Albanie : la liberté de la presse victime du manque de pluralisme et de transparence dans la propriété des médias

RSF et d’autres organisations internationales de journalistes et de défense de la liberté des médias regrettent le marasme dans lequel se trouve la liberté de la presse en Albanie. L’accaparement des médias par les intérêts économiques et politiques étouffe le journalisme. Il est temps de procéder à des réformes en profondeur.

À la suite d’une mission d’enquête de deux jours à Tirana, les 17 et 18 novembre 2022, les partenaires de la Plateforme pour la sécurité des journalistes du Conseil de l’Europe publient aujourd’hui leurs conclusions sur la liberté de la presse, le pluralisme des médias et la sécurité des journalistes en Albanie.

Au cours de cette visite, les organisations ont rencontré l’association des journalistes, des rédacteurs en chef et des journalistes, des membres du gouvernement, des membres du Parlement, le Premier ministre, les autorités judiciaires, les forces de l’ordre, l’Agence de l’information et de la protection de la vie privée, le régulateur des médias, le conseil de la presse, des ONG et le radiodiffuseur public.

Nous sommes arrivés à la conclusion que, dans l’ensemble, la liberté de la presse continue de se détériorer en Albanie. Alors que le cadre judiciaire reste globalement satisfaisant, aucun progrès n’a été réalisé ces dernières années pour améliorer l’environnement du journalisme indépendant et de surveillance ou encore le pluralisme des médias.

Certaines améliorations ont toutefois pu être notées. Au cours d’une réunion, la délégation a été informée que la Conférence des présidents du Parlement avait voté, le 15 novembre, le retrait officiel du “paquet anti-diffamation” du calendrier parlementaire. Un vote sur cette question doit avoir lieu dans les prochaines semaines au Parlement. Sorte d’épée de Damoclès sur le marché des médias depuis près de trois ans, cette proposition législative d’enregistrer et de réguler les médias en ligne aurait entraîné de graves conséquences si elle avait été adoptée.

Nous saluons la volonté du gouvernement de tenir compte des préoccupations des institutions et organisations internationales, ainsi que de la communauté journalistique dans leur opposition à la loi, ainsi que, plus largement, dans leur volonté de mettre en œuvre les normes internationales en matière de liberté de la presse et d’expression en particulier celles du Conseil de l’Europe, à l’instar de la Commission de Venise, et de l’Union européenne sur d’autres questions relatives à la liberté de la presse.

Nous saluons également l’augmentation du nombre de conférences de presse organisées par le Premier ministre depuis la pandémie de Covid-19, ce qui a permis aux journalistes de poser directement un plus grand nombre de questions sur des sujets d’intérêt public. En matière de transparence, nos organisations se félicitent également de la récente ratification et de l’entrée en vigueur de la Convention du Conseil de l’Europe sur l’accès aux documents publics de 2005.

La rapidité avec laquelle la police enquête sur les attaques contre les journalistes et l’application de mesures disciplinaires pour les cas impliquant des membres des forces de l’ordre sont également à saluer. Les informations reçues par la délégation sur les initiatives de formation des policiers sur le rôle et les droits des journalistes se révèlent elles aussi encourageantes. De même, nos organisations saluent l’augmentation, à la fois en nombre et en qualité, des réponses de l’État aux alertes concernant des menaces contre la liberté de la presse déposées sur la Plateforme pour la sécurité des journalistes du Conseil de l’Europe.

En dépit de ces avancées, les représentants des médias que la délégation a rencontrés perçoivent distinctement une détérioration du climat pour le journalisme libre et indépendant en Albanie. Cette perception se  reflète par l’augmentation du nombre d’alertes postées sur la Plateforme du Conseil de l’Europe, notamment les agressions de journalistes, les discours de dénigrement de la part de personnalités politiques et les inquiétudes quant au climat restrictif de l’accès à l’information.

Toutefois, la source de bon nombre de menaces envers le journalisme indépendant en Albanie reste l’accaparement d’une grande partie du paysage médiatique par des intérêts économiques privés. Les propriétaires de médias, dont beaucoup possèdent des participations croisées dans des industries stratégiques réglementées par l’État et dépendant d’appels d’offres publics, utilisent systématiquement leurs actifs médiatiques pour servir leurs propres intérêts privés ou politiques plutôt que l’intérêt public. La concentration des médias sous le contrôle de tels groupes d’entreprises s’est intensifiée ces dernières années.

Il en résulte un haut degré d’ingérence directe de ces propriétaires dans la ligne éditoriale ; Certaines questions sensibles sont  considérées comme “hors limite” pour les journalistes. Ces pratiques sapent depuis longtemps la confiance du public dans l’intégrité des médias et entraînent une autocensure chronique au sein de la communauté journalistique, ainsi qu’une baisse de la qualité des reportages d'investigation.

Dans le domaine de la régulation des médias, les nominations politiques à l’Autorité des médias audiovisuels (AMA) continuent de mettre son indépendance en question. Le sous-financement du radiodiffuseur public Radio Televizioni Shqiptar (RTSH) reste une autre source de préoccupation.

L’un des problèmes les plus pressants pour le travail journalistique quotidien demeure le manque de transparence et d’accès à l’information. Lorsqu’ils sont en demande d’informations ou de commentaires auprès des autorités et des personnalités publiques, les journalistes sont régulièrement ignorés. À tous les niveaux du gouvernement, ils rencontrent aujourd’hui encore des obstacles lorsqu’ils posent des questions ou tentent d’enquêter sur ceux qui détiennent le pouvoir.

Selon les journalistes, si la nouvelle Agence des médias et de l’information (MIA) a favorisé l’augmentation des commentaires publics des ministres et autorités publiques sur certaines questions, elle a aussi, dans l’ensemble, permis un contrôle accru sur l’information, et ce au sein d’un environnement déjà tendu. Les journalistes ont également déclaré à la délégation que les décisions prises par le commissaire aux données et à l’information sur les demandes de documents d’intérêt public, par le biais de plaintes pour atteinte à la liberté d’information (FOI), ne sont pas traitées aussi efficacement qu’auparavant.

Dans le même temps, le cabinet du Premier ministre continue d’utiliser son propre appareil de communication pour partager du contenu écrit et audiovisuel clé en main aux médias. La chaîne personnelle du Premier ministre, Edi Rama Television (ERTV), continue de diffuser des entretiens avec le Premier ministre et d’autres personnalités politiques avec des questions non gênantes. Cette stratégie de communication contourne les journalistes et protège les autorités contre les questions embarrassantes. La même technique est employée par le maire de Tirana, dont les contenus étroitement contrôlés s’imposent sur les écrans de télévision, façonnent la couverture des actualités et échappent au contrôle journalistique.

La sécurité des journalistes reste un problème majeur. Si les graves agressions restent rares, de récents cas de violence contre des journalistes témoignent des menaces auxquelles les professionnels des médias sont confrontés en raison de leur travail. Les retards avec lesquels les responsables de ces attaques sont amenés devant la justice sont sources d’impunité.

Les efforts déployés par des personnalités politiques de premier plan pour discréditer et dénigrer les journalistes critiques persistent. Bien que le recours du Premier ministre à un discours agressif et insultant à l’égard des médias ait diminué, le fait de dire à des journalistes qui posent des questions déstabilisantes qu’ils doivent subir une “rééducation”, assorti d’exclusions unilatérales des conférences de presse, s’est révélé encore plus dommageable. Si le Premier ministre a affirmé lors d’une réunion qu’il s’agissait de notes  d’humour, les retombées professionnelles de cette "blague" ont été graves pour les journalistes.

Bien que les peines de prison pour diffamation aient été abolies en 2012, la diffamation et l’insulte restent passibles d’amendes. Le cas, signalé par la Plateforme du Conseil de l’Europe, d’une plainte pour diffamation déposée contre un journaliste par l’ancienne procureure en chef de Tirana pour avoir révélé, dans un article, son processus de contrôle, est un exemple préoccupant de la manière dont des personnalités influentes abusent de ces lois afin de museler le journalisme de surveillance.

L’autocensure des journalistes constitue un problème systémique exacerbé par les mauvaises conditions de travail et les faibles droits des professionnels des médias. Les bas salaires et l’instabilité professionnelle rendent les journalistes vulnérables aux pressions exercées par les propriétaires de médias.

 


 

La délégation était composée de représentants d’ARTICLE 19, du Comité pour la protection des journalistes (CPJ), de l’Union européenne de radio-télévision (UER), du Centre européen pour la liberté de la presse et des médias, de la Fédération européenne des journalistes, de l’International Press Institute et de Reporters sans frontières (RSF).

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