Les crimes impunis de la Division de la sécurité présidentielle

Après enquête, Reporters sans frontières est en mesure d'affirmer que la Division de la sécurité présidentielle est impliquée dans le meurtre du directeur de publication Rohana Kumara et dans plusieurs autres exactions contre des journalistes. L'organisation demande que le Parlement issu des élections du 2 avril prochain mette en place une commission d'enquête pour que les responsables, quels qu'ils soient, soient jugés.

Dans la soirée du 7 septembre 1999, Rohana Kumara, directeur de l'hebdomadaire en cingalais Satana (La Bataille), est assassiné à moins de 50 mètres de son domicile d'une banlieue de Colombo alors qu'il circule en rickshaw. Le meurtrier a ouvert le feu à bout portant avec un pistolet 9 mm. Aujourd'hui, ce crime reste impuni. Afin de protéger des commanditaires visiblement haut placés, l'Etat a engagé des moyens importants pour empêcher que la lumière soit faite. Certains témoins et suspects ont été à leur tour éliminés. Reporters sans frontières a enquêté pour tenter de comprendre les mobiles de ce meurtre et de plusieurs autres graves attaques contre des journalistes sri lankais. L'organisation est aujourd'hui en mesure d'affirmer que des membres ou des hommes proches de la Division de la sécurité présidentielle (Presidential Security Division, PSD) sont impliqués dans ces exactions. L'organisation demande que le Parlement issu des élections du 2 avril prochain mette en place une commission d'enquête sur le meurtre de Rohana Kumara et les autres agressions mentionnées dans ce rapport. Si une enquête parlementaire prouve l'implication d'agents de la DPS dans ces crimes, les responsables, quels qu'ils soient, devront être jugés et punis. Avant d'être assassiné, le 7 septembre 1999, le directeur de Satana avait été menacé de mort à plusieurs reprises. Il publiait régulièrement des critiques sévères et souvent jugées sensationnalistes à l'encontre du gouvernement et de la présidente Chandrika Kumaratunga. "Il avait des bonnes sources pour soutenir ce qu'il écrivait," affirme sa veuve, Gayani Pavithra. Elle a rapporté à Reporters sans frontières que le chef de l'opposition de l'époque, Ranil Wickremesinghe, et un autre homme politique, Rajitha Senaratne, avaient transmis certains documents à son mari. "Du fait de l'importance de ces personnes, mon mari n'avait jamais hésité à les publier dans Satana", ajoute Gayani Pavithra. Un journaliste menacé pour ses révélations Avant et pendant la campagne électorale de 1999, Satana avait accusé de corruption la présidente Chandrika Kumaratunga et certains de ses proches, notamment son conseiller en communication, l'acteur de cinéma Sanath Gunathilaka. La veuve du journaliste avait désigné le conseiller du chef de l'Etat, quelques heures après le meurtre de son mari, comme étant le commanditaire de l'homicide. Gayani Pavithra maintient ses accusations : "Je crois que Sanath Gunathilaka est impliqué dans le meurtre parce que Satana avait révélé un scandale de pots-de-vin le concernant. Sanath cherchait à obtenir les droits de diffusion au Sri Lanka de la chaîne étrangère Channel 9. Des dirigeants de l'opposition avaient donné à mon mari des documents prouvant que le conseiller de la présidente avait touché une forte commission." Après l'avoir révélé dans son hebdomadaire, Rohana Kumara avait réalisé un enregistrement audio intitulé "Komi-Sana" (un jeu de mot entre Komi pour commission et Sana pour Sanath Gunathilaka), qui avait été diffusé en 1999 dans certains meetings de l'UNP (parti d'opposition), avec un certain succès. Satana avait également publié des informations impliquant la présidente dans des pots-de-vin liés à la privatisation de l'entreprise nationale ferroviaire. L'hebdomadaire avait également révélé l'existence de trafics d'influence lors du rachat de la compagnie aérienne nationale du Sri Lanka par Emirates Airlines. Un ancien secrétaire d'Etat à la défense, Chandarananda de Silva, avait notamment été cité. En 1999, Rohana Kumara était très proche du principal parti d'opposition, l'UNP. Et il ne s'en cachait pas. En revanche, avant les élections de 1994, il s'attaquait avec virulence à l'UNP dans les journaux Threeshula et Thoppiya. Selon plusieurs confrères de Colombo, Rohana Kumara pratiquait un journalisme au vitriol, toujours à la limite de l'insulte. Mais son mérite était de révéler au grand jour des affaires de corruption et de collusion. Après l'assassinat du directeur de Satana, Rajitha Senaratne, un dirigeant de l'UNP, s'était chargé de faire venir la police et avait aidé à organiser les funérailles. Le dirigeant de l'UNP, Ranil Wickremesinghe, était venu présenter ses condoléances à la veuve. Le parti d'opposition, qui remportera les élections en 2001, affirmait dans un communiqué de presse : "Le gouvernement de Chandrika Kumaratunga doit être tenu responsable de ce meurtre." A l'époque, la veuve du journaliste avait confirmé publiquement ces accusations, notamment au service cingalais de la BBC. Aujourd'hui, elle se rappelle les conseils de son mari : "Il me disait que si quelque chose devait lui arriver, Sanath Gunathilaka devait être tenu pour responsable. Moi-même j'avais reçu des appels téléphoniques me demandant de dire à mon mari d'arrêter de publier ces accusations. Il était tellement sûr de ses preuves qu'il a continué." La veuve menacée de mort Au moment même où la veuve mentionnait le nom de Gunathilaka dans son dépôt de plainte, la mère de Rohana Kumara était exhibée à la télévision publique affirmant que le meurtrier était un collègue de son fils. Selon cette version, reprise par la presse gouvernementale, il s'agirait d'une affaire de mœurs qui aurait mal fini. Mais plusieurs informations fournies notamment par Victor Ivan, directeur de l'hebdomadaire Ravaya, démontrent que la déclaration de la mère du journaliste n'est que la première étape d'une grande manipulation pilotée au plus haut niveau de l'Etat. En effet, la mère de la victime aurait reçu une importante somme d'argent pour présenter aux médias cette version des faits. Le ministre des Médias de l'époque, Mangala Samaraweera, aidé d'une journaliste du groupe de presse gouvernemental Lake House, serait intervenu personnellement pour la convaincre de passer à l'antenne. Sanath Gunathilaka, dont le nom est mentionné dans la plainte de l'épouse du journaliste, a été interrogé par la police, mais le département du procureur a considéré qu'il n'y avait aucune raison de l'inculper. Quelques jours après le meurtre, les bureaux de Satana ont été cambriolés et des documents dérobés. La police a été incapable d'identifier les auteurs du vol. La veuve a fait elle-même l'objet de menaces : "J'ai reçu des dizaines d'appels me demandant d'abandonner l'affaire. Le bureau du Premier ministre m'a même convoquée. Mais je n'y suis pas allée. (…) Puis, j'ai reçu des menaces de mort au cas où je publierais les articles de Rohana. J'ai déposé une plainte suite à ces menaces, mais les policiers ne l'ont jamais enregistrée." Le témoignage anonyme d'un journaliste sri lankais qui travaille pour un média international confirme ces menaces : "Sanath Gunathilaka a remis une importante somme d'argent à Charitha Dissanayake, à l'époque rédacteur en chef du journal gouvernemental Lakhanda, pour convaincre la veuve de se taire." Deux véhicules de la PSD accompagnaient Sanath Gunathilaka pour remettre l'argent. Charitha Dissanayake, résidant aujourd'hui en Australie, s'est montré très gêné quand le journaliste Victor Ivan lui a posé des questions sur cette affaire. L'implication de la Division de la sécurité présidentielle Les enquêtes menées par Victor Ivan et Reporters sans frontières mènent à la Division de la sécurité présidentielle. Composée de policiers d'élite chargés de protéger le chef de l'Etat, la PSD s'est rapidement développée sous la présidence de Chandrika Kumaratunga. Dirigée par l'officier de police Nihal Karunaratne, cette unité dispose de moyens matériels très importants. Victor Ivan a démontré que la PSD employait régulièrement des délinquants pour exécuter ses basses œuvres. En l'occurrence, Amarasinghe Dhananjaya Perera, plus connu sous le nom de Baddegana Sanjeewa, serait le meurtrier de Rohana Kumara. Il s'était introduit une première fois dans le bureau du journaliste pour le tuer, mais celui-ci était absent. Quelques jours plus tard, il a suivi Rohana Kumara et l'a surpris à son retour du bureau. Il l'a assassiné à bout portant. Baddegana Sanjeewa, chef d'un groupe criminel de Colombo, était lui-même surveillé par des hommes d'Ashoka Perera, un autre gangster de Colombo connu sous le nom de Pamankada Ashoka. Les hommes d'Ashoka ont vu Sanjeewa se rendre sur les lieux du crime et ont entendu les coups de feu. Ce dernier souhaitait éliminer Baddegana Sanjeewa pour prendre le contrôle de son territoire dans la capitale. Arrêté pour son implication dans six meurtres commis en juin 1999, Ashoka Perera a avoué à la police savoir que Baddegana Sanjeewa était impliqué dans le meurtre du journaliste. Il s'était dit prêt à témoigner devant la justice. Mais il mourra dans un attentat à la bombe le 5 juillet 2000 alors qu'il se trouvait au tribunal de Gangodawila, dans le district de Colombo. Une bombe télécommandée placée dans le plafond de la pièce où il se trouvait. Malgré les accusations portées à son encontre, Baddegana Sanjeewa n'a jamais été interrogé par les enquêteurs. Les manipulations de la version officielle Le 28 juin 2000, le directeur du Bureau d'enquête criminelle (CDB), Bandula Show Wickremasinghe, a annoncé l'arrestation du meurtrier de Rohana Kumara. Ajith Kulatunga, également connu sous le nom de Tarawatte Ajith, a été présenté devant les caméras de télévision. Le suspect a affirmé qu'il avait tué le journaliste avec deux complices, Nimal Kalingawansha et Moratu Saman, également arrêtés, sur l'ordre d'un dénommé Prasanna Jayawardhana. Ce dernier aurait voulu ainsi régler un conflit personnel avec le directeur de Satana. Les médias publics, notamment la télévision, ont repris largement ces confessions. En revanche, les explications confuses et contradictoires du directeur du CDB sur les circonstances de l'arrestation du suspect n'ont pas été retransmises. Il s'est révélé incapable de dire si le commanditaire avait été interpellé et interrogé. Plusieurs journalistes de Colombo s'interrogent à l'époque sur le déroulement de l'enquête. Alors que celle-ci est au point mort, la police présente un meurtrier et des motifs. Victor Ivan et deux responsables du Free Media Movement (FMM, organisation de défense de la liberté de la presse) se rappellent être allés demander à Bandula Wickremasinghe du CDB pourquoi le suspect était apparu devant les caméras et pas devant un tribunal. L'officier de police n'a pas su quoi leur répondre. Ajith Kulatunga a été libéré sous caution trois mois plus tard. Il s'est réfugié en Europe où il réside actuellement. Le meurtrier assassiné Plusieurs suspects dans le meurtre de Rohana Kumara, dont certains travaillaient directement pour la PSD, ont été tués dans des circonstances obscures. Baddegana Sanjeewa est sans nul doute le personnage central de cette affaire. Ancien garde du corps de Chandrika Kumaratunga quand elle était chef du gouvernement de la Province de l'Ouest, il est intégré à la PSD après les élections de 1994. Brutal et connu des milieux mafieux de Colombo, il est vite devenu l'homme des mauvais coups de la PSD. Plusieurs témoignages recueillis par Victor Ivan et Reporters sans frontières le rendent directement responsable du meurtre du journaliste, de l'avocat tamoul Kumar Ponnampalam et de l'attaque de plusieurs autres professionnels de l'information. Mais il ne pourra ni parler ni être condamné puisqu'il a lui-même été tué le 2 novembre 2001. La police a retrouvé son corps criblé de six balles, une carte d'identification de la PSD dans une poche. Quelques semaines avant son assassinat, il avait été renvoyé de la PSD. Selon plusieurs sources, il s'agissait pour les responsables de la sécurité présidentielle de sauver la face. Baddegana Sanjeewa avait été reconnu par des victimes dans plusieurs autres agressions ou tentatives de meurtres. Et son affiliation avec la PSD était connue de plusieurs journalistes. Baddegana Sanjeewa avait notamment trempé dans l'agression du musicien Rookantha Gunathilaka et de son épouse, la chanteuse Chandralekha Perera. Cette dernière l'avait identifié. Il aurait également participé à plusieurs attaques commanditées par la DSP, notamment le mitraillage, en juin 1998, du domicile de Lasantha Wickramatunga, directeur de l'hebdomadaire Sunday Leader, et le jet d'un fumigène dans les locaux de l'hebdomadaire Ravaya à Colombo. Une autre victime de la DSP, l'actrice Anoja Weerasinghe, a affirmé à Victor Ivan que l'enquête sur son agression avait été bloquée par S. B. Dissanayaka, ministre des Sports du gouvernement de Chandrika Kumaratunga, passé avant les élections de 2001 dans le camp de l'UNP. Informé des agissements de ces éléments de la PSD, S. B. Dissanayaka aurait usé de son influence pour entraver toute avancée de l'enquête. En décembre 2001, l'hebdomadaire Sunday Leader a publié deux articles mettant en cause la PSD et la présidente Chandrika Kumaratunga. "Ces informations sont complètement fausses et fabriquées", a-t-elle assuré dans une lettre au directeur de la police nationale à qui elle a demandé une "enquête impartiale". Selon plusieurs témoignages, Baddegana Sanjeewa s'apprêtait à parler ouvertement des pratiques illégales de la PSD. Il aurait alors été éliminé. L'agent de la PSD chargé de son élimination, Dhammika Amarasinghe, a lui-même été assassiné en janvier 2004 dans un couloir du palais de justice de Colombo, par un déserteur de l'armée, Sirivardanage Chamindakumara. Interpellé par la police, il devait témoigner dans plusieurs affaires impliquant les services de protection de la Présidente. Où en est l'enquête ? La police repousse chaque jour la fin de l'enquête et son transfert à la justice. Les enquêteurs assurent qu'ils continuent à travailler, mais le suspect désigné par la police elle-même a réussi à se réfugier en Europe. Il n'est même pas certain que les autorités du Sri Lanka aient contacté Interpol pour émettre un mandat d'arrêt international. Selon plusieurs journalistes interrogés par Reporters sans frontières, le gouvernement de Ranil Wickremesinghe n'a fait aucun effort, depuis 2001, pour faire avancer l'enquête car elle pourrait mettre en cause des personnalités importantes, notamment S. B. Dissanayaka, devenu un allié de l'UNP après la victoire électorale de 2001, et qui est entré au gouvernement. Ces deux anciens partisans de Chandrika Kumaratunga passés dans le camp adverse semblent toujours profiter d'une protection suffisante pour ne pas à avoir répondre de leurs actes devant la justice. Ce dossier a rebondi en juillet 2003, quand le ministre de la Pêche, Mahinda Wijeskera, a affirmé publiquement avoir fait partie, sous le gouvernement de Chandrika Kumaratunga, d'un groupe qui aurait organisé à trois reprises des assassinats de journalistes, dont celui de Rohana Kumara. Le ministre a également déclaré qu'il souhaitait "enfermer Lasantha Wickramatunga, (directeur de l'hebdomadaire The Sunday Leader) dans une pièce et le faire tuer avec un poignard ou une arme à feu". Une confession effrayante qui avait incité Reporters sans frontières à demander, en juillet 2003, une enquête sur ces agissements. Par ailleurs, les proches de la présidente Chandrika Kumaratunga, notamment Sanath Gunathilaka, n'ont jamais été interrogés sérieusement par la police. Et pourtant, en janvier 2002, la police, aux ordres du gouvernement UNP, annonçait qu'un ancien ministre adjoint, un député et un conseiller présidentiel devraient être interrogés dans le cadre de l'enquête sur le meurtre du directeur de Satana. Reporters sans frontières espère que les candidats aux élections législatives prendront la mesure de cette affaire et mettront fin à ce cycle de violence et d'impunité. Le Parlement doit demander au gouvernement de présenter les résultats de l'enquête et de produire devant les tribunaux les auteurs et les commanditaires de ces exactions. Au vu de toutes les preuves réunies lors de cette enquête, l'organisation dénonce vivement les dérives des hommes de la Division de la sécurité présidentielle cautionnée par celle qu'ils sont chargés de protéger, la présidente Chandrika Kumaratunga.
Publié le
Updated on 20.01.2016