"Jaffna : une presse sous l'emprise de la terreur"

Dans le nord du Sri Lanka, les journalistes sont victimes d'assassinats, de menaces, de disparitions et de censure. Au moins sept professionnels de l'information ont été tués depuis mai 2006, date à laquelle la rédaction du journal Uthayan avait été attaquée par des miliciens armés. Reporters sans frontières et International Media Support dénoncent la passivité de l'armée pour mettre fin aux attaques contre la presse, et les pressions inacceptables des autorités et du LTTE sur les rares journalistes qui continuent à exercer dans la péninsule.

Mission internationale pour la liberté de la presse au Sri Lanka - Communiqué de presse 24 août 2007 Reporters sans frontières et International Media Support, deux organisations membres de la Mission internationale pour la liberté de la presse au Sri Lanka, publient aujourd'hui le rapport d'enquête "Jaffna : une presse sous l'emprise de la terreur", sur la situation des médias dans le nord du Sri Lanka. Isolée et durement touchée par la guerre entre les forces de sécurité et le mouvement des Tigres tamouls (LTTE), la péninsule de Jaffna, majoritairement peuplée de Tamouls, est le théâtre de graves violations de la liberté de la presse. Les journalistes sont victimes d'assassinats, de menaces, de disparitions et de censure. Au moins sept professionnels de l'information ont été tués depuis mai 2006, date à laquelle la rédaction du journal Uthayan avait été attaquée par des miliciens armés. Dans son rapport, la Mission internationale qui s'est rendue à Jaffna en juin dernier, dénonce le climat de violences et d'impunité qui fait de cette région l'une des plus dangereuses au monde pour la presse. Les organisations dénoncent la passivité des forces de sécurité pour mettre fin aux attaques contre la presse, et les pressions inacceptables des autorités et du LTTE sur les rares journalistes qui continuent à exercer dans la péninsule. "Jaffna : une presse sous l'emprise de la terreur" est le premier d'une série de trois rapports d'enquête préparés par les membres de la Mission internationale. Dans les prochaines semaines, les organisations publieront les résultats de leurs investigations dans l'est de l'île et à Colombo. En mars 2007, la Mission internationale a publié un rapport d'enquête sur la situation de la liberté de la presse intitulé "Une lutte pour la survie". Les organisations avaient adressé à toutes les parties au conflit des recommandations sur la sécurité des journalistes, la censure formelle et informelle. ------------ Mission internationale pour la liberté de la presse au Sri Lanka Rapport d'enquête Jaffna : une presse sous l'emprise de la terreur Août 2007 Depuis la reprise début 2006 du conflit entre le gouvernement et les Liberation Tigers of Tamil Eelam (LTTE), la péninsule de Jaffna (Nord), région peuplée de Tamouls, est devenue un enfer pour les journalistes, les militants des droits de l'homme et les civils en général. Assassinats, kidnappings, menaces, censure se succèdent, faisant de Jaffna l'un des endroits les plus dangereux du monde pour la presse. Ainsi, au moins sept professionnels des médias, dont deux journalistes, ont été tués depuis mai 2006. Un autre est porté disparu et au moins trois médias ont été victimes d'attaques. Des dizaines de journalistes ont fui la région ou choisi d'abandonner la profession. Le plus grave est qu'aucune enquête sérieuse n'a été menée sur ces incidents malgré les promesses gouvernementales et l'identification de suspects. Les journalistes basés dans la péninsule, notamment ceux des trois quotidiens privés en tamoul Uthayan, Valampuri et Yarl Thinakural dont la ligne éditoriale est très critique du gouvernement de Colombo, sont pris sous le feu croisé des forces de sécurité, épaulées par des miliciens tamouls de l'Eelam People's Democratic Party (EPDP), et des combattants du LTTE. Des représentants de Reporters sans frontières et de l'International Media Support se sont rendus les 20 et 21 juin 2007 à Jaffna dans le cadre d'une Mission internationale pour la liberté de la presse au Sri Lanka. Ils ont notamment rencontré des journalistes tamouls, des représentants des forces armées, de la société civile et de la Commission des droits de l'homme. Ce rapport est également basé sur le suivi quotidien de la situation de la liberté de la presse effectué par Reporters sans frontières et d'autres organisations membres de la Mission internationale. Pour des raisons de sécurité, la plupart des noms des journalistes et des personnalités interrogés ne sont pas communiqués. Depuis l'attaque perpétrée le 2 mai 2006 contre les bureaux d'Uthayan, le quotidien le plus populaire de la région, la peur s'est installée dans la communauté journalistique. Un quotidien en tamoul a cessé de paraître, suite à l'assassinat de son directeur, et il n'existe plus que trois quotidiens. En un an, les rédactions ont perdu 90% de leurs effectifs. Les jeunes reporters et employés ont déserté en masse la profession, souvent sous la pression de leurs familles. Le journal Valampuri n'a plus que cinq correspondants dans la région alors qu'il en comptait 75 avant août 2006. "Nous avons plus d'informations nationales et internationales que de nouvelles locales car nos collaborateurs ont peur. Nous savons tous qu'une vie vaut plus qu'une information", précise M. Shanmuganathan, le directeur du quotidien. La rédaction d'Uthayan, quotidien distribué à plus de cinq milles exemplaires, se limite aujourd'hui à trois journalistes et un jeune reporter. L'un d'eux n'a pas quitté son bureau depuis 13 mois de peur d'être tué dès qu'il franchirait le pas de la porte du journal. Un à un les correspondants de la presse nationale et internationale abandonnent leur poste, quittent la région ou le pays après avoir reçu des menaces verbales ou par SMS. Alors que les représentants de la Mission se trouvaient à Jaffna, le dernier correspondant à plein temps de médias étrangers a reçu un SMS et un appel depuis un téléphone satellitaire lui annonçant qu'il s'agissait du dernier avertissement avant son exécution. Il a fui Jaffna le lendemain. L'armée sri lankaise s'apprêterait à lancer une large offensive dans le Nord, après plusieurs succès contre le LTTE dans l'Est. La presse de Jaffna vit dans la terreur. Il est urgent que le gouvernement et le président Mahinda Rajapaksa s'engagent à protéger les journalistes et garantir la liberté de la presse. L'escalade de la violence contre la presse La presse tamoule est victime de l'un des conflits les plus anciens et les plus violents de ces trente dernières années. Le LTTE, employant notamment des méthodes terroristes, tente d'arracher par la force au gouvernement de Colombo l'indépendance de la "Nation tamoule". Le conflit a fait plus de 3 000 morts depuis sa reprise en 2006, et des centaines de milliers de déplacés. Les affrontements se concentrent dans le Nord et l'Est, mais le LTTE a mené des attaques et des attentats à Colombo et dans les zones majoritairement cingalaises. A Jaffna, plus qu'ailleurs, le conflit a conduit à une militarisation extrême de la région. Couvre-feux, humiliations, restrictions de mouvement et contrôles permanents ont isolé la région du reste de l'île, faisant grandir au sein de la population ce que l'évêque de Jaffna, le révérend Thomas Soundaranayagam, qualifie de "désespoir" et de "sentiment d'abandon". "Les journalistes sont également victimes de cette peur qui paralyse notre société", précise l'évêque. Les opérations militaires, ordonnées par le président Mahinda Rajapaksa contre le LTTE, sont allées de pair avec une dégradation considérable de la situation des droits de l'homme. Cette "sale guerre" comme la qualifie un avocat de Jaffna, se manifeste notamment par une vague d'exécutions extrajudiciaires et de kidnappings. Selon les statistiques de la Commission des droits de l‘homme du Sri Lanka, au moins 835 civils ont été kidnappés dans la région de Jaffna entre décembre 2005 et mai 2007. Près de six cents sont toujours portés disparus. La presse locale rapporte ces enlèvements, mais il est impossible pour les journalistes confinés dans leur rédaction, d'enquêter, notamment sur une implication éventuelle des forces de sécurité. La terreur imposée par ces escadrons de la mort, chargés d'éliminer les militants et les sympathisants du LTTE, frappe toute la population. Les "camionnettes blanches" sans plaque d'immatriculation dans lesquelles ils se déplacent sont devenues le symbole de cette "sale guerre" menée par les forces de sécurité et leurs alliés. "Tous ceux qui dénoncent, au niveau national et international, la situation à Jaffna sont en danger de mort. Les assassinats du journaliste Mylvaganam Nimalarajan ou de notre collègue Nadarajah Raviraj ont montré que certains sont prêts à tout pour imposer le silence sur le sort des civils du Nord", affirme un député tamoul élu de Jaffna. Ce régime de terreur rend impossible une bonne couverture des opérations militaires et de la situation des populations tamoules. Pris sous le feu croisé des forces de sécurité, des paramilitaires et du LTTE, les journalistes vivent dans la peur de représailles pour un article, un commentaire, une photographie ou une caricature. C'est un dessin de presse moqueur à l'encontre du dirigeant du groupe paramilitaire EPDP, Douglas Devananda, ministre du gouvernement actuel, qui semble avoir coûté la vie à deux employés d'Uthayan, en mai 2006. L'assassinat, en août 2006, de Sinnathamby Sivamaharajah, directeur du quotidien en tamoul Namathu Eelanadu (Notre Nation Eelam), a montré que les escadrons de la mort ne toléraient plus l'existence d'une presse soutenant ouvertement le LTTE. Le journal a cessé de paraître quatre ans après sa création. Egalement politicien, Sinnathamby Sivamaharajah, âgé de 68 ans, a été tué à son domicile de Tellippalai, dans une zone sécurisée par l'armée sri lankaise, à 15 kilomètres de Jaffna. Lancé en 2002, après la signature du cessez-le-feu entre le gouvernement et le LTTE, Namathu Eelanadu couvrait plus particulièrement l'actualité de la péninsule et affichait un soutien sans faille au nationalisme tamoul. En décembre 2005, des militaires avaient perquisitionné pendant plusieurs heures les locaux du journal à Jaffna. Le 2 août 2007, deux hommes armés circulant à moto ont fait irruption au domicile de Sahathevan Nilakshan, à trois kilomètres de Jaffna. Ils lui ont tiré dessus à plusieurs reprises. Etudiant en journalisme au MRTC de Jaffna, le jeune homme faisait également partie de la direction du magazine en tamoul Chaa'laram, lié à la Fédération des étudiants du district de Jaffna. Une presse asphyxiée En plus des attaques et des menaces, la presse de Jaffna a connu, d'août 2006 à mai 2007, d'immenses difficultés d'approvisionnement en papier et en encre, asphyxiant les trois titres qui y subsistent. La reprise des combats a conduit le gouvernement à couper, en août 2006, la route A9 qui relie Colombo à Jaffna en passant par le territoire contrôlé par le LTTE. L'acheminement de vivres et de tout ce qui est nécessaire aux populations de la région de Jaffna se fait par avion ou bateau. Les autorités militaires ont, dans un premier temps, refusé d'inscrire l'encre et le papier journal sur la liste des articles à acheminer vers Jaffna. Malgré une demande toujours plus forte, Uthayan, Yarl Thinakural et Valampuri ont été contraints de réduire drastiquement leur pagination et leur tirage. De décembre 2006 à avril 2007, la situation a été catastrophique pour les trois quotidiens qui sont passés de 8 ou 12 pages à 4 pages. Les groupes de presse ont dû acheter à prix d'or l'encre et le papier qui se faisaient de plus en plus rare. Valampuri a même dû publier sur du papier de couleur. Suite aux pressions, notamment internationales, l'armée a finalement levé son veto, le 1er mai, et des stocks venant de la capitale ont été embarqués par bateau quelques jours plus tard. "Notre circulation augmente car la population est avide d'informations, mais nous sommes tributaires du bon vouloir des autorités militaires", précise le directeur de Valampuri. Un autre journaliste de Jaffna est plus direct : "C'est l'un des aspects de la stratégie mise en place par l'armée pour faire disparaître la presse de la région." En août 2006, l'isolement et les difficultés de travail ont atteint leur paroxysme. Pendant une semaine de couvre-feu total, la presse a disparu. Les vivres arrivaient au compte-gouttes et les téléphones portables avaient été coupés. Le lendemain de l'imposition d'un couvre-feu partiel - de 20 heures à 7 heures - , les imprimeries ont recommencé à tourner. A cette époque, un chauffeur d'Uthayan, parti faire sa tournée de distribution, a été tué au volant de son camion près d'un check-point militaire. Par ailleurs, la fermeture de la route A9 a largement entravé la distribution des titres tamouls, cingalais et anglais nationaux ou régionaux. Ils sont pratiquement absents des kiosques. Quand ils sont présents, c'est à un prix prohibitif, parfois 50 fois plus élevé qu'à Colombo. Par ailleurs, plus des deux tiers des cybercafés de la ville ont fermé au cours de l'année écoulée, en raison de la crise économique et du couvre-feu. L'accès à Internet est de plus en plus réduit. Les journalistes bénéficient des services du centre des médias MRTC soutenu par la communauté internationale. "En bloquant Tamilnet, le gouvernement empêche les Tamouls, les Cingalais et les étrangers d'avoir des informations sur la situation à Jaffna. Toujours la même stratégie", commente un journaliste du quotidien en tamoul Sudar Oli. Le site a été bloqué par les fournisseurs d'accès le 15 juin 2007, sous la pression des autorités. La radio permet de répondre en partie à cette crise de l'information. La BBC World Service, retransmise par la radio gouvernementale SLBC, est très populaire. Les stations FM de Colombo sont écoutées, bien que les informations sur la situation à Jaffna soient limitées. Plusieurs journalistes tamouls ont vivement critiqué le contenu d'une émission en tamoul produite par des proches de la milice EPDP et diffusée par la SLBC. Les journalistes se voient régulièrement refuser l'accès à des informations pourtant d'intérêt général. Ainsi, la direction nationale de la Commission des droits de l'homme a interdit à ses bureaux depuis mars 2007 de fournir à la presse des informations sur certaines affaires. "C'est primordial que la presse locale puisse suivre les violations des droits de l'homme. Cette décision, prise sous la pression du gouvernement, est contraire aux principes de Paris qui régissent les Commissions des droits de l'homme", précise un avocat de Jaffna. Au-delà des restrictions, les journalistes de Jaffna se sentent isolés. "Les médias de Colombo envoient trop rarement des journalistes. Ils jugent que c'est trop cher et trop risqué. Et ceux qui viennent avec l'armée pour visiter la ligne de front ne s'intéressent pas aux populations civiles. Cela ne nous protège pas", affirme un responsable de l'Association des journalistes du Nord du Sri Lanka. Uthayan, journal héroïque Le plus populaire des quotidiens tamouls de Jaffna a, depuis sa création en novembre 1985, payé un lourd tribut. Ses locaux ont été bombardés par l'armée indienne dans les années 1980, puis par l'aviation sri lankaise en 1990. La rédaction a été menacée par les différents groupes armés tamouls - notamment EPRLF, LTTE - qui s'affrontent depuis plus de vingt ans à Jaffna. Et, en 1999, des paramilitaires ont lancé une grenade dans ses locaux. Aujourd'hui, la rédaction vit retranchée dans les locaux installés au centre de Jaffna. Un journaliste y réside en permanence. Les restrictions ont également fait chuter la diffusion de 25000 en août 2006, à 5000 depuis février 2007. Le 2 mai 2006, alors que l'UNESCO organisait à Colombo les célébrations de la Journée internationale de la liberté de la presse, cinq inconnus ont fait irruption dans les bureaux d'Uthayan en demandant à voir R. Kuhanathan, directeur adjoint du journal. Il était absent et les individus ont alors mitraillé les personnes présentes. Suresh Kumar, âgé de 35 ans, responsable du marketing, et Ranjith Kumar, 28 ans, ont été tués par balles. Deux autres personnes ont été blessées et plusieurs ordinateurs ont été détruits. Depuis, l'enquête n'a rien donné bien que la direction du journal ait communiqué le nom d'un suspect, membre de l'EPDP, aux policiers. Le 15 août 2006, un chauffeur du journal a été tué au volant de son véhicule à proximité d'un check-point de l'armée. Trois jours plus tard, des inconnus ont brûlé le principal entrepôt du journal dans le quartier de Kopay. La circulation du titre a été sévèrement affectée. Le 7 septembre, après l'imposition du couvre-feu, des hommes armés se sont présentés devant le journal et menacé les agents de sécurité. Ils ont ordonné qu'Uthayan publie un communiqué de presse appelant les étudiants de Jaffna à annuler leur grève. "Si ce n'est pas fait, nous revenons demain", a affirmé en tamoul un homme, pistolet à la main. Trois jours plus tard, des hommes armés ont pénétré dans le bâtiment du journal en sautant par-dessus un mur. Avertis, les policiers en faction à l'entrée du journal ont interpellé les inconnus. Mais ils ont été libérés sans avoir été inquiétés. Enfin, le 29 avril 2007 au matin, un inconnu circulant à moto a tué Selvarajah Rajivarnam alors qu'il circulait à vélo près du bureau d'Uthayan à Jaffna (nord de l'île). Reporter depuis six mois au quotidien, il couvrait régulièrement les affaires criminelles. Il se rendait dans les commissariats de police et à l'hôpital pour obtenir des informations sur les crimes et disparitions. Il suivait également une formation en journalisme en cours du soir à l'université de Jaffna. Selvarajah Rajivarnam, 24 ans, avait également travaillé pendant trois ans pour le journal Namathu Eelanadu dont le directeur de publication a été tué en août 2006. La brève enquête de police n'a pas abouti. Selon plusieurs personnes interrogées, des membres de l'EPDP pourraient être les auteurs de cet assassinat. Malgré cela, une équipe réduite continue à produire le journal. "Nous étions 120 employés, dont 20 journalistes, avant août 2006. Aujourd'hui, seuls 58 personnes, dont 5 journalistes, bravent la peur", explique le rédacteur en chef M. V. Kaanamylnaatha dans son bureau de Jaffna. Selon ce dernier, quatre journalistes, dont lui, ont été menacés de mort par les paramilitaires. "Malgré la protection de la police, accordée par les autorités après l'attaque de mai 2006, tout le monde sait que les paramilitaires peuvent frapper quand ils veulent. Nous sommes victimes de la terreur", précise l'un de ses adjoints. L'autre titre du même groupe de presse, le quotidien Sudar Oli, publié à Colombo, a été victime de multiples attaques. Alors que la Mission internationale se trouvait au Sri Lanka, son directeur, Nadesapillai Vidyatharan, a été suivi par l'une de ces "camionnettes blanches" utilisées par les escadrons de la mort. En 2005, les locaux avaient été attaqués à la grenade, à deux reprises. L'armée et la presse tamoule en conflit A Jaffna, l'armée est partout. Des camps militaires et des zones interdites au civil occupent une bonne partie des alentours de la ville. Quarante mille soldats, à 99% cingalais, seraient actuellement stationnés dans la région. Il faut une autorisation des forces armées pour quitter ou accéder à la région. Des dizaines de milliers de civils ont dû quitter leur domicile en raison des échanges d'artillerie fréquents entre l'armée et le LTTE. Ces derniers mènent régulièrement des attaques dans les zones urbaines. La presse tamoule peut difficilement couvrir les activités de l'armée. Parfois, des journalistes de Colombo sont invités à visiter les théâtres des opérations militaires. En revanche, les forces de sécurité ne font aucun effort pour informer la presse locale. Il n'y a aucun porte-parole ou officier qui puisse répondre en tamoul aux questions des journalistes. Interrogé par la Mission, un officier des services de renseignements a reconnu qu'aucun Tamoul n'accepterait de devenir le porte-parole de l'armée à Jaffna, ou ailleurs. Ce qui renforce le sentiment des populations, souvent relayé dans la presse, qu'il s'agit d'une armée d'occupation. "Les soldats n'ont aucun respect pour les journalistes tamouls. D'abord parce que l'on ne peut pas communiquer avec eux, mais surtout parce qu'ils nous voient comme des Tigers journalistes", explique un reporter de Jaffna, réfugié à Colombo. Un jeune journaliste du quotidien Valampuri précise : "Nous n'osons plus sortir sur le terrain avec un appareil photo ou un signe nous identifiant comme journaliste." M. Kadirgamathambi, président de l'Association des journalistes du Nord du Sri Lanka, est catégorique : "Depuis l'arrivée au pouvoir de la famille du président Mahinda Rajapaksa, l'hostilité vis-à-vis des journalistes tamouls n'a cessé d'augmenter. A Jaffna, cela s'est traduit par des pressions et des violences incessantes. Vous écrivez un article sur un sujet sensible, et le lendemain, vous avez des problèmes." Au cours des douze derniers mois, des militaires ont plusieurs fois convoqué les responsables des médias de Jaffna pour leur imposer des restrictions éditoriales. Discours du leader du LTTE, grève des étudiants, disparitions forcées, etc... Autant d'informations que l'armée voudrait voir disparaître des journaux et des radios. Ces actes de censure placent la presse tamoule dans une situation intenable. Le LTTE ne supportant pas, lui, que de tels sujets, éléments constitutifs du nationalisme tamoul, ne soient pas traités. Le 24 septembre 2006, le général G. A. Chandrasiri, chef du camp de Palaly, a convoqué un responsable d'Uthayan pour lui ordonner de ne plus publier d'informations hostiles au gouvernement et à l'armée. "Si ce n'est pas le cas, le journal sera fermé. Et surtout cette convocation ne doit pas être divulguée, notamment à Tamilnet. C'est un conseil", aurait déclaré l'officier. Malgré les menaces, Uthayan continue de publier des informations critiques à l'encontre des autorités. Le 11 octobre, les responsables de la presse ont été convoqués par le commandant de la 52e brigade qui leur a demandé de ne plus publier d'informations venant du LTTE. De nouveau, le 6 novembre, des officiers de la 512e division basée à Jaffna ont appelé à leur bureau les directeurs des journaux de Jaffna. Les militaires leur ont conseillé de ne pas publier le discours de Veluppillai Prabhakaran, leader des LTTE, prononcé à l'occasion de la Journée des héros du 27 novembre. Uthayan a fait le choix, malgré les risques, de le publier pratiquement dans son intégralité. Valumpuri n'en a rapporté que des passages. Selon des journalistes de Jaffna, les officiers ont également reproché aux directeurs de publication leurs nombreux articles sur la crise humanitaire dans la péninsule. Les journalistes refusent de se plier aux demandes des militaires de cesser d'écrire que le manque de nourriture et d'essence est notamment dû à l'embargo de l'armée autour de Jaffna. Début mai 2007, des militaires ont fait pression sur la presse de Jaffna pour empêcher la couverture des récentes manifestations d'étudiants après l'enlèvement de quatre d'entre eux. En juin, des soldats ont inspecté les locaux de Yarl Thinakural sans motifs apparents. Après l'entrée en application des lois antiterroristes en décembre 2006, l'autocensure s'est renforcée dans les rédactions de Jaffna. Alors qu'à Colombo, les grands médias, même anglophones, se résignent à l'autocensure sur certains aspects de la guerre, les journalistes de Jaffna doivent faire attention de ne pas publier d'informations détaillées sur les activités du LTTE ou de l'armée. "Malgré tout, ces journaux restent des défenseurs du nationalisme tamoul. Ce sont des médias de résistance", affirme un observateur étranger. "Nous sommes des victimes d'un gouvernement qui veut en finir par la force avec le nationalisme tamoul. Je ne vois rien de choquant à défendre le droit des Tamouls à l'autodétermination", explique un responsable d'Uthayan. Pour informer la population, notamment des horaires de couvre-feu, l'armée a mis en place la radio Yal FM, diffusée depuis le camp militaire de Palaly. "Pour les civils, certaines informations pratiques sont utiles. En revanche, il est inacceptable que la radio nationale SLBC accorde deux heures de programme à la milice EPDP", affirme un responsable de l'Association des journalistes du Nord du Sri Lanka. En effet, l'émission "Ithaya Weenai", produite à Colombo par des journalistes proches de l'EPDP, est diffusée de 18h30 à 20h30 par la SLBC. "Une horrible propagande qui nous insulte tous", affirme un journaliste. L'armée complice Selon plusieurs rapports indépendants, notamment celui de l'International Crisis Group, les "escadrons de la mort" qui ont frappé la presse seraient des équipes "hybrides" composées de membres des services de renseignements de l'armée et de miliciens tamouls, principalement issus des rangs de l'EPDP et de la faction Karuna, dissidente du LTTE. Ces miliciens intégrés à l'armée ont, depuis des années, une large part de responsabilité dans la dégradation des conditions de travail des journalistes. La majorité des attaques sont survenues dans des zones de haute sécurité où la police et l'armée sont massivement présentes, et parfois pendant le couvre-feu. Il semble que l'armée laisse les paramilitaires tamouls, et tout particulièrement l'EPDP, accomplir certaines basses besognes. Parti et milice créé en 1987, l'EPDP jouit de la protection de l'armée et du gouvernement. Son leader, Douglas Devananda, a été nommé ministre des Affaires sociales. Bête noire du LTTE, qui a tenté de l'assassiner au moins dix fois, Douglas Devananda se veut le défenseur des Tamouls contre l'autoritarisme du LTTE. Mais comme Reporters sans frontières l'avait démontré dans un précédent rapport, des membres de l'EPDP de Jaffna sont impliqués dans l'assassinat du journaliste Mylvaganam Nimalarajan. De forts soupçons pèsent sur cette milice concernant les récentes attaques contre Uthayan. La Mission internationale a pu confirmer la présence de miliciens tamouls au sein des patrouilles militaires à Jaffna. La plupart du temps, ils servent de traducteurs et de guides, mais ils participent également aux opérations et aux exactions contre les civils. "Tant qu'il régnera une impunité absolue dans les affaires d'assassinats de journalistes, il ne pourra y avoir de confiance entre l'armée et la presse tamoule. Le gouvernement peut dire ce qu'il veut, rien n'y fera. Il est complice", explique un député tamoul, élu de la région de Jaffna. Un journaliste disparu Des militaires auraient participé, le 15 février 2007, à l'arrestation du journaliste Subramaniam Ramachandran au nord de Jaffna. Avant d'être enlevé dans la région de Vadamaradchi, Subramaniam Ramachandran, correspondant du quotidien Yarl Thinakural, avait publié une enquête sur un trafic illégal de sable impliquant un homme d'affaires et des militaires. Dans ses articles, il donnait des détails, tels que les plaques d'immatriculation de véhicules impliqués et les connexions de cet homme d'affaires avec certains militaires. Peu de temps après, un juge a été saisi de l'affaire et a fait confisquer un véhicule. Parallèlement, des membres du LTTE ont brûlé un autre véhicule utilisé par les trafiquants, provoquant la colère de l'homme d'affaires et des militaires impliqués. Dans le passé, le journaliste semble avoir été menacé par le LTTE pour avoir entretenu de bonnes relations avec des membres des forces de sécurité. En novembre 2006, par exemple, il aurait fait l'objet d'une enquête des services secrets des Tigres tamouls après avoir pris des photos d'un rassemblement en l'honneur de leur chef, Velupillai Prabhakaran. Selon des proches, au moment de l'enlèvement, il n'était plus menacé par le LTTE. Le 15 février, vers 18 heures, il est sorti de l'école qu'il dirige à Karaveddy, en compagnie d'un ami. Arrivés à proximité du camp militaire Kalikai Junction, des soldats leur ont intimé l'ordre de s'arrêter. Son ami a été prié de partir, tandis que le journaliste a dû rester dans le camp. Selon des témoins, une heure plus tard, un véhicule transportant un membre des services des renseignements militaires, deux militants de l'EPDP et un informateur de l'armée est arrivé. Ils sont repartis quelques minutes plus tard, en compagnie du journaliste. Depuis, sa famille est sans nouvelles de lui. Le bureau de Jaffna de la Commission des droits de l'homme a traité ce dossier. Les autorités militaires ont été dûment saisies, notamment le commandant en chef de la région de Jaffna. Mais comme l'affirme l'avocat Mudiyapu Remedias, dans ce genre d'affaires, "tout le monde a peur d'aller contre l'armée qui a réfuté son implication". Les menaces du LTTE Les pressions exercées par le LTTE, toujours présent dans la région, sont plus subtiles mais tout aussi efficaces. Le mouvement séparatiste accepte peu la critique et n'a jamais hésité à s'en prendre aux voix dissidentes dans la communauté tamoule. La presse ne fait pas exception. Les journalistes proches de l'EPDP sont régulièrement visés. Deux d'entre eux ont été assassinés au cours des quatre dernières années. Le responsable d'une rédaction tamoule précise : "Nous savons que les réactions du LTTE peuvent aussi être préjudiciables à nos équipes, alors nous faisons attention. Chaque mot compte quand on parle du LTTE et de l'armée. Et bien sûr, nous ne qualifions jamais les Tigres de terroristes." A Jaffna, la mission n'a été informée d'aucun cas d'attaques directes de la part du LTTE. Mais plusieurs journalistes réfugiés hors de la ville ont expliqué que les "instructions" des Tigres, notamment sur les sujets à couvrir, peuvent difficilement être ignorées. Les services de renseignements du LTTE sont très présents et bien informés. Ils convoquent régulièrement des journalistes tamouls pour leur demander ou leur communiquer des informations. La station Voice of Tigers peut toujours être captée dans la région de Jaffna. Qualifiée de "radio de propagande" par plusieurs personnalités et journalistes, cette station est moins populaire qu'auparavant. "Les gens ont peur de l'écouter", affirme l'évêque de Jaffna. Le silence, l'exil ou la mort La terreur qui règne à Jaffna a conduit un grand nombre de journalistes à abandonner le métier. D'autres continuent, mais dans la plus grande discrétion. Les correspondants de médias nationaux et étrangers refusent d'être identifiés de la sorte. La profession se souvient du sort de Mylvaganam Nimalarajan, correspondant du service en cingalais de la BBC World Service et fixeur de reporters étrangers, assassiné chez lui une nuit d'octobre 2000, par des membres de l'EPDP. Une vingtaine de journalistes de Jaffna ont également choisi de s'enfuir de la région ou même du pays après avoir reçu des menaces des paramilitaires ou des forces de sécurité. Le harcèlement du LTTE a également conduit quelques reporters à quitter la région. On les retrouve réfugiés en Suisse, en France, en Grande-Bretagne, en Inde ou aux Etats-Unis. Pendant le déroulement de la Mission internationale, Jeyan Vincent, correspondant de l'agence Associated Press, a reçu un SMS intitulé "Last Warning" provenant d'un téléphone satellitaire. Signé par le Makkal Padai (People's Force) qui a revendiqué plusieurs assassinats au nom du LTTE, le message prévenait le jeune journaliste qu'il serait tué à n'importe quel moment. Quelques heures plus tard, l'auteur des menaces a appelé le journaliste. Grâce à l'aide de sa rédaction, il a été autorisé par l'armée à quitter Jaffna le lendemain matin pour se réfugier à Colombo. "Je ne sais pas qui est derrière ces menaces. Cela peut être n'importe qui. Ma couverture de la situation militaire et humanitaire dans la région n'arrange personne", a confié le reporter à la Mission internationale. Une guerre de propagande Le conflit du Sri Lanka est couvert de manière très partielle et partiale par de nombreux médias sri lankais et étrangers. Ce grave déficit d'informations, accompagné d'un manque d'objectivité, est en partie lié aux conditions de travail extrêmement difficiles des journalistes. Le manque d'intérêt des médias en anglais et en cingalais pour le sort des populations tamoules peut également expliquer cette situation. "En temps de guerre, je pensais que la presse nationale et internationale ferait preuve de plus de courage. Mais trop souvent, les journalistes qui viennent à Jaffna ne s'intéressent pas aux sources indépendantes. Et cela rend plus facile le travail de l'armée qui souhaite masquer la réalité", explique l'évêque de Jaffna, le révérend Thomas Soundaranayagam, avant de lancer un appel : "La presse doit venir plus souvent dans le Nord et interroger les civils et les personnalités indépendantes." A Jaffna, les correspondants des médias nationaux et internationaux sont rares. "Quand j'ai une information, j'envoie un SMS à ma rédaction qui s'occupe de rédiger l'article. C'est trop risqué de collecter les informations depuis Jaffna", a expliqué le correspondant d'un quotidien national. Le fait que les médias et les observateurs étrangers soient tenus à l'écart des théâtres d'opérations permet aux belligérants de se livrer à une bataille de chiffres absolument aberrante. Ainsi, quand l'armée déloge le LTTE de la région de Thoppigala dans l'Est, le gouvernement annonce que près de 450 rebelles et 20 soldats ont été tués. De son côté, le LTTE affirme que 60 de ses membres et au moins 150 soldats sont morts. "Si on additionne tous les chiffres officiels des pertes infligées par l'armée au LTTE depuis début de la guerre, on se demande comment il peut encore y avoir des Tamouls dans ce pays", ironise un journaliste étranger. De son côté, un reporter de Jaffna relativise : "Des deux côtés, les pertes sont importantes, mais aucun camp ne veut le reconnaître. Il ne faut pas démoraliser les civils." Recommandations La Mission internationale demande au gouvernement sri lankais : - De mener des enquêtes sérieuses et transparentes sur les meurtres des professionnels des médias à Jaffna, en créant notamment une Task Force spécialisée. - D'accorder une attention particulière à la sécurité des professionnels des médias dans les zones touchées par le conflit, en formant notamment les militaires au respect des Conventions de Genève qui protègent les civils. - De faciliter la présence au Sri Lanka d'une mission des Nations unies qui aurait en charge la protection des droits de l'homme. - De mettre fin au dénigrement public des médias et des journalistes, notamment de la part de ministres. Dans le contexte actuel, ces menaces peuvent mettre en péril la vie des journalistes ciblés par ces attaques verbales. - D'amender les lois d'urgence et celles qui ne respectent pas les standards internationaux sur la liberté d'expression. La Mission demande à toutes les parties au conflit : - De cesser toute agression, menace ou harcèlement envers les professionnels des médias, dans la mesure où ces violations s'opposent à la résolution 1738 du Conseil de sécurité des Nations unies sur la protection des journalistes dans les conflits armés. - De cesser les pratiques qui visent à restreindre la liberté éditoriale.
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Updated on 20.01.2016