Trois ans après l'assassinat de Carlos Cardoso, tous les responsables ne sont pas connus

Carlos Cardoso, le journaliste le plus connu du Mozambique, a été assassiné en novembre 2000. Trois ans après les faits, un ou plusieurs commanditaires sont encore en liberté. Une enquête est en cours pour déterminer les responsabilités éventuelles du fils du chef de l'Etat dans cette affaire. Reporters sans frontières, qui s'est rendue sur place, publie un rapport et demande à la justice d'aller au bout de ses engagements.

Un représentant de Reporters sans frontières s'est rendu au Mozambique du 28 octobre au 6 novembre 2003, pour faire le point, trois ans après les faits, sur l'évolution du dossier Carlos Cardoso, un journaliste abattu à Maputo en novembre 2000. Reporters sans frontières a rencontré des proches du journaliste, ses anciens collègues, des confrères, des magistrats, ainsi que des responsables politiques. Le représentant de l'organisation a notamment été reçu par le ministre de la Justice, Jose Abudo, ainsi que par le procureur général de la République, Joaquim Madeira. Reporters sans frontières avait demandé aux autorités l'autorisation de rendre visite en prison à deux des assassins de Carlos Cardoso : Momade Abdul Satar (dit « Nini », qui a accusé le fils du président de la République d'être impliqué dans la mort du journaliste) et Anibal dos Santos Junior (surnommé « Anibalzinho, le chef de l'équipe qui a exécuté Carlos Cardoso). Le délégué de l'organisation n'a été autorisé qu'à rencontrer ce dernier. Le 22 novembre 2000, un journaliste tombe en plein centre de Maputo Carlos Cardoso (photo), directeur du quotidien Metical, a été assassiné, le 22 novembre 2000, sur l'avenue Martires de Machava à Maputo. Il était dans sa voiture avec son chauffeur quand deux hommes leur ont bloqué la route et ont ouvert le feu. Carlos Cardoso, touché de plusieurs balles à la tête, est mort sur le coup. Son chauffeur a été grièvement blessé. Avant sa mort, le journaliste enquêtait sur le plus gros scandale financier du pays depuis son indépendance : le détournement d'une somme équivalente à 14 millions d'euros de la Banque commerciale du Mozambique (BCM). Il avait notamment cité dans ses articles les noms des frères Satar et de Vicente Ramaya, trois hommes d'affaires très influents. Tous les responsables ne sont pas connus Le 31 janvier 2003, six personnes ont été condamnées à des peines allant de vingt-trois à vingt-huit ans de prison pour l'assassinat de Carlos Cardoso, directeur du journal Metical, le 22 novembre 2000. Pendant le procès, deux des prévenus avaient accusé le fils aîné du président de la République, Nyimpine Chissano (photo), 33 ans, d'être le véritable commanditaire de l'assassinat du journaliste. Immédiatement convoqué et entendu par le juge Augusto Paulino, Nyimpine Chissano avait nié être mêlé, de quelque manière que ce soit, à ce meurtre. Le lendemain de l'énoncé du verdict, la mère du journaliste, Maria Luisa Cardoso, s'exclamait auprès de l'agence de presse portugaise Lusa : « Alors, le fils du Président, lui, il reste libre ! » Fin décembre 2002, un peu avant la fin du procès, le procureur général de la République, Joaquim Madeira, avait pourtant annoncé l'ouverture d'une enquête pour déterminer les responsabilités éventuelles de Nyimpine Chissano dans l'assassinat de Carlos Cardoso. Ce dossier numéroté 149/PRC/2003 concerne, outre le fils du Président, trois de ses proches : Octavio Mutemba, ancien ministre et responsable de la Banco Austral, Apolinario Pataguana, directeur d'Expresso Tours, une agence de voyages propriété de Nyimpine Chissano, et Candida Cossa, femme d'affaires et ancien officier des douanes. Les personnes rencontrées au cours de la mission de Reporters sans frontières ont l'intime conviction que tous les responsables de l'assassinat n'ont pas encore été identifiés. Elles affirment unanimement qu'un autre commanditaire se cacherait derrière les six condamnés. Mais personne n'accuse catégoriquement Nyimpine Chissano. « Cela peut être lui ou quelqu'un d'autre de très influent », a confié un ancien confrère de Carlos Cardoso. Depuis sa cellule de la prison de haute sécurité de Maputo, Anibalzinho a déclaré à Reporters sans frontières être le seul à connaître toute la vérité. « Je vais mourir ici. Des personnes dehors souhaitent que je meure ici. Si, un jour, il y a un nouveau procès, alors peut-être que je dirai tout ce que je sais ». Interrogé sur l'existence d'autres responsables de la mort du journaliste qui seraient encore en liberté, le détenu a affirmé : « Je ne peux pas répondre ». Avant d'ajouter : « Moi, j'ai tué Cardoso mais je n'ai pas ordonné sa mort ». Un procès exemplaire Deux ans après les faits, le 18 novembre 2002, le procès de six personnes accusées de l'assassinat de Carlos Cardoso s'ouvre à Maputo. Après un mois d'audiences et plusieurs semaines de délibéré, le juge Augusto Paulino prononce le verdict, le 31 janvier 2003. Les six prévenus sont condamnés à des peines comprises entre vingt-trois et vingt-huit ans de prison. Ce procès s'est tenu devant un tribunal spécial mis en place à l'intérieur même de la prison de haute sécurité par crainte de "troubles à l'ordre public". Les journalistes ont été autorisés à assister aux débats et toutes les audiences ont fait l'objet d'une retransmission en direct à la télévision et à la radio nationales. Momade Abdul Satar (« Nini ») a été condamné à vingt-quatre ans de prison ; Ayob Abdul Satar, Vicente Ramaya, Manuel Fernandes et Carlos Rachid Cassamo, à vingt-trois ans et demi de prison. Ces cinq prévenus ont été reconnus coupables "d'homicide" dans l'assassinat de Carlos Cardoso. Un sixième homme, Anibal Antonio dos Santos Junior (« Anibalzinho »), a également été condamné par contumace à vingt-huit ans de prison et quinze années de privation de ses droits civiques. Il s'était évadé de la prison de haute sécurité de Maputo en septembre 2002, avant d'être repris en janvier 2003. « Personne n'est au-dessus des lois » A ce jour, l'enquête concernant l'implication éventuelle de Nyimpine Chissano dans l'assassinat du journaliste est en cours. Selon Lucinda Cruz, l'avocate de la famille Cardoso, rien ou presque n'a été fait depuis février 2003. Le procureur général de la République, Joaquim Madeira, affirme, de son côté, que les enquêteurs attendaient la fin du procès de sept policiers accusés d'avoir facilité l'évasion d'Anibalzinho (l'un des assassins du journaliste qui avait réussi à s'enfuir en septembre 2002 avant d'être repris), espérant, à cette occasion, obtenir de nouvelles informations sur l'affaire Cardoso. « Depuis la fin du procès des responsables de l'évasion d'Anibalzinho, les travaux ont repris. Dans tous les cas, il n'est pas juste de dire que le processus n'avance pas parce que le fils du chef de l'Etat est impliqué. C'est tout simplement faux », a déclaré Joaquim Madeira à Reporters sans frontières. « J'ai même nommé une adjointe, Rafael Sebastião, pour s'occuper à part entière de ce dossier », a-t-il ajouté. Le procureur général a insisté sur le fait que, au Mozambique, « personne n'est au-dessus des lois. Nyimpine Chissano est un citoyen comme les autres et doit respecter la loi. Mais il ne faut pas oublier qu'il est toujours présumé innocent ». Le chef de l'Etat, Joaquim Chissano, s'est prononcé à plusieurs reprises sur cette affaire, affirmant qu'il n'interfèrerait pas dans le cours de la justice, même après que le nom de son fils avait été évoqué. Quant aux résultats de cette enquête, le procureur général a expliqué qu'il lui était impossible d'indiquer une date précise, mais que les investigations étaient « plus proches de la fin que du début ». L'avocate de la famille Cardoso insiste sur ce point : « Ils doivent maintenant se prononcer. Quel que soit le résultat, ils ne peuvent pas laisser l'enquête au point mort, sans rien dire. Ils doivent donner leurs conclusions et expliquer ce qui leur a permis d'arriver à ces conclusions. Le peuple mozambicain a le droit de savoir ». Le fils du Président a menti Plusieurs personnes rencontrées à Maputo par Reporters sans frontières affirment que l'implication éventuelle de Nyimpine Chissano ralentit inévitablement l'enquête. « Quoi qu'on en dise, le fait que le nom du fils du Président ait été mentionné a forcément des conséquences sur le travail des enquêteurs. N'importe où dans le monde, ce serait la même chose. Ce n'est pas rien d'enquêter sur la famille du chef de l'Etat », a souligné un journaliste. De la même manière, la plupart des personnes interrogées doutent réellement que se tienne, un jour, un procès contre Nyimpine Chissano. « Pourtant, au tribunal, il a menti. C'est certain. Notamment concernant la Banco Austral (le fils du chef de l'Etat avait nié avoir travaillé pour cette banque, mais un journal local a publié son contrat) », a déclaré Paul Fauvet, responsable du service en anglais de l'agence de presse mozambicaine (AIM), et coauteur d'un ouvrage consacré à Carlos Cardoso. « Dans cette affaire, l'image de Nyimpine Chissano a été ternie et il n'y a aucun doute sur ses liens avec le business des frères Satar (condamnés pour avoir organisé l'assassinat) », a ajouté le journaliste. Un proche de l'enquête a confirmé, sous couvert d'anonymat : « Les accusations des frères Satar ne suffisent pas. Il faut d'autres preuves. Mais ce qui est certain, c'est que Nyimpine et Nini (Momade Abdul Satar) se connaissent et sont amis ». Des accusations et des coïncidences troublantes Fin septembre 2003, sept policiers accusés d'avoir facilité l'évasion d'Anibalzinho ont été acquittés par le tribunal de la province de Maputo. Le juge Carlos Caetano, en charge du dossier, a critiqué le ministère public pour son manque de sérieux dans cette affaire. Il a reproché aux services du procureur d'avoir fait preuve de négligence et de ne pas avoir mené toutes les investigations nécessaires. Le magistrat a ajouté que les sept policiers n'étaient que des « bouc émissaires destinés à cacher les intouchables ». Pendant ce procès, Momade Abdul Satar a accusé le fils du Président d'être à l'origine de l'évasion d'Anibalzinho, pour l'empêcher de témoigner dans l'affaire Cardoso. Enfin, le juge Caetano s'est étonné du comportement de la garde présidentielle. Cette unité d'élite de la police n'a pas pour habitude d'être présente dans les prisons. Pourtant, des membres de la garde présidentielle ont été envoyés à la prison de haute sécurité le jour où Anibalzinho y est entré, en février 2001, pour ne quitter les lieux que le lendemain de son évasion. Dans tous les cas, il semble aujourd'hui évident qu'Anibalzinho a bénéficié de complicités à l'intérieur même de la prison et au sein de la police pour s'enfuir. Plusieurs journalistes ont également été surpris d'apprendre la capture d'Anibalzinho le jour même de l'énoncé du verdict, le 31 janvier 2003, donc trop tard pour qu'il témoigne devant le tribunal. L'un d'eux se rappelle qu'un quotidien sud-africain, The Sowetan, avait affirmé que la police sud-africaine aurait en réalité arrêté le fuyard plusieurs jours auparavant et l'auraient gardé au secret sans raison apparente. Par ailleurs, fin février 2003, Candida Cossa, une femme d'affaires proche de Nyimpine Chissano, a déclaré qu'elle avait menti à la cour pour protéger le fils du Président. Pendant le procès, Momade Abdul Satar avait présenté à la cour des chèques signés par Nyimpine Chissano qui constituaient, selon lui, une preuve que le fils du Président avait payé pour l'assassinat de Carlos Cardoso. Candida Cossa avait alors affirmé que ces chèques lui étaient destinés et devaient servir de caution pour un prêt. Quelques semaines plus tard, la riche femme d'affaires a demandé à être entendue de nouveau par la justice. Elle est alors revenue sur ses propos, affirmant qu'elle avait été contrainte de mentir par Nyimpine Chissano lui-même. Les influences politiques Joaquim Chissano, à la tête du pays depuis 1986, jouit d'une bonne réputation tant auprès de la communauté internationale qu'au Mozambique. Il a néanmoins annoncé qu'il ne se présenterait pas à l'élection présidentielle qui doit se tenir fin 2004. Le dossier Cardoso est sensible et, selon des analystes de la vie politique locale, Joaquim Chissano est partagé entre le fait de préserver sa famille de toute implication dans une affaire criminelle et la volonté d'aller jusqu'au bout de ses engagements en laissant la justice faire son travail en toute indépendance, qu'elle qu'en soit l'issue. Si, officiellement, le Frelimo (Front de libération du Mozambique, au pouvoir) fait bloc derrière le Président, les luttes internes au sein du parti pourraient avoir des conséquences sur l'issue de cette enquête. Certains responsables politiques opposés au chef de l'Etat au sein même du parti pourraient être tentés de ramener ce dossier sur le devant de la scène à l'approche des élections pour déstabiliser les proches du Président. D'autres pourraient également avoir envie de se débarrasser une bonne fois pour toutes de cette affaire encombrante, afin de redorer l'image du parti et de le laver de tous soupçons. Il est également probable que de hauts responsables cherchent à enterrer définitivement cette histoire, inquiets des conséquences qu'elle pourrait avoir sur l'issue du scrutin et la stabilité politique du pays. De l'avis de nombreux observateurs, la Renamo (Résistance nationale du Mozambique, opposition) n'a jamais eu une telle chance de remporter le pouvoir et il suffirait de peu pour que la majorité des voix bascule d'un camp à l'autre. Une vie à combattre l'injustice Carlos Cardoso est né en 1951 à Beira, dans le centre du Mozambique. Il a fait ses études en Afrique du Sud, d'où il a été expulsé en 1974 pour avoir manifesté contre le régime d'apartheid. Il a commencé sa carrière de journaliste au sein de la presse d'Etat. En 1982, il est emprisonné pendant six jours après avoir écrit un éditorial sur la guerre dans le pays. Après trois années consacrées à la peinture, il fonde, en 1992, une coopérative de journalistes, Mediacoop, et un quotidien diffusé par fax, Mediafax. En 1997, il fonde un nouveau quotidien diffusé par fax et par courrier électronique, Metical. Carlos Cardoso, qui avait également des activités politiques, était membre du conseil municipal de Maputo depuis 1998. Il était marié et avait deux enfants. Les hésitations de la presse Beaucoup de journalistes savaient, dès septembre 2002, que le nom de Nyimpine Chissano avait été cité lors d'une réunion à huis clos entre le juge et les avocats des deux parties. « Aucun d'eux n'en a parlé sur le moment. Il a fallu attendre une semaine pour que quelqu'un fasse allusion au « fils du coq », sans oser écrire le nom de Nyimpine Chissano », raconte Fernando Lima, directeur de l'hebdomadaire privé Savana. Quand le nom du fils du Président a été prononcé pendant le procès, les médias locaux en ont alors fait leurs choux gras, titrant en une sur ces accusations. Les journalistes rencontrés affirment unanimement que la mort de Carlos Cardoso a changé quelque chose dans leur manière de travailler. « La peur a renforcé l'autocensure », estime le directeur d'un autre journal local. « Après la mort de Carlos, aucun journal n'a remplacé Metical en qualité, affirme le directeur de Savana. Son journal tirait les autres vers le haut, nous stimulait tous. Aujourd'hui, la presse d'investigation n'existe plus. Nous avons encore un peu de courage, mais on ne va plus au fond des choses ». « Un jour, nous saurons toute la vérité » Le juge Augusto Paulino, en charge du procès des assassins de Carlos Cardoso, reste confiant : « Je pense que nous connaissons une grande part de la vérité. Dans le monde du crime organisé, il est difficile de tout connaître. D'autres personnes sont certainement impliquées et il est probable qu'il y a encore un ou deux commanditaires à identifier, mais je suis sûr que nous saurons toute la vérité un jour. Cela peut prendre du temps, mais nous saurons ». La justice mozambicaine a déjà fait la preuve de son engagement pour le respect de l'Etat de droit et contre l'impunité. Le procès des assassins de Carlos Cardoso est, à ce titre, exemplaire. C'est la première fois, en Afrique, que les responsables de la mort d'un journaliste sont jugés et condamnés à de lourdes peines de prison. Il faut désormais que la justice, encouragée par les autorités politiques, aille jusqu'au bout de ses engagements et mette tout en œuvre pour lever les derniers voiles qui planent sur cette affaire. Il ne faut pas qu'une impunité partielle demeure. Tous les responsables doivent être démasqués et sanctionnés. Le Mozambique doit poursuivre ses efforts afin de prouver que l'impunité n'est pas inéluctable en Afrique. Pour montrer aux autres assassins de journalistes qui sont toujours en liberté en Angola, au Burkina Faso, en Côte d'Ivoire, au Nigeria ou ailleurs, qu'eux aussi devront, un jour, répondre de leurs actes.
Publié le
Updated on 20.01.2016

Related document