toujours selon le quotidien d'Etat : "Le véhicule (...) est garé sur le bas-côté gauche de la voie. Aucune trace de pneu n'indique un freinage brusque. L'engin, qui a gardé toutes ses portières closes, a perdu, sous l'effet des flammes, toute trace de peinture, de même que tous les accessoires susceptibles d'être rongés par des flammes". Un constat que vient corroborer le Mouvement burkinabé des droits de l'homme et des peuples (MBDHP), qui a dépêché une équipe sur les lieux, dès le lundi 14 décembre : "De l'ensemble des premiers constats faits sur place, la délégation a relevé les faits suivants : pas de trace de freinage sur la chaussée ; le véhicule n'a pas heurté un obstacle ; le véhicule n'est pas tombé, n'a pas quitté la chaussée ; de l'extérieur, le véhicule semble avoir brûlé du haut vers le bas, les pneus restant intacts ; des impacts de balle sur la porte arrière latérale droite ; quatre corps trouvés sur les lieux : un à l'extérieur et trois calcinés à l'intérieur". Et le MBDHP de conclure : "Au regard des éléments relevés (nous avons) de sérieuses raisons de croire qu'il ne s'agit pas d'un accident mais d'un crime odieux apparemment bien préparé et exécuté".
2. Qui était Norbert Zongo ?
Norbert Zongo, alias Henri Segbo, 49 ans, était le directeur de publication de l'hebdomadaire L'Indépendant et le président de la Société des éditeurs de la presse privée (SEP). Depuis des années, il s'était spécialisé dans les enquêtes sur les "dossiers noirs de la IVème République", pour reprendre l'expression de l'un de ses amis. Instituteur adjoint, Norbert Zongo s'est formé au Togo et au Cameroun. Il travaille ensuite dans la presse d'Etat, dont il démissionnera, lorsque l'Agence d'informations du Burkina (AIB) voudra l'affecter à Banfora (province de Comoé, sud-ouest du pays). Il rejoint alors l'hebdomadaire privé Le Journal du Jeudi, avant de créer La Clé, puis de lancer, en 1993, L'Indépendant, qui est aujourd'hui, avec un tirage de plusieurs milliers d'exemplaires, le plus important hebdomadaire de la place. Il est l'auteur de deux romans : "Parachutages" et "Rougbeinga".
3. Les réactions à la mort du journaliste
Dans les jours qui suivent la mort de Norbert Zongo et de ses compagnons, la tension monte. Dès le mardi 15 décembre, des milliers d'étudiants et d'élèves manifestent devant le siège du parti au pouvoir, le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP). Ils lancent des pierres et pénètrent dans l'enceinte du palais de justice. Les étudiants, qui incendient un car du CDP, sont dispersés par les forces de l'ordre à coups de gaz lacrymogène. Le lendemain, 15 000 personnes, selon l'AFP, suivent pendant des heures la dépouille de Norbert Zongo jusqu'au cimetière. Un meeting à la Bourse du travail réunit, le 19 décembre, plus d'un millier de personnes. De l'avis d'un diplomate en poste à Ouagadougou, "l'ensemble de ces manifestations dépasse largement les capacités traditionnelles de mobilisation de l'opposition".
Le 21 décembre, le président Blaise Compaoré prête serment pour un deuxième mandat. Dans son discours d'intronisation, le président de la Cour suprême évoque ce qui est devenu "l'affaire Zongo", en espérant que l'enquête de la "Commission indépendante" proposée par les autorités "sera bien menée afin de renforcer la construction de notre démocratie". Dans sa réponse, Blaise Compaoré ne fera aucune allusion à la mort du directeur de L'Indépendant.
4. Création d'une "commission d'enquête indépendante"
Trois jours auparavant, les autorités ont rendu public un décret, numéro 98.0490, "portant création, composition et attributions d'une commission d'enquête indépendante". Dans son article 6, il est précisé que "la Commission reçoit pour mission de mener toutes investigations permettant de déterminer les causes de la mort des occupants du véhicule 4x4 (...), dont le journaliste Norbert Zongo". L'opposition, les syndicats et les associations de défense des droits de l'homme rejettent la proposition gouvernementale. Ils estiment que l'Etat est "trop représenté" (quatre personnes sur un total de quatorze) et proposent "une commission internationale dans laquelle pourraient participer des organisations internationales comme Amnesty International, la Commission internationale des juristes et Reporters sans frontières".
Du côté de ces organisations, les réactions se multiplient. Amnesty International, qui prend note que le gouvernement a annoncé l'ouverture d'une enquête, s'inquiète : "Dans le passé, de telles enquêtes n'ont jamais abouti. Au cours des dix dernières années, les morts de Guillaume Sessouma, Boukary Dabo, Clément Ouédraogo et David Ouédraogo n'ont jamais reçu d'explication officielle". Reporters sans frontières (RSF), dans une lettre adressée au ministre de la Justice, Larba Yarga, écrit : "Au-delà de l'émotion suscitée par la disparition de Norbert Zongo, RSF ne veut négliger aucune piste qui pourrait aider à mieux comprendre les circonstances de cette mort. Dans ce contexte, notre organisation souhaite se rendre très rapidement au Burkina Faso pour mener une enquête indépendante et rencontrer toutes les parties prenantes dans cette affaire. L'organisation ne prétend pas se substituer à la justice du Burkina Faso mais aider celle-ci à faire la lumière sur ce dossier et stopper ainsi la propagation des rumeurs qui gagnent déjà l'ensemble du pays". Pour RSF, les circonstances de ce décès sont "troubles et nécessitent des éclaircissements".
Parmi les proches du pouvoir, on ne reste pas sans réaction devant les critiques. Le 17 décembre, le CDP déclare : "Il n'était pour quelque raison que ce soit de notre intérêt, au sortir d'élections remportées brillamment et dans la transparence par notre candidat, qu'une telle situation se produisit. (...) Les propos mensongers et les affirmations gratuites du Groupe du 14 février (opposition, ndlr), tendant à nous rendre responsables de cette tragédie, ne constituent que les parties visibles d'un complot froidement prédéterminé par des politiciens en perte de vitesse, prompts à pêcher en eaux troubles".
Après que l'opposition a décrété, le 21 décembre, un deuil national de 48 heures, c'est au tour des médias d'organiser, le jeudi 24 décembre, une journée presse morte. Il faut dire que la disparition du journaliste survient alors que L'Indépendant mène, depuis des mois, une véritable campagne pour que la lumière soit faite sur le meurtre de David Ouédraogo, le chauffeur de François Compaoré, frère du Président burkinabé.
5. L'affaire David Ouédraogo
En décembre 1997, David Ouédraogo est remis, par François Compaoré, à des éléments du Conseil de l'entente, une caserne militaire. Le frère du Président reproche à son chauffeur de lui avoir volé de l'argent. Celui-ci aurait été torturé à mort. On n'a jamais retrouvé son corps. François Compaoré devait recevoir une "convocation d'inculpé" pour "meurtre et recel de cadavres", mais le jour où l'huissier chargé de lui remettre le document est passé, il était absent et, depuis, ne s'est jamais présenté devant le juge. A l'initiative du directeur de L'Indépendant, une association de soutien aux ayants droit de David Ouédraogo était en constitution.
Cette "affaire", qui mobilise largement le journal de Norbert Zongo - elle fait la "Une" de la quasi totalité des quinze derniers numéros de l'hebdomadaire -, vaut à celui-ci de nombreuses menaces. Des menaces dont il fait état, par exemple, dans le numéro 274, daté du 8 décembre, de L'Indépendant : "Supposons aujourd'hui, que L'Indépendant arrête définitivement de paraître pour une raison ou pour une autre (la mort de son directeur, son emprisonnement, l'interdiction définitive de paraître...), nous demeurons convaincus que le problème David restera posé et que, tôt ou tard, il faudra le résoudre".
6. Pourrait-il s'agir d'un accident ?
De l'avis de la quasi totalité des personnes rencontrées par la délégation de RSF, y compris dans les milieux proches de l'enquête, la thèse de l'accident ne tient pas. L'hypothèse, un temps avancé par certains, d'un incendie dû à un court-circuit électrique est réfutée par les différentes personnes qui ont pu examiner le véhicule. Il leur paraît impossible qu'un véhicule de type diesel, comme le 4x4 de Norbert Zongo, puisse prendre feu aussi violemment et soudainement. En effet, seul le chauffeur a réussi à se dégager. Pour un des employés du ranch de Norbert Zongo, présent le lendemain de l'accident sur les lieux du drame : "L'un des corps était plié comme s'il y avait eu une déflagration. Le bas des jambes était sectionné. Ca pourrait être une grenade incendiaire. C'est du travail d'expert. Ce n'est pas possible que ce soit un accident. Un diesel ne prend pas feu comme ça".
Selon le rapport du docteur Guira Oumar, de l'hôpital de la ville de Léo (60 km du lieu de l'accident), chargé du premier examen médical, le corps du chauffeur retrouvé à deux mètres du véhicule, présentait, au niveau de la tête : "Trois plaies latérales d'environ 1,5 cm de long à bords nets au niveau zygomate-jugale droite, une altération de la columelle avec epitaxis bilatérale, une plaie contuse frontale de 3 cm / 2 cm avec un hématome local, un affaissement des globes oculaires. Le crâne et la face étaient souillés de sang séché". Et de préciser que le corps portait des "brûlures de deuxième et troisième degré siégeant surtout dans la partie inférieure du corps, à l'hémithorax et à l'hémiabdomen gauche estimées à une surface corporelle de 27 % environ". En conclusion, le docteur Guira parle de "traumatisme facial et osseux". En clair, les plaies sur le visage du chauffeur sont probablement dues, pour certaines, à "un objet tranchant". "Il semble, poursuit le docteur Guira, qu'il soit très difficile que les brûlures constatées sur le corps d'Ablassé Nikiema suffisent à expliquer sa mort". Quant aux trois autres cadavres, dont les membres inférieurs étaient désolidarisés du reste du corps, il est difficile de dire si cela est dû à l'action du feu ou à une autre raison. Rien ne peut être exclu".
Un témoin rencontré sur place dans le village de Sapouy, qui a préféré gardé l'anonymat - "J'ai peur", a-t-il expliqué à la délégation - affirme : "Lundi 14 décembre, vers midi, j'ai rencontré un Peul qui m'a dit qu'il avait vu ce qui s'était passé. Deux hommes sont arrivés près du véhicule, ils ont tiré puis ont mis le feu. Ils étaient en civil et avaient des fusils. Le chauffeur a crié. Les deux hommes étaient à bord d'une autre voiture. Ils sont repartis ensuite vers Sapouy". Et d'ajouter : "Le Peul ne vous dira rien, il a peur, comme moi".
Un autre témoin, également paysan à Sapouy, précise : "J'étais dans mon champ qui est à environ 600 mètres de la route. J'ai entendu un ronflement de voiture très fort. Ce bruit m'a fait peur, je n'y suis pas allé. J'ai vu de la fumée. J'avais peur que les gens disent que c'est moi qui ait fait l'accident". En contradiction avec le témoin précédent, il précise : "Je n'ai pas entendu de coups de feu. Il n'y a pas eu de cris".
Toujours à Sapouy, deux autres personnes ont, affirment-elles, constaté des événements "bizarres" ce jour là. La gérante d'une buvette de la localité raconte : "Un véhicule Toyota bleu, avec une double cabine et une bâche, est passé à toute vitesse environ 15 minutes après que Norbert et ses amis se soient arrêtés chez nous. Le véhicule ne portait pas de plaque d'immatriculation. Il est repassé environ 15 minutes après, toujours à grande vitesse. Cela m'a paru suspect". Un récit corroboré par un voisin : "On jouait aux cartes à environ 100 mètres de la route. J'ai remarqué le véhicule à cause de sa grande vitesse. Sur la porte avant, il y avait le sigle : "Parc automobile de l'Etat".
7. La thèse de l'assassinat : un journaliste très menacé
Au-delà de l'ensemble de ces témoignages et du rapport du docteur Guira, le contexte dans lequel intervient la mort de Norbert Zongo milite, lui aussi, en faveur de la thèse de l'assassinat. L'enquête menée par le directeur de L'Indépendant sur la mort du chauffeur de François Compaoré lui avait valu de sérieuses menaces (cf. supra). Sur ce point, tous les témoignages concordent. Ainsi, celui de Germain Nama, professeur de philosophie, membre de la Commission nationale de l'Unesco et président de la "Commission arbitrale" du MBDHP : "Je savais qu'il était très menacé. Mais il a pris ces menaces au sérieux bien trop tard. Ils sont même venus le voir en lui disant qu'ils étaient envoyés pour le buter. Pour preuve, ils lui ont tracé son emploi du temps avec une précision qui a fait peur à Norbert. Le scénario, c'était de le faire disparaître et de retrouver son corps dans la brousse quelques jours plus tard. Ils affirmaient venir de la part de François Compaoré. Il les a rencontrés au moins à deux reprises au mois d'octobre. Celui qui devait le tuer était un certain D. qui faisait partie du commando qui a assassiné l'opposant Valentin Kinda, à Abidjan, à l'époque de Thomas Sankara".
Pour Geneviève Poda, l'épouse de Norbert Zongo, il ne fait pas de doute que son mari était menacé : "Déjà, en 1997, il avait été poursuivi par une voiture alors qu'il roulait à moto. En octobre dernier, Frank Alain Kaboré, avec qui il était en affaires, est venu le voir ici-même à la maison. Il lui a dit qu'il était envoyé par un ministre, à qui François Compaoré avait demandé de mettre en garde Norbert Zongo".
S., une amie proche de Norbert Zongo, est encore plus précise : "Le 27 octobre dernier, il m'a parlé des menaces qu'il avait reçues. Un informateur, dont il ne m'a pas donné le nom, lui a dit qu'on voulait l'assassiner. Il s'agirait d'un certain D. Pour lui prouver que c'était sérieux, il lui a dit qu'il connaissait tous les détails de son emploi du temps, citant par exemple le nombre de fois où nous sommes allés ensemble dans tel restaurant. Il lui a même précisé qu'il serait assassiné dans son ranch, et que c'était François Compaoré qui aurait contacté le tueur". Comme Mme Zongo, S. affirme que Frank Alain Kaboré aurait été chargé de mettre en garde le directeur de L'Indépendant. Un membre du gouvernement lui aurait expliqué, citant le frère du président de la République : "Je ne comprends pas pourquoi il (Norbert Zongo, ndlr) s'acharne à parler de cette affaire (David Ouédraogo, ndlr). Je l'ai protégé dans le passé, mais aujourd'hui je ne peux plus rien pour lui".
Maître Bénéwendé S. Sankara, l'avocat des ayants droit de David Ouédraogo est tout aussi catégorique : "A plusieurs reprises, il m'a répété qu'on risquait de le tuer. On lisait en lui une certaine angoisse d'être traqué". Pour l'avocat, confirmant ainsi d'autres témoignages, dont celui d'un directeur d'une entreprise de transport, Norbert Zongo a été "approché" par des hommes du pouvoir afin qu'il cesse d'écrire sur cette affaire. "Au début de l'année 1998, au moment où il a commencé à s'intéresser à ce dossier, précise Me Sankara, Oumarou Kanazoé, un richissime hommes d'affaires l'aurait rencontré. Tout comme Frank Alain Kaboré. Chaque fois, il s'agissait de faire en sorte que Norbert laisse tomber".
8. François Compaoré au cœur de plusieurs "affaires"
Il faut rappeler que ce n'est pas la première fois, avec ce qu'il est convenu d'appeler "l'affaire David", que Norbert Zongo croise le chemin de François Compaoré. Déjà, le directeur de L'Indépendant avait eu à faire au frère du Président, quand il avait mis en cause la belle-mère de celui-ci qui avait bénéficié du monopole sur l'exportation des cuirs. Ce qu'on a appelé "l'affaire Tan-Aliz". "A la veille de sa mort, complète S., il m'a dit qu'il avait reçu un appel de Mme Dupuch, l'épouse du français qui était au centre de "l'affaire CEMOB", une vaste escroquerie dans le domaine de l'exploitation de l'or. Mme Dupuch avait parlé d'un nouveau scandale dans cette affaire, et Norbert m'avait dit que ça touchait la famille Compaoré". Et de conclure : "Chaque fois qu'il venait chez moi, il me disait qu'il avait peur. Le vendredi 11 décembre, il n'avait pas voulu se rendre en mobylette à un rendez-vous, dans un hôtel de la ville. Il avait préféré prendre un taxi en m'expliquant : "Les menaces se précisent". Au retour, il m'avait dit : "On va m'assassiner".
Ces menaces et ces pressions n'ont pas empêché L'Indépendant de bénéficier, en 1998, d'une aide de 7 millions de francs CFA du Fonds de subvention de l'Etat à la presse privée : "Les seuls critères sont d'ordre techniques", précise Mahamoudou Ouédraogo, ministre de la Communication et de la Culture.
L'affaire de la "tentative d'empoisonnement" dont aurait été victime Norbert Zongo, le 8 novembre à Kaya, a contribué à accréditer l'idée que certains étaient prêts à tout pour le réduire au silence. Ce jour là, après avoir donné une conférence, il va manger chez des amis. Toute la famille est intoxiquée, mais lui, plus gravement atteint que les autres, doit être hospitalisé. Si Norbert Zongo avait parlé, quelques jours plus tard, de produits avariés dans les colonnes de son propre journal, il était sûr, affirment ses amis, qu'il s'agissait bien d'une "tentative d'empoisonnement". "Nous avons pu examiner la boîte de tomate dont on disait qu'elle était la cause du mal, mais la date de péremption n'était pas dépassée" ajoute l'un de ses frères.
9. Norbert Zongo et le "Safari Sissili"
Si Norbert Zongo s'était fait de solides ennemis la plume à la main, il avait une autre occupation qui lui avait valu également quelques difficultés. Depuis 1992 en effet, le journaliste bénéficiait d'une concession de chasse de plus de 30 000 hectares, le "Safari Sissili". Or, rappelle Salif Diallo, ministre d'Etat chargé de l'Environnement et de l'Eau : "Malgré le classement de cette zone depuis 1935, l'Office national de l'exploitation des ressources animales avait autorisé, au début des années 80, un groupe d'éleveurs à s'installer dans cette forêt. Ce qui avait entraîné des protestations de la part du ministère". Et des problèmes avec le nouveau concessionnaire : "Alors que Norbert Zongo avait la légalité avec lui, les éleveurs peuls continuaient à occuper une bonne partie des terres. Ce qui explique que le journaliste payait à l'Etat une redevance équivalent à un tiers de la zone qui lui était théoriquement attribuée".
Après de multiples incidents, un accord est enfin trouvé : "Au mois d'août 1998, ajoute le ministre d'Etat chargé de l'Environnement et de l'Eau, nous avons pris sur nous de faire sortir les éleveurs de la zone. Mais ils avaient déjà semé et nous avons finalement décidé d'attendre la fin des récoltes". Robert, le jeune frère de Norbert Zongo, est encore plus précis dans ses accusations : "Nous avons des problèmes avec les Peuls. Ils abattent les arbres et abritent les braconniers. Ces braconniers tirent des animaux pour vendre leur viande à Ouaga. Aussi, nous avions fixé un ultimatum au 16 décembre pour que les Peuls déguerpissent. Maintenant que Zongo est mort, tout est à l'eau". Et de conclure : "Tous ceux qui se disent "grands" ont des troupeaux dans la Sissili, comme par exemple ce ministre qui est parent avec les Peuls. Je pense qu'il ne devait pas apprécier qu'on foute dehors ses parents".
De là à en déduire que la mort de Norbert Zongo pourrait être liée à ces problèmes de territoire de chasse, il n'y a qu'un pas, que certains n'hésitent pas à franchir. Même si les proches du journaliste sont convaincus du contraire, à l'image de cet employé du ranch qui a expliqué à la délégation de RSF : "J'ai le sentiment que ce n'est pas un problème de chasse. Je crois qu'il faut plutôt regarder du côté des bandits de bas de gamme, des sous-fifres, commandités, bien sûr, par quelqu'un". Au ministère de l'Environnement et de l'Eau, on partage ce point de vue : "Un consensus avait été trouvé", affirme-t-on, précisant même qu'un budget est prévu pour créer une nouvelle zone pastorale réservée aux éleveurs de la Sissili.
10. Conclusions
Une enquête de police qui tourne court. Des premières observations de Reporters sans frontières (RSF), il ressort que l'enquête de police, qui aurait dû normalement être menée immédiatement après la mort de Norbert Zongo, ne l'a pas été. Au 31 décembre, pas un seul des témoins interrogés par RSF n'avait été entendu par la police : ni la famille, ni les proches, ni les collègues de travail, ni les employés du ranch, ni ceux qui affirment avoir vu "l'accident" n'ont eu à déposer. On ne leur a tout simplement rien demandé. Pour expliquer - et justifier - cette situation, un responsable de la police nationale rappelle : "Nous sommes embarrassés. Est-ce que la police devait continuer ses investigations alors que les autorités avaient décidé, dès le 18 décembre, de mettre en place une commission d'enquête ? Sans ordonner explicitement au responsable provincial de cesser ses recherches, nous avons pensé qu'il n'était pas souhaitable que deux enquêtes soient menées de front". D'autres font remarquer que des investigations plus poussées, en dehors du cadre de la commission d'enquête indépendante, auraient été suspectées de partialité. L'ouverture d'une information judiciaire le 24 décembre - confiée au juge d'instruction du cabinet n°1, Wenceslas Ilboudo - paraît bien tardive pour qui veut sérieusement élucider cette affaire.
Des retards préjudiciables dans la mise en place de la commission d'enquête. Le débat autour de la composition de la commission d'enquête - qui oppose le pouvoir à l'opposition, alliée en la circonstance aux organisations de défense des droits de l'homme - ne doit, en aucun cas, dédouaner les autorités de leurs responsabilités. L'enquête de voisinage de police, les auditions des premiers témoins, la désignation d'experts en matière de balistique, la mise en œuvre d'une véritable autopsie : rien de cela n'avait été fait au 31 décembre. Comme le précise fort justement un responsable de la police nationale : "Plus on tarde et plus on perd de pistes". Sans oublier qu'il sera nécessaire de faire appel à des experts internationaux : les milieux proches de l'enquête précisent que le Burkina Faso ne possède pas forcément toutes les compétences nécessaires, en matière, par exemple, d'explosifs. Les débats très "politiciens" auxquels donne lieu la mise en place de la commission d'enquête indépendante ne font pas le jeu de ceux qui sont attachés à découvrir la vérité.
Des rumeurs sans fondement. Mener à bien l'enquête qui s'impose permettrait de tordre le cou à un certain nombre de rumeurs qui participent à alourdir l'atmosphère. Ainsi, il a suffi à la délégation de RSF de rencontrer un des collègues de travail de Norbert Zongo pour pouvoir affirmer aujourd'hui que la gourde retrouvée sur place, et que certains voyaient déjà comme la preuve qu'on avait jeté de l'essence avant de mettre le feu au véhicule, appartenait en fait au chauffeur de Norbert Zongo. Quant aux douilles de calibre 12 trouvées à proximité du Toyota Landcruiser, elles sont les mêmes que celles utilisées par Norbert Zongo pour chasser. Enfin, il n'est pas inutile de préciser que si l'on a pu constater un impact suspect au niveau du montant de la vitre avant droite, les impacts relevés dans la porte arrière droite proviennent en fait de l'intérieur du véhicule et non d'éventuels agresseurs. Il pourrait s'agir des munitions de Norbert Zongo et de ses amis qui auraient éclaté sous l'effet de la chaleur.
Des témoins qui ont peur. Dans un pays qui affirme construire un Etat de droit, ce sentiment, partagé par la plupart des personnes rencontrées par la délégation de RSF, est inquiétant. Il s'appuie sur la conviction que les "puissants" échappent toujours à la justice : "Ce ne serait pas la première fois qu'une commission d'enquête désignée par les autorités ne débouche sur rien", affirment certains. Ainsi, ce fut le cas lors de l'assassinat, en 1991, de Clément Oumarou Ouédraogo, tué par une grenade dans sa voiture. Le Garde des Sceaux avait précisé que l'enquête avait abouti à des "conclusions infructueuses". Le fait même que François Compaoré, le frère du Président, ait pu échapper à une "convocation d'inculpé" dans le cadre de l'enquête sur la mort de son chauffeur, ne fait que renforcer cette impression.
Cette peur, partagée par tous les témoins, avait gagné Norbert Zongo. "Il ne se sentait plus en sécurité", affirme un de ses employés. "Il se sentait guetté", ajoute son jeune frère. "Je pense qu'on va me tuer", aurait-il lancé à une amie, la veille de sa mort. Aujourd'hui encore, parler de "l'affaire Zongo" n'est pas chose aisée. Ainsi, l'émission de la télévision nationale "Médiascopie", qui devait être consacrée à Norbert Zongo, n'a pas été diffusée, comme prévu, le dimanche qui a suivi le drame et ne le sera pas le dimanche 27 décembre. "L'ordre est venu d'en haut", affirme un des responsables de la télévision d'Etat.
Il ne s'agit pas d'un accident. Sur les causes mêmes de la mort de Norbert Zongo, il sera possible de se prononcer avec plus de précision et de certitude, lorsque des investigations complémentaires en matière de balistique et d'autopsie des corps auront été menées. Mais tout concourt à exclure la thèse de l'accident, et notamment le premier rapport médical. D'ailleurs, dans les milieux qui suivent l'enquête au plus près, on affirme que les circonstances de la mort de Norbert Zongo et de ses camarades sont "suspectes" et, si l'on refuse de répondre catégoriquement à la question de l'origine de la mort, on penche néanmoins vers la thèse de l'assassinat.
Assassiné par qui ? Les rumeurs les moins vérifiables ont circulé. Certains ont parlé des "coupeurs de route", de trafic entre le Ghana et le Burkina Faso (le "Safari Sissili" longe la frontière), d'autres encore de groupes "extrémistes" voulant déstabiliser le régime du président Blaise Compaoré. Mais rien de cela n'a été étayé par le moindre début de preuve. Quant à la thèse d'une mort liée à des problèmes de chasse, elle semble difficilement soutenable, les personnes interrogées reconnaissant toutes que le dossier était sur la voie d'un règlement. "Je pense qu'il avait trouvé une solution avec les autorités administratives et les éleveurs. Il en faisait de moins en moins cas", raconte ainsi Basile Baloum, secrétaire de rédaction de L'Indépendant. Reste alors la thèse du meurtre lié au journalisme d'investigations pratiqué par Norbert Zongo, et plus particulièrement à ses enquêtes sur la mort du chauffeur de François Compaoré, et les passe-droits dont bénéficiait le frère du chef de l'Etat dans cette affaire.
Rester vigilant. Pour en finir avec l'impunité qui a trop longtemps éclaboussé la vie politique burkinabé, il faut impérativement résoudre "l'affaire Zongo". Après avoir joué la carte de l'ouverture, les autorités de Ouagadougou ont semblé tergiverser. La méfiance est telle du côté de l'opposition - la passé n'incite pas, c'est vrai, à l'optimisme - que chacun soupçonne l'autre de calculs plus ou moins machiavéliques. Et les lacunes constatées dans l'enquête sur la mort du directeur de L'Indépendant sont nombreuses, comme l'a relevé la délégation de RSF. Mais l'heure n'est plus aux procès d'intention. Il faut, d'urgence, diligenter les enquêtes manquantes. RSF, qui se veut constructive, est prête à suivre ce dossier et à apporter, si on le lui demande, sa contribution à son éclaircissement.
Fait à Ouagadougou, le 31 décembre 1998
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20.01.2016