La vérité mutilée

Rapport rendu public le 22 janvier 2001 Introduction      Reporters sans frontières (RSF) a mené une mission d'enquête à Kiev, du 5 au 12 janvier 2001, sur l'enlèvement et l'assassinat du journaliste Géorgiy Gongadze. Les témoignages de plusieurs dizaines de personnes (famille, amis, experts, médecins, juges et juristes, fonctionnaires, journalistes) ont été recueillis. La délégation de RSF a par ailleurs rencontré le président ukrainien, Leonid Koutchma, le chef du Conseil national de sécurité et de défense, Evguen Martchouk, le ministre de l'Intérieur, Iouri Kravtchenko, le chef des services de sécurité (SBU, ex-KGB), Leonid Derkatch, le porte-parole du Président, Alexandre Martyninko, le chef de l'administration fiscale, Mykola Azarov, le président de la commission d'enquête parlementaire sur la disparition de Géorgiy Gongadze, Alexandre Lavrinovitch, et des députés des différents partis membres de cette commission d'enquête. La délégation de RSF n'a pu s'entretenir avec le juge d'instruction en charge de l'enquête, le procureur général d'Ukraine ayant refusé cette rencontre. Le 16 septembre 2000, le journaliste Géorgiy Gongadze a disparu. Cet événement est devenu une affaire d'Etat après la diffusion, le 28 novembre 2000, d'enregistrements censés avoir été réalisés dans le bureau du Président, et tendant à prouver l'implication des plus hautes autorités dans la disparition du journaliste. Sur fond de lutte de pouvoir entre l'exécutif et le Parlement, l'affaire Gongadze est devenue le centre d'un intense combat politique autour de l'authenticité de ces bandes sonores et des conditions de leur enregistrement. La mission de RSF s'est concentrée sur les faits eux-mêmes : les conditions de la disparition du journaliste, les tentatives d'intimidation dans les semaines précédant sa disparition, les démarches conduites dans le cadre de l'enquête officielle, avant et après la découverte du corps le 2 novembre. Elle a tenté de vérifier et de recouper les différents témoignages et explications données. La mission de RSF n'a pu que constater l'accumulation de fautes, d'une gravité exceptionnelle, commises tout au long de l'enquête judiciaire. L'instruction semble, en effet, avoir été menée avec le souci premier de protéger l'exécutif des graves accusations dont il était l'objet, plutôt que de rechercher la vérité. Les conclusions provisoires de l'enquête présentées au Parlement par le procureur général d'Ukraine, le 11 janvier 2001, pendant la mission de Reporters sans frontières, ont encore renforcé l'évidence d'une approche politique de cette affaire, incompatible avec les exigences minimales d'impartialité requises pour une telle enquête. Le procureur général a indiqué que les bandes sonores mettant en cause les autorités du pays ayant, selon des experts ukrainiens, fait l'objet d'un montage, tout soupçon devait être écarté. Il a ajouté que des ministres ayant démenti d'éventuelles responsabilités de leurs services, les accusations de prise en filature du journaliste étaient infondées. Le procureur a également annoncé que le corps décapité retrouvé le 2 novembre à Tarachtcha, à 60 km de Kiev, était "à 99,64%", selon les résultats de plusieurs analyses ADN, celui de Géorgiy Gongadze. Il a néanmoins expliqué que de nouveaux témoignages de personnes disant avoir vu et reconnu Géorgiy Gongadze à Lviv (ouest du pays) après sa disparition, laissaient subsister un espoir de le retrouver vivant. RSF considère que Géorgiy Gongadze a bien été assassiné parce qu'il était journaliste. Tout semble avoir été mis en oeuvre pour que cette vérité ne puisse être constatée. Après quatre mois d'obstruction, l'enquête judiciaire doit être intégralement reprise et menée à son terme. Les tentatives d'intimidation du journaliste dans les semaines précédant sa disparition exigent une enquête approfondie. Une nouvelle autopsie du corps doit pouvoir révéler des informations importantes sur les conditions de sa mort. L'accumulation de fautes, de retards et d'incohérences de la part des responsables de l'appareil judiciaire et de l'administration, exige que les différentes responsabilités des uns et des autres soient établies. Tous les moyens et expertises nécessaires doivent être désormais engagés afin que les responsables du meurtre de Géorgiy Gongadze soient identifiés et punis. La cible : le journaliste Géorgiy Gongadze Quels que soient les commanditaires de l'enlèvement de Géorgiy Gongadze et leurs motivations, une certitude existe : il visaient Géorgiy Gongadze, en tant que journaliste. Aucun élément ne permet d'envisager un autre mobile (règlement de comptes, affaire de mœurs…). Il n'avait pas de dette lourde, ni d'autre activité que celle de journaliste. Le fait que son corps ait été retrouvé à 60 km de Kiev exclut, par ailleurs, un crime de rôdeur. Géorgiy Gongadze (31 ans, marié, père de deux jumelles de trois ans), rédacteur en chef du journal en ligne www.pravda.com.ua, était un jeune journaliste politique très critique vis-à-vis du pouvoir, même si plusieurs ministres rencontrés par la délégation de RSF relèvent qu'"il y avait, en Ukraine, des journalistes plus critiques et plus connus que lui". Julia Mostavaia, rédactrice en chef adjointe de l'hebdomadaire Zerkalo Nedeli le connaissait depuis plus de dix ans : "Il avait un style pamphlétaire. Il était évident qu'il se situait dans une opposition dure face au pouvoir. Il ne recoupait pas toujours ses informations, mais il avait une personnalité brillante." Pendant la campagne pour l'élection présidentielle, en octobre 1999, le journaliste s'est montré très offensif. Interrogeant le Président avec quatre autres journalistes lors d'un débat diffusé par la chaîne nationale 1+1, il avait mis en cause le ministre de l'Intérieur avec virulence. Le journaliste s'était ensuite rendu aux Etats-Unis, entre le 3 décembre 1999 et le 5 janvier 2000, quelques jours avant la visite officielle du président Koutchma aux Etats-Unis. Il y avait rencontré des représentants du Département d'Etat, du Congrès, des médias et de l'importante diaspora ukrainienne. Il avait alors diffusé un texte signé par soixante journalistes dénonçant les atteintes à la liberté de la presse en Ukraine, et avait organisé une conférence de presse sur ce sujet. Un proche du journaliste disparu raconte qu'un membre de la délégation ukrainienne arrivé aux Etats-Unis pour la visite officielle, et qui connaissait Géorgiy, lui avait dit : "Tu ne te rends pas compte que tu risques ta vie avec ce que tu fais là." Au moment du référendum sur le renforcement des pouvoirs présidentiels organisé en avril 2000, il s'était activement impliqué dans la dénonciation de cette consultation. Sur les ondes de Radio Continent, où il travaillait alors, "il était l'un des rares journalistes à donner la parole aux opposants à la tenue de ce référendum", se souvient le député Sergiy Golovati. Le 3 mai 2000, Géorgiy Gongadze était l'un des principaux organisateurs d'une manifestation de journalistes à Kiev dénonçant les atteintes à la liberté de la presse. En avril 2000, il a créé son journal en ligne www.pravda.com.ua. Il y publiait -jusqu'à sa disparition- des articles d'autres journalistes mettant en cause des personnalités importantes des sphères politiques et économiques du pays dans des affaires de corruption. Géorgiy Gongadze était suivi et surveillé avant sa disparition Durant les mois précédant sa disparition, Géorgiy Gongadze a dénoncé à plusieurs reprises le fait qu'il était menacé. Il s'était d'ailleurs adressé directement aux autorités judiciaires. Le parquet général, qui n'avait pas pris au sérieux ses appels, refuse aujourd'hui de mener une enquête approfondie sur ces menaces. En juillet 2000, Géorgiy Gongadze écrit une lettre ouverte au procureur général de l'Ukraine, Mihailo Potebenko, dans laquelle il indique que des inconnus le suivent dans une voiture de marque Jigouli, munie de plaques officielles 07309 KB. Alors que le journaliste est suivi à Kiev où il réside et travaille, le procureur général transmet le courrier au parquet régional de Lviv (ouest du pays), ville d'inscription administrative de Géorgiy Gongadze et lieu de résidence de sa mère. Le parquet de Lviv a répondu que les noms des lieux et rues (de Kiev) où le journaliste a repéré le véhicule qui le suivait, "sont inconnus à Lviv". En transmettant ainsi le courrier du journaliste en province, le parquet général a montré le peu de cas qu'il faisait des menaces dont Géorgiy Gongadze s'estimait victime. Le ministre de l'Intérieur, Iouri Kravtchenko, a confirmé que les numéros d'immatriculation indiqués par le journaliste ont bien appartenu au service des filatures de la milice (terme générique pour désigner les forces de sécurité relevant du ministère de l'Intérieur). Mais il indique que "ces plaques d'immatriculation ont été volées à l'un de nos véhicules en février 2000". Il semble que les enquêteurs qui travaillent sur la disparition de Gongadze n'aient pas cherché à vérifier ce fait, ni à savoir qui se trouvait dans cette voiture. Les autorités judiciaires et politiques interrogées sur ce point refusent catégoriquement l'hypothèse d'une implication de fonctionnaires dans la filature du journaliste. Interrogé par la mission de RSF lors d'une conférence de presse, le procureur général, Mihailo Potebenko, a balayé d'un revers de main cette piste : "A la période à laquelle fait référence Géorgiy Gongadze, ce numéro d'immatriculation n'existait plus." Quelques jours plus tard, dans un article publié le 15 janvier 2001 dans le journal Grani, son rédacteur en chef, Youriy Loutsenko, a révélé l'identité de quatre policiers du service des enquêtes criminelles du ministère de l'Intérieur, dont il affirme qu'ils ont bien été chargés de suivre le journaliste Géorgiy Gongadze. Durant l'été 2000, Géorgiy Gongadze a également fait l'objet d'une étrange enquête de la part de membres de "services officiels". Aliona Pritoula, une collaboratrice proche de Géorgiy Gongadze, témoigne : "En juillet, la mère de Géorgiy et ses amis à Lviv ont été interrogés par des inspecteurs qui prétendaient enquêter sur le meurtre d'un Tchétchène à Odessa. Le directeur de Radio Continent, où Géorgiy avait travaillé, a aussi reçu la visite d'un colonel de la milice à ce sujet." Les hommes ont alors posé de nombreuses questions sur la personnalité du journaliste (qui n'a pourtant aucun lien avec les Tchétchènes). La mère du journaliste se souvient avoir été interrogée par le procureur régional de Lviv, venu à son domicile. Alors que les proches du journaliste sont ainsi questionnés prétendument dans le cadre de cette enquête criminelle, Géorgiy Gongadze n'est jamais convoqué et interrogé, ce qui pose la question des véritables motivations de l'interrogation de ses proches. L'enquête officielle sur la mort du journaliste ne semble en tout cas, à aucun moment, s'être intéressée à cette affaire. Le procureur général, à qui le journaliste avait également dénoncé ces faits en juillet, persiste à les ignorer aujourd'hui. D'autres incidents confirment que le journaliste a été l'objet d'une attention particulière dans les mois précédant sa disparition. Miroslava Gongadze, son épouse, témoigne : "Un jour, quelqu'un assis sur un banc en bas de l'immeuble regardait ostensiblement nos fenêtres. Un autre jour, le 12 juillet vers 16 heures, Géorgiy m'a appelée pour me dire que trois voitures de la milice stationnaient en bas de l'immeuble de son journal. Géorgiy a appelé un ami député qui est venu le chercher, et il est parti avec lui." Des connaissances du journaliste ont également été surveillées pendant cette période. Le 15 septembre, le journaliste Oleg Yeltsov, dont l'un des articles venait d'être publié par le journal en ligne de Géorgiy Gongadze, est également menacé. Il témoigne : "A 20 heures, un inconnu m'a appelé pour me dire : "Arrête d'écrire sur le site Internet, et de travailler sur les services de sécurité. Tu gênes des gens importants." J'ai prévenu la milice. Le lendemain matin, j'ai eu un nouvel appel : "Tu as appelé la milice, hier ?" J'ai reconnu des voitures de la police en bas de chez moi." Le même jour, qui est aussi celui de la disparition de Géorgiy Gongadze, Oleg Yeltsov est harcelé par la police : "A 16 heures, je prenais un train pour la Russie pour rendre visite à mon père. À l'arrêt du train à la gare de Kaniv, trois fonctionnaires de police en civil sont entrés dans le wagon où j'avais ma place réservée, et ont annoncé "Nous cherchons Yeltsov." Ils ont fouillé mes affaires, puis m'ont laissé partir. J'ai été fouillé une nouvelle fois au poste frontière avec la Russie, par des policiers qui m'ont avoué avoir été prévenus de mon arrivée." Aujourd'hui, l'enquête officielle ne s'intéresse pas à ces faits. Géorgiy Gongadze disparaît le 16 septembre, au soir. La dernière personne à l'avoir vu est Aliona Pritoula, dont il quitte le domicile à 22 heures 20, dans le centre de Kiev. La dernière personne à lui avoir parlé est son ami de longue date Constantin Alania, auquel il passe un coup de téléphone à la même heure. Géorgiy Gongadze est alors censé se rendre chez lui, à vingt minutes à pied. Il doit y retrouver sa femme et ses deux filles. Il n'arrivera jamais. En juillet 2000, il avait confié à sa mère : "Il y a quelque chose qui se passe autour de moi ; je ne comprends pas quoi." L'enquête sur sa disparition n'a donné aucun résultat L'enquête ouverte sur la disparition du journaliste accumule les retards et les erreurs. La famille du journaliste, comme certains témoins, sont volontairement écartés. Les proches du journaliste sont traités comme des gêneurs, et non comme des auxiliaires dans le cadre de l'enquête. Ces lacunes deviennent de plus en plus flagrantes au fur et à mesure que la disparition du journaliste devient une affaire politique. Dès le lendemain de la disparition, des recherches sont menées par la milice autour du lieu où Géorgiy Gongadze a été vu pour la dernière fois. Les commerçants et voisins sont interrogés. Miroslava Gongadze, l'épouse du journaliste, témoigne : "Le juge d'instruction Grygoryi Garbuz, a d'abord mené une enquête sérieuse. Je lui faisais confiance." Mais ce juge sera remplacé début novembre, après la découverte du corps, par un autre magistrat, le juge Vassylenko. Le chef du Conseil national de sécurité, Evguen Martchouk, estime que dans les premières semaines après la disparition de Géorgiy Gongadze "tous les services n'ont peut-être pas pris la mesure de l'importance de cette affaire". Pourtant, quelques jours après la disparition du journaliste, le président Koutchma avait promis que tous les moyens seraient mis en oeuvre pour retrouver le journaliste. Par la suite, après une motion votée par sept partis représentés au Parlement, le Président s'est engagé à ce que trois administrations différentes enquêtent sur la disparition : le parquet, les services du ministère de l'Intérieur, et les services secrets (SBU). Les proches du disparu espèrent alors que la collaboration des trois services permettra de faire avancer l'enquête. Le 18 septembre 2000, un appel anonyme à l'ambassade de Géorgie à Kiev, indique que les responsables de la disparition de Géorgiy Gongadze sont un certain "Kissiel" (connu à Kiev comme un important chef mafieux), ainsi que le ministre de l'Intérieur, Iouri Kravtchenko, et un député proche du président, Alexandre Volkof. Le dénommé Kissiel ne semble pas avoir été recherché dans le cadre de l'enquête. Il aurait quitté le pays. L'ambassadeur de Géorgie, qui avait rendu public cet appel téléphonique, est rappelé définitivement à Tbilissi, la capitale géorgienne, quelques semaines après cette affaire. Les autorités ukrainiennes écartent tout rapport entre l'appel téléphonique du 18 septembre et le rappel de l'ambassadeur. Quelques jours après la disparition du journaliste, un de ses amis, Evgueni Lauer, est retenu dix jours par la milice pour "troubles à l'ordre public". Il est en fait interrogé quotidiennement sur cette disparition. Cet homme d'une quarantaine d'années, ancien membre des troupes spéciales du KGB, est finalement relâché sans qu'aucune charge ait été retenue contre lui. L'adjoint au ministre de l'Intérieur a indiqué à la délégation de RSF que 2 500 personnes auraient été interrogées dans le cadre de l'enquête sur la disparition de Géorgiy Gongadze. Aucun élément déterminant n'aurait été trouvé. Une dizaine de pistes différentes seraient envisageables. Aucune ne serait privilégiée. voir la suite
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Updated on 20.01.2016