La liberté d’expression sur Internet et les nouveaux médias : des efforts en politique extérieure, des failles à l’intérieur

Depuis l’élection de Barack Obama le 4 novembre 2008, le gouvernement américain a réitéré à plusieurs reprises son engagement envers la liberté d’expression en ligne. Le 21 janvier 2010, à Washington DC, la secrétaire d’État Hillary Clinton a affirmé très clairement le soutien des États-Unis à la liberté d’expression et d’opinion sur Internet. Appelant les entreprises américaines à se dresser contre la censure du Net, Hillary Clinton a soutenu que le Web devait être une des pierres angulaires de la diplomatie américaine. Dans un climat de dégradation générale de la liberté de circulation de l’information en ligne, la secrétaire d’État américaine a rappelé que les États-Unis sont le “berceau” d’Internet et ont la “responsabilité” de préserver cet “outil de développement économique et social”. Internet a permis de créer des “nouveaux espaces d’échanges d’idées” et “l’avancée de la démocratie”. Et d’ajouter : “Les États-Unis soutiennent un seul Internet, accessible à tous.” Les États-Unis ont, depuis, développé de nombreux outils favorables à la liberté d’expression en ligne comme le “shadow Internet” (ou Internet fantôme), des systèmes de téléphonie mobile parallèles permettant d’échapper à la censure... Le pays a prévu d’investir 70 millions de dollars dans ce type de projets en 2011. Toutefois, si le gouvernement américain a défendu les blogueurs iraniens, les activistes chinois ou les net-citoyens du printemps arabes, il a été à l’origine d’initiatives dommageables à la liberté d’expression, ou a montré une attitude hostile à des activités en ligne. Reporters sans frontières a recensé plusieurs cas qui présentent des entorses à l’engagement américain pour les libertés fondamentales sur le Web. WikiLeaks, cible des autorités américaines, et les exactions à la liberté d’expression WikiLeaks et la libre circulation de l’information La divulgation des câbles a suscité, entre autres, de nombreuses entorses à la liberté d’expression en ligne aux États-Unis, sous l’impulsion du gouvernement fédéral. WikiLeaks a annoncé, le 24 octobre 2011, la suspension de ses publications par manque de moyens financiers, suite au refus de Visa et Mastercard d’accepter les donations à l’intention de WikiLeaks, constituant une forme de censure économique. Le 3 décembre 2010, le gouvernement américain a ordonné à ses différentes entités de faire en sorte que les employés ne puissent plus avoir accès à WikiLeaks depuis leurs ordinateurs professionnels sans autorisation spéciale. Ce qui a été mis en place par la bibliothèque du Congrès et le Département d’Etat quelques heures plus tard. En plus de WikiLeaks, l’aviation américaine (Air Force) a également pris ses dispositions pour bannir l’accès aux sites des cinq quotidiens qui ont directement collaboré avec WikiLeaks - The New York Times, The Guardian, Le Monde, Der Spiegel et El Pais - ainsi qu’à ceux d’une vingtaine d’autres médias ou blogs relayant les câbles. La libre circulation des informations sur WikiLeaks est également remise en cause sur les blogs. Depuis septembre 2011, Peter Van Buren, employé au Département d’État pendant vingt-trois ans, est accusé d’avoir divulgué des informations classifiées pour avoir publié sur son blog un lien vers un câble WikiLeaks de 2009 sur la vente de pièces détachées d’armes américaines à l’armée de Kadhafi. Il fait actuellement l’objet d’une enquête du Département d'État et a été suspendu le 24 octobre 2011 dans l’attente d’une décision définitive. Ses supérieurs lui reprochent également la publication de son témoignage de la guerre en Irak, dans un livre intitulé "We Meant Well - How I Helped Lose the Battle for Hearts and Minds of the Iraqi People", (“Nos intentions étaient bonnes - Comment j’ai participé à la défaite de la lutte pour les cœurs et les esprits du peuple irakien”) sans l’autorisation préalable du Département d’État. Les intolérables conditions de détention du net-citoyen Bradley Manning Bradley Manning, soldat de l’armée américaine soupçonné d’être l’une des sources de WikiLeaks, a été arrêté en juin 2010. Accusé de “trahison” et “violation de secret défense”, il risque la prison à vie. Il est soupçonné d’avoir fourni les câbles diplomatiques publiés à partir de novembre 2010, dont la vidéo d’une attaque de l’US Air Force à Bagdad au cours de laquelle deux employés de l’agence Reuters avaient trouvé la mort en 2007. Après avoir passé deux mois dans une prison militaire au Koweït, il a été transféré à Quantico, en Virginie, où il est resté huit mois dans un isolement carcéral maximal. Depuis avril 2011, le soldat américain est détenu à Fort Leavenworth dans le Kansas. Alors qu’il était encore à Quantico, le journaliste David House et l’éditorialiste et juriste Glenn Greenwald (Salon.com) avaient dénoncé ses conditions de détention comme étant “inhumaines” et “cruelles”. Confiné à l’isolement 23 heures sur 24 dans une cellule d’environ 1.80 mètres sur 3.60 mètres, Bradley Manning aurait été privé de tout contact avec le monde extérieur - interdiction de discuter avec d’autres détenus, aucun accès aux médias et aux informations - et soumis à une vigilance oppressante - lumière allumée même la nuit, fouille à nu tous les soirs, visites surveillées. Son avocat a publié le récit d’une journée type de son client sur son blog. David House a noté une détérioration de la condition physique et mentale du détenu au fil de ses visites. Un rapport de mars 2010 de Human Rights Watch affirme que l’ isolement est « aussi pénible cliniquement que la torture ». Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture, Juan Mendez, a dénoncé les conditions de détention “inacceptables” de Bradley Manning en octobre 2011, après qu’une réunion confidentielle avec le détenu lui ait été refusée. Reporters sans frontières a écrit à Bradley Manning en septembre 2011 pour demander à le rencontrer (les visites ne pouvant avoir lieu qu’à l’initiative du prisonnier). L'organisation est toujours dans l'attente d'une réponse. Le sort de Bradley Manning mobilise les internautes. Un comité de soutien a été créé. Sur son site, il est possible de faire un don pour financer sa défense. Une pétition est également en ligne. La page Facebook (avec plus de 29 000 membres) et la page Twitter tentent aussi de mobiliser l’opinion publique sur le sort du jeune soldat. La traque des collaborateurs de Wikileaks Une autre atteinte concerne la protection des données personnelles. Le 11 mars 2011, la juge fédérale de Virginie a ordonné à Twitter de fournir au gouvernement américain les données personnelles d’internautes suspectés de travailler avec WikiLeaks. Le 4 janvier et le 15 avril 2011, le gouvernement américain a également enjoint par décret les fournisseurs d’accès Google Inc. et Sonic.net Inc. à fournir les adresses IP et adresses électroniques de tous les contacts de Jacob Appelbaum, un porte-parole de WikiLeaks, depuis le 1er novembre 2009. Ces procédures sont permises par l’Electronic Communications Privacy Act (ECPA), une loi promulguée en 1986, quand les données étaient stockées sur ordinateur et non Internet, et qui semble donc caduque. Le texte prévoit que le gouvernement peut obtenir des données personnelles d’utilisateurs (messages électroniques, adresse IP, informations de géolocalisation), et ce sans mandat de perquisition ni preuve qu’un délit a été commis, mais avec un simple décret, souvent scellé. L’Electronic Communications Privacy Act représente une véritable entorse aux garanties de confidentialité que tout internaute a le droit de revendiquer. En l’occurrence, le dispositif tel qu’utilisé contre WikiLeaks et l’un de ses représentants tient de la procédure d’exception, au mépris des droits fondamentaux dont doit bénéficier toute personne mise en cause dans une enquête. Des projets législatifs liberticides aux conséquences mondiales Un leadership dans l’ACTA : une vision américaine à l’échelle internationale En juin 2006, les États-Unis ont initié le projet ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement) en proposant un “accord sur la propriété intellectuelle (...) dont l’objectif serait de fixer un étalon or pour la protection de la propriété intellectuelle auprès d’un petit nombre de pays (...) que les autres pays pourraient rejoindre”. Dans la vision américaine, l’ACTA était supposé créer des normes sur lesquelles les autres pays, non signataires, devraient s’aligner pour continuer à avoir des relations commerciales avec les signataires du traité. Plusieurs points de ce texte remettent en cause les engagements des États-Unis en matière de protection des internautes, de leurs sécurité et de leur identité. Le droit octroyé aux autorités compétentes à demander aux fournisseurs d’accès Internet l’identité de leurs abonnés en cas de violation des droits de propriété intellectuelle pourrait conduire à des dérives sécuritaires (remise en cause de l’anonymat en ligne, fichage des dissidents...). L’obligation de sanctionner pénalement la suppression des métadonnées et le contournement des DRM (Digital Right Management), rend, de fait, les moyens de contournement de la censure ou d’anonymisation illégaux. Ces mesures mettraient à mal la liberté d’expression en ligne pour de nombreux pays. Le 1er octobre dernier, malgré les appels réitérés de nombreuses organisations de défense de la liberté d’expression, les États-Unis ont signé l’ACTA, avec l’Australie, le Canada, la Corée du Sud, le Japon, le Maroc, la Nouvelle-Zélande et Singapour. Le protect IP Act : une répression mondiale? Le protect IP Act, introduit en mai 2011 au Sénat par Patrick Leahy, prévoit la possibilité d'obtenir l’ordonnance d'un tribunal pour que les sites Internet jugés illégaux n’apparaissent plus dans les résultats des moteurs de recherche, même s'ils ne sont pas hébergés aux Etats-Unis (v. le texte). Les moteurs de recherche, les processeurs de paiement en ligne, les annonceurs publicitaires et les serveurs DNS (Domain Name System) ne pourront également plus collaborer avec ces sites. Cette nouvelle mesure est particulièrement répressive car la justice ne se contente plus de faire supprimer un contenu illégal spécifique, mais fait disparaître un site entier. Interviewé par Reporters sans frontières, James Losey, de New America Foundation, a déclaré qu'en rendant le filtrage DNS légal, le Protect IP Act pourrait encourager d’autres pays à suivre cette voie. Il rappelle également l’inefficacité du procédé, affirmant que bloquer le domaine d’un site ne bloque pas le site lui-même. “Stop Online Piracy Act” Le 26 octobre 2011, Lamar Smith a également proposé le “Stop Online Piracy Act” (H.R. 3261, ou E-PARASTE Act.) à la Chambre des députés. Dans la lignée du “Protect IP Act”, ce texte qui protège le droit d’auteur permet aux ayants-droits d’exiger le retrait d’un contenu publié en ligne, sans passer par un juge, au motif de la violation du droit de propriété intellectuelle. Si le site conteste le retrait, l’ayant-droit pourra alors saisir un juge pour obtenir gain de cause. Ce modèle de “notice and take down” a déjà souvent été critiqué par Reporters sans frontières. La commission des lois de la Chambre des représentants examinera le texte le 16 novembre prochain. Reporters sans frontières demande aux États-Unis de renoncer à ce projet, clairement liberticide. L’organisation dénonce un renversement de la logique judiciaire par lequel le juge intervient après retrait du contenu. Cette loi permettrait à des acteurs privés d'obtenir sans contrôle d'un juge indépendant le filtrage du Net et de décider quel contenu peut être, ou non, accessible. Les ayants-droits pourraient devenir de véritables dictateurs du web. Les sites visés pourront également voir leurs moyens de paiement en ligne bloqués par les services bancaires, ce qui légalise a posteriori, le boycott de WikiLeaks par les institutions bancaires. Les ayants-droits pourront demander l’annulation des annonces publicitaires sur les réseaux sociaux et les moteurs de recherches. Sur demande, les sites incriminés ne pourront plus apparaître dans les résultats des moteurs de recherche. Le texte affirme enfin que toute personne mettant au point un outil de contournement de la censure pourra être poursuivie en justice, une mesure qui présente un précédent dangereux pour les net-citoyens qui, en butte à des régimes répressifs, n’ont d’autre choix que d’utiliser des proxies pour s’exprimer. L’ordre public contre la liberté d’expression Les téléphones portables coupés pour éviter les manifestations En août dernier, les responsables du métro de San Fransisco ont décidé de couper l’électricité des tours de téléphone cellulaire autour de quatre stations, pendant trois heures, afin empêcher toute communication par téléphone portable et d’éviter l’organisation d’une “manifestation Flash” en protestation contre la mort d’un passager de 45 ans, Charles Blair Hill, tué de trois balles par deux agents de la Police privée du Bay Area Rapid Transit (BART), la compagnie qui contrôle une grande partie des transports en commun de San Francisco. Le droit à la caricature remis en question En août 2011, un net-citoyen ayant publié une vidéo satirique sur la police de Renton, dans l’état Washington, sous le pseudonyme Mr. Fiddlesticks, a été accusé de “cyber-harcèlement”. Les policiers auraient cherché sa véritable identité afin de le poursuivre en justice. Il risquerait une peine de prison. Reporters sans frontières rappelle le droit essentiel à la parodie et à l’anonymat en ligne. Occupy Wall Street: censure en coopération avec les entreprises? Le site ThinkProgress a révélé que Yahoo ! aurait censuré les emails de ses utilisateurs contenant l’expression “occupation de Wall Street”. Lorsque les internautes tentaient d’envoyer leur message, ils recevaient la notification suivante : “Votre message n’a pas pu être envoyé pour cause d’activité suspecte détectée sur le compte”. Plusieurs réseaux sociaux ont également été soupçonnés de collaborer à la censure de ces manifestations. Yahoo ! a affirmé que ce blocage n’était pas intentionnel, mais que les messages avaient été filtrés dans les spams. Reporters sans frontières s’inquiète de ce que la couverture d’événements sur le sol américain soit entravée par une éventuelle coopération entre le gouvernement les entreprises. La neutralité du net : des garanties insuffisantes Récemment, la Federal Communications Commission (FCC) a adopté un ensemble de règles visant à protéger la neutralité du net. Néanmoins, plusieurs points restent problématiques : les FAI conservent le droit d’augmenter le débit de certaines sociétés ayant besoin de plus de bande passante pour diffuser de lourds contenus, le blocage des sites illégaux et des protocoles peer-to-peer reste possible, et seules les connexions fixes sont concernées par les mesures interdisant la discrimination dans la transmission de contenus, excluant de fait l’offre mobile. L’organisation Free Press a porté plainte contre ces mesures. Reporters sans frontières rappelle son opposition par principe à tout filtrage, ainsi que la nécessité de la non discrimination entre particuliers et entreprises concernant l’accès au réseau. L’organisation demande également à ce que la neutralité du Net s’applique aux connexions sans fils, de plus en plus prisées des internautes, notamment depuis l’explosion des ventes de tablettes. Une réflexion sur les enjeux de l’informatique et de l’information La stratégie nationale pour des identités en confiance dans le cyberespace (National Strategy for Trusted Identities in Cyberspace, NSTIC) En avril 2011, le secrétariat de commerce américain a révélé sa stratégie nationale pour les identités en confiance dans le cyberespace. Le gouvernement américain a proposé que chaque internaute puisse avoir un unique identifiant sécurisé pour l’ensemble de ses activités sur Internet. Pourtant, l’utilisation d’un unique mot de passe pour les différentes activités sur le web risquerait de compromettre la sécurité des données de l’utilisateur, en cas de vol du mot de passe, de piratage, ou de coopération entre l’entreprise gérant la base de données et d’autres organismes. Une stratégie nationale dangereuse, alors que le nombre “hacks” de boîtes mails ou de pages Facebook est en augmentation constante. Les cyber-guerres : nouvelle arme du gouvernement américain? L’informatique et l’information sont au centre de la stratégie américaine. Les États-Unis auraient par exemple envisagé de lancer une cyber-attaque contre les moyens de communication et les radars du régime de Kadhafi, pour réduire les risques pour les avions de l'Otan lors des bombardements en Libye. Plusieurs questions sont actuellement soulevées, parmi lesquelles la légitimité du président américain à pouvoir déclencher une cyber-attaque sans en informer au préalable le Congrès. Une réelle réflexion sur les enjeux, les buts et utilisations de ces nouveaux outils est en cours dans le pays.
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Mise à jour le 20.01.2016