Lettre ouverte à Gary Lissade, Ministre de la Justice

Monsieur Gary Lissade
Ministre de la Justice
Port-au-Prince
République de Haïti
Paris, le 16 août 2001 Monsieur le Ministre, Lors de notre mission relative à l'assassinat du journaliste Jean Dominique, et à l'occasion de notre rencontre à Port-au-Prince, vous nous aviez déclaré être "disposé de la façon la plus radicale à voir aboutir l'enquête" sur cet assassinat. Quatre mois plus tard, Reporters sans frontières est troublée par la façon dont vous traitez ce dossier. Le 10 août dernier, vous avez décidé de renvoyer devant le Sénat une décision du juge des référés, M. Emmanuel Jean-Philippe. Mettant en cause l'impartialité du juge Gassant dans la conduite de l'enquête sur l'assassinat de Jean Dominique, M. Jean-Philippe exigeait de "surseoir à l'exécution" de la requête du juge d'instruction qui demandait la levée de l'immunité parlementaire de M. Toussaint, et de "toute décision (de M. Gassant) relative à cette affaire". Votre décision de renvoyer cette décision devant le Sénat est difficilement compréhensible au regard du principe de la séparation des pouvoirs. Reporters sans frontières s'interroge sur la compétence du juge des référés au civil à se prononcer sur une requête d'un juge d'instruction, c'est-à-dire sur une affaire pénale. Quoi qu'il en soit, le simple fait que le juge des référés ait été saisi par les avocats de M. Toussaint sur la base d'interrogatoires illégaux aurait dû vous conduire à déclarer irrecevable la décision de M. Jean-Philippe. En effet, le recours présenté par les avocats de M. Toussaint auprès du juge des référés repose sur les interrogatoires, menés par le juge de paix Jean Gabriel Ambroise, de plusieurs personnes détenues dans le cadre de cette affaire. Considérant ces interrogatoires comme illégaux, vous aviez vous-même sanctionné le juge Ambroise au mois de juillet dernier. Alors que cinq des six recours présentés devant différentes juridictions par les avocats de M. Toussaint reposent sur ces témoignages, Reporters sans frontières considère que votre refus de vous prononcer sur la décision du juge des référés ne peut qu'encourager la "guerre des procédures" lancée par la défense de M. Toussaint pour ralentir le cours de la justice et discréditer M. Gassant. De plus, après avoir tenté de faire pression sur le juge par des moyens illégaux, la défense de M. Toussaint demande maintenant l'établissement d'une justice d'exception pour son client. Le 8 août dernier, les avocats du sénateur vous ont demandé que Philippe Markington, incarcéré dans le cadre de cette affaire, soit entendu par une commission spéciale. Selon ses avocats, le détenu a indiqué dans une lettre adressée à M. Toussaint que Claudy Gassant avait fait pression sur lui pour qu'il accuse des personnalités importantes du pays. Reporters sans frontières vous demande d'écarter sans ambiguïté cette demande et de renouveler publiquement votre confiance au juge Gassant. Alors que, d'après plusieurs observateurs, vous auriez vous-même été l'avocat de M. Toussaint avant d'occuper la fonction de ministre de la Justice, une décision contraire de votre part pourrait jeter un doute sur votre impartialité dans cette affaire. Enfin, Reporters sans frontières vous exprime sa vive préoccupation après les nouvelles révélations sur l'existence d'un plan présumé pour tuer le juge Claudy Gassant. Selon des informations diffusées le 11 août 2001 par la station Radio Haïti Inter, trois anciens militaires se seraient réunis le 8 août dernier dans le but de planifier l'assassinat du juge Claudy Gassant. D'après la station, qui n'a pas révélé les noms des trois protagonistes, l'assassinat aurait pour finalité de stopper la procédure de levée de l'immunité parlementaire de M. Toussaint. Le 12 juin dernier, dans une lettre restée sans réponse à ce jour, nous vous avions déjà alerté sur un plan supposé pour assassiner le juge, également suite à des révélations de Radio Haïti Inter. Nous vous demandons instamment qu'une enquête soit ouverte sur ces dernières menaces. Seules des investigations approfondies pour identifier et sanctionner les responsables peuvent prévenir toute tentative d'assassinat. Nous vous rappelons qu'à plusieurs reprises, le juge Gassant a été l'objet de menaces ou d'actes d'intimidations, provenant aussi bien d'anonymes que de fonctionnaires ou de personnalités politiques. Il est le deuxième juge d'instruction en charge de l'enquête sur l'assassinat de Jean Dominique. Son prédécesseur, Jean-Sénat Fleury, avait préféré abandonner le dossier après avoir subi des pressions. Reporters sans frontières souhaite également être tenue informée des développements de cette enquête. Lors de notre présence en Haïti au mois de mars dernier, vous nous aviez confié que votre "plus grand espoir" était que "la justice soit rendue" dans cette affaire. Notre organisation pense que le moment est venu de montrer qu'il ne s'agissait pas de paroles de circonstance et attend de votre part des actes clairs sur les points soulevés dans cette lettre. Dans l'attente d'une réponse de votre part, je vous prie d'accepter, Monsieur le Ministre, l'expression de ma haute considération et de croire dans notre vif intérêt à poursuivre le dialogue engagé avec vous à Port-au-Prince. Robert Ménard
Secrétaire général
Publié le
Updated on 20.01.2016